9 – Apesanteur

Nous sommes à nouveau dans la tour. Au-delà du grand hall, derrière la station de métro, un large couloir s’enfonce jusqu’au centre de l’édifice. De part et d’autre s’étendent d’immenses hangars pleins de machines et d’engins aux formes parfois surprenantes. De nombreux robots et humains (toutes espèces confondues) s’activent à leur entretien. Nielle m’apprend qu’il s’agit des machines destinées à la maintenance de la tour et des terrains alentour.

Le centre de la tour ressemble un peu aux étages inférieurs. Seuls trois couloirs débouchent sur la salle circulaire. Les six stations de métro entourent le pilier central. Celui-ci a le même diamètre qu’au niveau du centre commercial. Il présente toutefois une différence fondamentale par rapport aux autres piliers: celui-ci a l’air d’abriter également un métro, bien que d’un modèle différent.

– Nielle, je pensais que les cylindres centraux étaient les piliers qui soutiennent la tour. Mais si ce sont également des ascenseurs, comment ces tours peuvent-elles résister aux forces titanesques auxquelles elles sont soumises?

– Ta première impression était la bonne. Il s’agit bien de piliers, sauf pour celui-ci. Les forces de flexion s’appliquent essentiellement sur la périphérie de la tour. Au centre, les efforts sont quasi nuls. Tu peux comparer ces tours à des tiges de bambou. Donc, comme le pilier est inutile, son emplacement est utilisé par le métro express.

– Express?

– Oui. Il permet de rejoindre le sommet de la tour en moins d’une centaine de secondes.

– Quoi? Juste une minute et demie pour monter tout là-haut? Mais l’accélération doit être effroyable!

– A peine 2G pendant une vingtaine de secondes. Puis la cabine continue sur sa lancée pour s’arrêter d’elle-même à la périphérie du cylindre central. Viens, tu verras par toi-même.

– Mais, on ne descend pas vers la surface extérieure?

– Pas depuis cette tour-ci. Le plongeoir se trouve à la base d’une tour située de l’autre côté de la station. Ce serait plus rapide en prenant un train, mais je suis sûre que tu trouveras plus intéressant de passer par le cylindre central. L’anneau terrestre effectue une rotation en à peine plus de 600 secondes. On peut ainsi atteindre n’importe quelle position angulaire en moins de mille secondes. Mais il faut y aller maintenant, sinon nous devrons attendre la rame suivante, dans un demi tour.

Le métro express est une ligne très fréquentée. Une foule compacte va et vient entre celui-ci et les six métros latéraux. Nous rejoignons un attroupement qui s’est formé devant la porte d’accès pour l’instant fermée. L’attente n’est pas longue. La porte s’ouvre sur une salle pouvant contenir une centaine de personnes. Le souvenir d’un parc d’attractions en Floride effleure ma conscience.

Une nouvelle attente de quelques minutes.

Une autre porte s’ouvre. Nous entrons dans la rame. Celle-ci ressemble à une boîte à fromage de dix mètres de diamètre. Elle contient plusieurs rangées de sièges inclinés en arrière. Il y a en a plusieurs modèles adaptés à l’anatomie des différentes espèces de primates constituant la société humaine. Nielle me désigne un siège. Je m’y allonge tandis que Maïté se précipite vers l’autre côté de la rame où d’autres bonobos sont également en train de s’installer.

Nielle me montre comment poser correctement mes bras sur les accoudoirs.

– Mets tes bras comme ça, sinon tu pourrais t’accrocher aux arceaux de protection.

En effet, quelques secondes plus tard, un signal sonore retentit suivi presque immédiatement par l’apparition d’arceaux capitonnés limitant sérieusement mes mouvements.

Puis, après un autre signal sonore, je me sens soudain écrasé dans mon siège. L’accélération persiste durant une vingtaine de secondes. Encore un avertissement sonore et voilà que je ne pèse presque plus rien. Mais étrangement, la gravité résiduelle est dirigée sur le côté. Les sièges basculent pour compenser cet effet.

J’essaie de me tourner vers Nielle. Je dois faire une drôle de tête, car elle se met à rire.

– C’est dû à quoi, cette accélération latérale?

– La force de Coriolis, ou un truc comme ça. Ne t’inquiète pas, ça ne va pas durer. Dès que nous aurons atteint le cylindre central, dans quelques secondes, nous allons basculer de 90 degrés, puis subir un long freinage de 1G pour annuler notre vitesse tangentielle. Ensuite, nous serons en apesanteur pour quitter le métro.

Dès la rotation terminée, les arceaux de sécurités se rétractent. Les passagers se lèvent et se dirigent rapidement vers les sorties. Nielle m’agrippe le bras.

– Viens! Il ne faut pas traîner ici. A moins que tu n’aies envie de te retrouver au plafond.

Au plafond? Je ne comprends pas. Mais elle paraît sérieuse et déjà nous sommes les derniers dans la rame. Je la suis sans demander de précisions. La porte se referme derrière nous.

– Ouf, juste à temps.

Je veux lui demander la raison de cette précipitation, quand soudain, je m’envole. En fait, tout le monde s’envole. A la différence des autres voyageurs, je suis complètement désemparé. Le moindre de mes mouvements m’entraîne dans une rotation incontrôlée. Je bouscule mes voisins, provoquant leur légitime réprobation.

– Hé, le clown rose, si tu ne sais pas nager, va te faire voir au plafond.

Quelques rires gênés soutiennent cette invective.

Nielle saisit mon bras et, d’un bond, nous propulse vers la paroi qui, quelques instants plus tôt, servait encore de plafond. Un grillage la recouvre, permettant aux maladroits comme moi de s’y agripper, et ainsi, de progresser sans causer de désagréments aux autres usagers.

Maïté et quelques chimpanzés et bonobos batifolent autour de nous. Je suis tant bien que mal Nielle le long du couloir. Quelques rires moqueurs s’échappent de la foule.

– Laisse-les causer! Ils n’en menaient pas large non plus lors de leurs premières expériences avec l’apesanteur. Tu verras, tu t’y habitueras rapidement.

Tiens, il y a comme un courant d’air. On dirait même que la progression des « nageurs » en est accélérée.

– Nielle, c’est normal, ce courant d’air?

– Oui. Et il va aller en s’intensifiant. On va laisser les autres prendre de l’avance, puis nous nous laisserons également emporter par le courant. Celui-ci nous poussera au centre d’un tube où l’air se déplace à plusieurs fois la vitesse du son.

– Quoi? Je ne suis pas un spécialiste en aérodynamique, mais je peux facilement m’imaginer que, dans ces conditions, il doit se produire des turbulences telles qu’aucun être vivant ne pourrait y survivre.

– Comme tu le dis toi-même, tu n’es pas un spécialiste. Moi non plus, d’ailleurs. Mais je crois savoir qu’un contrôle fin des turbulences assure un déplacement quasi laminaire de l’air dans le tube. C’est ce même contrôle qui permet l’insertion et l’extraction des passagers au gré de leurs destinations.

– Ah! Mais comment le système connaît-il notre destination? Il y a une sorte de guichet où on doit l’annoncer?

– Décidément, certaines de tes questions sont vraiment stupides. Comme chacun de nos gestes est observé, chacune de nos paroles est écoutée. Le système de veillance peut aisément déduire la destination de chacun. Et en cas de doute, il lui suffit de le demander par l’intermédiaire du mentor.

Je crois que je ne me ferai jamais à ce monde sous surveillance permanente. Bien sûr, les avantages sont innombrables, mais la culture dont je suis issu rejette fondamentalement un tel concept.

– Bernard, C’est notre tour maintenant. Lâche les barreaux et laisse-toi emporter par le courant. Maïté s’est déjà élancée et je te suivrai de près. Allez, courage!

A l’idée d’être précipité dans ce courant d’air infernal, j’hésite à me lancer. Nielle s’impatiente.

– Décide-toi! D’ici quelques centaines de secondes, une nouvelle rame du métro express va arriver. Et si tu ne veux pas être l’objet de nouvelles railleries, tu aurais intérêt à ne plus être là.

Elle a raison, je n’ai pas envie que l’on se moque encore de moi. Et puis, tous ces gens empruntent ce moyen de transport en pleine confiance. Ma peur n’est pas justifiée. Allez, je me lance.

Je lâche les barreaux. Je flotte à quelques centimètres de la paroi. Le souffle n’a presque pas d’effet sur moi. Nielle me pousse gentiment vers le centre du couloir. Très vite, le courant d’air me happe et m’entraîne vers l’inconnu. Du coin de l’oeil, je la vois s’élancer à son tour.

Comme me l’avait prédit Nielle, nous débouchons bientôt dans un tube d’une cinquantaine de mètres de diamètre. La paroi intérieure est recouverte de toutes sortes de protubérances aux formes bizarres. Certaines sont lumineuses et fournissent l’éclairage. La fonction des autres m’échappe. Sans doute s’agit-il du dispositif de contrôle de la turbulence. L’axe du tube est constitué d’une masse compacte aux bords flous.

Notre vitesse augmente sans cesse. Il ne m’est plus possible de détailler les protubérances sur la paroi. Par contre, je réalise que la masse indistincte dans l’axe du tube est en fait constituée de milliers de personnes agglutinées les unes aux autres et fonçant à grande vitesse dans la même direction que nous.

Nous voguons maintenant juste à côté de la foule, pratiquement à la même vitesse. Soudain, une bourrasque me précipite dans la masse. En permanence, les individus que je côtoie se déplacent les uns par rapport aux autres sans jamais se toucher. Ou plutôt, nous sommes déplacés. Rapidement, je m’enfonce au coeur de la foule. J’ai perdu de vue Nielle. Deux à trois minutes s’écoulent avant que je n’émerge enfin de la masse humaine.

Nielle est quelques dizaines de mètres devant moi. D’autres voyageurs ont quitté la foule avec nous. Je ne vois pas Maïté.

Au fur et à mesure que nous nous éloignons de l’axe, notre vitesse décroît. La distance qui me sépare de Nielle se réduit également. Au centre du tube, le flot des voyageurs ne forme à nouveau plus qu’une masse floue et indistincte.

Voilà! Nous avons quitté le tube. Nous flottons à vitesse réduite dans un couloir semblable à celui où, il y a seulement quelques minutes, je découvrais les joies de l’apesanteur. Nielle, qui est maintenant à ma hauteur, me prend par la main.

– Pour éviter de nouvelles catastrophes, nous allons nous arrêter directement au plafond. Nous redescendrons par une échelle juste avant le retour de la pesanteur. En attendant, ne lâche pas ma main.

Est-ce le moment de lui dire que je voudrais ne plus jamais lâcher cette main qui, au creux de la mienne, m’inonde d’une telle chaleur merveilleuse?

Je me contente de plonger mon regard dans le sien, serrant plus fort ses doigts dans ma paume. Elle m’a compris. Enfin…, je crois.

Agrippés au grillage, nous progressons lentement vers l’extrémité du couloir. D’autres passagers s’agglutinent déjà devant la porte, de plus en plus nombreux. Maïté n’en fait pas partie. Nielle se met à l’appeler:

– Maïté! Où te caches-tu? Il faut y aller maintenant. Le métro est arrivé.

Soudain, deux têtes velues émergent d’un orifice juste devant nous. Apparemment, nous avons interrompu une folle partie de plaisir. Maïté paraît très contrariée.

– Avec vous les homos, c’est toujours la même chose. Il faut toujours courir. Vous passez votre temps à faire plein de trucs inutiles et vous négligez complètement les choses réellement importantes. Mais regardez-vous! Depuis ce matin, chacun de votre côté, vous ne pensez qu’à ça. Et au lieu de décharger, en copulant, toute la tension qui vous ronge, vous ne trouvez rien de mieux que d’empêcher les gens normaux de le faire.

Le pire, c’est qu’elle a raison. Mais comment lui expliquer que du point de vue des « homos », ce n’est pas tout à fait aussi simple que cela.

– Heu, tu sais, pour nous les « homos », les choses ne sont pas tout à fait aussi simple que ça. On ne peut pas tout simplement…

Elle ne décolère pas.

– Rien que des conneries, tout ça. Des fois, je me demande comment vous faites pour être si nombreux, coincés comme vous l’êtes.

Je vais répliquer, mais Nielle me pose un doigt sur les lèvres.

– A quoi bon discuter. Tu sais aussi bien que moi qu’elle a raison. Au lieu de courir d’un bout à l’autre de la station, on ferait mieux de faire comme elle, tu ne crois pas?

Sans me donner le temps de répondre, elle me serre dans ses bras et me roule un patin.

Le Soleil explose. Pas le vrai, pas celui qui éclaire la Terre et ses compagnes. Mais celui qui, moribond, diffusait sa faible lueur de naine blanche au fond des vallées glacées de mon coeur. Immédiatement, la glace fondue par cette chaleur nouvelle s’écoule en torrents déchaînés, entraînant tout sur son passage: mes amours perdues, la nostalgie de mon époque et mes années de solitude. Je me sens moi-même emporté par la furie de mes sentiments. Le monde réel ne m’apparaît plus qu’au travers d’une brume dorée, là-bas, loin, si loin. Sauf elle, tout près, si près.

Une once de réalité me rattrape, je me dégage un instant de son étreinte:

– Heu, on ne va tout de même pas faire ça, là, maintenant, devant tout ces gens?

– Mais non, idiot!

Et elle m’emporte à nouveau dans la tempête de bonheur. Je suis dans ses bras, elle dans les miens. Nous ne sommes plus accrochés au plafond. Nous flottons, libres, mais prisonniers l’un de l’autre, dérivant lentement dans le couloir.

La brume se dissipe, le monde réel est de retour. Le couloir est vide. Seule, dans un coin, Maïté boude. Nous prendrons la rame suivante.

Nielle nage dans l’air pour nous rapprocher du sol. Nous nous posons près de la porte.

– Accroche-toi à cette poignée. Je vais chercher Maïté.

D’un bond, elle a rejoint la bonobo, qui, roulée en boule, feint de ne pas la voir.

– Allez, viens! Tu ne vas pas bouder sous prétexte que tu avais raison, non?

Maïté lui jette un bref regard et retourne dans sa bouderie. Alors, Nielle la saisit par la taille et se propulse dans ma direction.

Déjà, de nouveaux voyageurs se rassemblent à nos côtés. J’observe Maïté, essayant de percer la barrière qu’elle a dressé autour d’elle. Elle me fait une horrible grimace pour bien me montrer son irritation et se met à ronchonner:

– Ha, ça valait bien la peine de me demander de me dépêcher, si finalement, c’est vous qui nous faites louper le métro.

– Heu, écoute, Maïté, je suis vraiment désolé. Quand Nielle t’a appelée, elle ne pensait sûrement pas que tu…

Pour toute réponse, Maïté retrousse sa lèvre supérieure en signe de défi. Je n’insiste pas.

La rame est arrivée. Dès que la porte s’ouvre, Nielle me pousse vers le siège le plus proche. Maïté est sortie de sa prostration et gagne les rangées de sièges adaptés à sa physionomie.

Houlà, ce n’est pas du tout évident de s’allonger en état d’apesanteur. Nielle me donne un coup de main, puis va s’installer dans le siège juste à côté. En allongeant le bras, nous pouvons juste nous tenir du bout des doigts.

La descente s’effectue les yeux dans les yeux, les doigts dans les doigts. Lors du freinage final, la pression sur nos bras est si forte que nous ne pouvons éviter de nous lâcher. Ces vingt secondes de séparation me paraissent durer toute une éternité.

Le métro express nous dépose au niveau du sol, c’est-à-dire de la surface intérieure du cylindre de la station. Pour gagner l’extérieur, il nous faut encore descendre d’un kilomètre. Ce trajet, nous l’effectuons bien plus lentement, dans un de ces ascenseurs-métro déjà empruntés la veille.

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