9 – La caverne d’Ali Ponyo

Je suis seul. Pilane a été appelée à bord pour effectuer une opération de maintenance sur les moteurs du Nisshin Maru. Voulant en savoir plus sur cette Ponyo qui semble me porter un si grand intérêt, j’interroge le Réseau.
— Réseau ! Que peux-tu me dire au sujet de Ponyo, la dauphine qui m’a sauvé la vie ce matin ?
— Cette femelle Tursiops est née, il y a environ dix ans, dans un groupe de dauphins sauvages non connectés. Vers l’âge de huit ans, elle a été séparée de son groupe maternel lors d’une tempête et s’est mise à errer seule dans l’océan durant plusieurs semaines avant de rencontrer un autre groupe d’individus de son espèce. Ceux-ci étant connectés, ils lui ont proposé de l’emmener vers le répéteur d’interface le plus proche, afin qu’elle puisse également bénéficier d’une connexion. La confrontation à un âge avancé avec cet univers totalement nouveau, si vaste et si différent de tout ce qu’elle avait vécu auparavant l’a profondément marquée. Depuis lors, elle recherche en permanence le contact avec les humains, délaissant les relations sociales avec les membres de son espèce. Elle a même émis le désir, à plusieurs reprises, de disposer d’une sorte de scaphandre pour parvenir à se déplacer hors de l’eau.
— Ça existe ça, un scaphandre terrestre pour cétacés ?
— Il existe quelques aquariums automobiles qui sont parfois utilisés à cette fin, mais ils sont très inconfortables et imposent à leur utilisateur de retourner régulièrement dans la mer ou au moins dans des bassins d’eau salée.
— Et sait-on pourquoi elle porte un intérêt particulier à mon égard ?
— Le Réseau ne collecte aucune information sur les pensées de ses utilisateurs. Seuls les mentors pratiquent cela, mais ils ne partagent ces informations avec d’autres humains que si l’état de santé mentale de leur protégé le requiert. Les connecteurs des cétacés ne comportant pas de fonctionnalité de mentorat, seule Ponyo pourra t’en parler. Il a toutefois été enregistré que le Tursiops Ponyo s’est informé des évènements survenus lors de la Grande Pollution, période qui correspond à peu près à l’Éclosion. Ton cas a été mentionné à cette occasion. Il est probable que cette information soit à l’origine de son intérêt à ton égard.
— Je te remercie pour tes réponses à mes questions. J’en ai encore une dernière : sais-tu où se trouve Ponyo en ce moment ? J’aimerais la rencontrer à nouveau.
— Elle est actuellement en train de se nourrir au large de la plage occidentale de l’ile. Veux-tu qu’elle soit prévenue de ton désir de la rencontrer ? Voudrais-tu entrer en communication directe avec elle maintenant ?
— Non ! Je vais aller à sa rencontre. Contente-toi de la prévenir lorsque j’arriverai sur la plage.
— Ce sera fait.
— Merci ! Ah ! Encore une chose : où pourrais-je trouver un équipement de plongée pour éviter de me noyer ?
— Tu trouveras des poches branchiales dans le coffre qui se trouve à l’extérieur du bungalow, juste à droite de la porte. Prends celle dont l’écran de contrôle clignote en vert.
— OK !
Une poche branchiale, c’est une sorte de sac à dos avec un capuchon. C’est fabriqué dans le même matériau, une espèce de mousse caoutchouteuse, que la combinaison spatiale que j’avais utilisée au plongeoir sur Rama, ainsi que celle de protection enfilée lors de la cérémonie funéraire au-dessus du cratère de la Fournaise. Une de leurs étonnantes particularités était leur opacité vue de l’extérieur et leur transparence depuis l’intérieur. Celles-ci sont toutefois totalement transparentes. On dirait qu’elles sont faites en chair de méduse, quoique moins visqueuse. Sur la poche elle-même, on distingue une série de fentes parallèles très semblables à des branchies de poisson.
Après un instant de perplexité, je comprends comment on enfile ce truc. C’est en fait très simple. Les bretelles se joignent sur la poitrine comme un harnais de pilote de rallye, avec un mécanisme d’autoserrage des courroies. Le capuchon, lui, se met évidemment sur la tête. Une fois enfilé, celui-ci me couvre entièrement le visage et se resserre autour du cou pour assurer l’étanchéité. Au début, c’est un peu désagréable et angoissant, j’ai l’impression qu’il va m’étrangler ou m’étouffer. Pourtant, je m’y habitue en quelques secondes.
Au contraire des combinaisons spatiales, il n’y a pas de réserve d’air à proprement parler. Comme son nom l’indique, cet appareil fonctionne un peu comme les branchies naturelles en extrayant de l’oxygène de l’eau de mer et y déversant le dioxyde de carbone exhalé par la respiration du plongeur. L’autonomie est illimitée.
— Merde ! Je ne sais même pas comment faire pour les paliers de décompression. J’aurais dû demander au Réseau.
J’ai fait cette réflexion à haute voix, sans m’attendre à une réponse immédiate. Mais la voix caractéristique des intelligences domestiques me chuchote à l’oreille :
— Tu n’as pas à t’inquiéter. Ainsi équipé, tu peux descendre jusqu’à 50 mètres. Le mélange gazeux que tu vas respirer sera adapté en tout temps pour te permettre une remontée optimale. Si tu ne remontes pas trop rapidement, tu n’auras pas à observer de paliers. Mais en cas de besoin, des conseils te seront prodigués.
— Et si tu désires me parler, sache que je suis avec toi.
Ça, c’est la voix de Jiminy. Il ne me lâchera jamais, lui.
Bon, je ne vais pas traverser l’ile avec ça sur la tête. Comment fait-on pour retirer ce capuchon ? Ah oui ! Cette excroissance au niveau du cou doit servir de poignée pour relever le capuchon.
Je m’apprête à partir, lorsque je réalise qu’il serait bien que j’aie des palmes ou quelque chose d’équivalent.
— Réseau ! Il y a des palmes ? Ça pourrait m’être utile.
— Regarde dans le coffre, tu en trouveras à ta pointure.
— Il n’y a que ces chaussures à la semelle bizarre, comme sur la combinaison que l’on m’a fait porter lors de la rencontre avec les mégaptères.
— Elles ne sont bizarres qu’à tes yeux. La partie palmée est repliée sous la plante du pied pour te permettre de marcher normalement. Elles ne se déploient que lorsque tu te mets à nager et se replient dès que tu te remets à marcher.
— Ah ! C’est un peu comme les griffes d’un chat ? C’est cool !

Bien que la plage s’étale dans l’océan et non dans le lagon, la houle n’atteint pas le rivage. Elle est stoppée par une barrière corallienne à une centaine de mètres au large. Je rabats le capuchon sur mon visage et pénètre dans l’eau. Je n’ai qu’une courte hésitation au moment d’immerger ma taille, puis je me laisse glisser sous la surface.
C’est cool ! Je respire aussi facilement qu’à l’air libre. Ça n’a rien à voir avec mes quelques expériences de plongée avec un masque et un tuba. Je n’ai pas d’eau qui vient se glisser sous le masque et irriter mes yeux. Je n’ai pas besoin de garder le tuba hors de l’eau pour éviter de remplir mes poumons de pleines goulées d’eau salée. C’est un peu comme dans ce rêve débile que j’avais fait lors de ma sieste sur la plage de Singille. J’espère qu’il n’était vraiment pas prémonitoire. J’ai déjà failli me noyer une fois aujourd’hui, ça suffit comme ça !
Il y a juste un truc étrange. Je ne parviens pas à bouger ma tête normalement. Il y a comme une sorte d’inertie, comme si sa masse et son volume étaient plus importants que d’habitude. Je tâte mon crâne avec les mains pour constater qu’effectivement, il y a une sorte d’excroissance qui s’est formée sur le capuchon. On dirait une grosse cloque bien gonflée, pleine d’un liquide sous pression, comme celles qui se forment sous le pied après quelques heures de marche dans des godasses inadaptées.
— Eh ! Réseau ? C’est quoi cette cloque qui s’est formée sur ma tête ? C’est normal ?
— Tout à fait normal. Il s’agit d’un melon.
— Un melon ?
— Une imitation du melon des delphinidés qui leur sert pour l’écholocalisation et la communication.
— Oh ! J’ai aussi une sorte de sonar ? Ça marche comment ?
— Tu verras !
Il ne me donne pas plus d’explications. Ben… je verrai.
Le sable a fait place à un réseau de petites collines de corail. Il n’y a ici qu’une seule espèce assez classique, des sortes de petits buissons rouges, parmi lesquels se déplacent quelques poissons orange à bandes blanches. Je suis un peu déçu. Ce matin, dans le lagon, il y avait une bien plus grande diversité d’espèces. Mais je suis venu ici pour voir Ponyo. Elle devrait être dans les parages. Le Réseau devrait l’avoir prévenue. Je vais l’attendre.
En y regardant de plus près, je découvre quelques colonies d’autres espèces, mais de très petite taille. Elles ne semblent pas très florissantes. Sont-elles victimes de l’agressivité de l’espèce dominante, comme ces plantes terrestres menées au bord de l’extinction par des espèces invasives, ou au contraire sont-elles des pionnières venant enrichir une nouvelle niche ?
Ah ! j’aperçois, loin devant moi, une ombre allongée qui se déplace dans ma direction. J’ai de la peine à estimer la distance. Il est vrai que je n’ai pas une grande expérience de plongée. On dirait… Mais oui, ce ne peut être que Ponyo. Je m’avance à sa rencontre. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons, un doute se développe dans mon esprit. La silhouette ne ressemble pas vraiment à celle d’un dauphin. Ses nageoires caudales sont verticales, alors que celles des cétacés sont horizontales. Il s’agit donc d’un poisson. Quel poisson peut avoir une si grande taille ?
Oh non ! Il s’agit d’un requin. Un sentiment de panique m’envahit. Dans ma tête se mettent à gigoter toutes les légendes terrifiantes que l’on attribuait à ces prédateurs marins, tous les préjugés véhiculés par les films du genre « Les dents de la mer 2, le retour ». Mais c’est pas possible ! À chaque fois que je vais dans la flotte, il m’arrive des horreurs. Y en a marre. Si cette fois encore je m’en sors, c’est décidé, c’est fini les trempettes, je ne vais plus me balader qu’en montagne ! C’est beaucoup moins dangereux !
Le squale s’approche lentement de moi. Il est moins grand que je l’imaginais au départ, peut-être deux mètres de long. Sa gueule est pour l’instant fermée, mais je n’ai pas à me faire d’illusions : s’il me trouve appétissant, je ne pourrai pas faire grand-chose. Ah oui ! Il parait que si un requin manifeste le désir de nous gouter, il faut lui boxer le museau. Ils n’aiment pas ça du tout.
Mais il se contente de m’observer à distance. Il ne semble pas que je représente une proie pour lui. Pourtant, je ne suis pas rassuré. Et voilà qu’un second s’approche. Ah non ! Cette fois, il s’agit bien d’un dauphin, j’entends distinctement le cliquetis de son sonar. Est-ce Ponyo ?
Le cétacé se dirige directement vers moi. Lorsqu’il n’est plus qu’à environ deux mètres, je tends un bras dans sa direction, pour le saluer, le caresser peut-être. L’animal répond à mon geste par un brusque écart sur le côté. Je dois l’avoir effrayé. En le voyant de profil, je repère immédiatement l’entaille sur sa dorsale. Il s’agit bien de Ponyo. Elle revient toutefois près de moi et se met à vocaliser un long sifflement grinçant dans ma direction. Aussitôt, un hologramme se forme juste devant mes yeux :

Il s’agit de moi, vu depuis le dauphin. À mon image se superpose celle d’un calmar géant.

— « Ponyo » Tu m’as fait peur en étendant ton bras dans ma direction. C’est une peur atavique que je ne parviens pas encore à maitriser complètement. Tes membres de singes sont trop différents des nôtres et trop semblables à ceux des monstres des profondeurs.
Il s’agit bien de Ponyo.
— Pardonne-moi, Ponyo ! Il n’était pas dans mon intention de t’effrayer. J’éviterai dorénavant de trop m’approcher de toi.
— « Ponyo » Je parviendrai à surmonter cette appréhension, progressivement.
Un autre hologramme, animé cette fois-ci :

Il y a Ponyo et moi. Je m’approche d’elle, mais mon image est immédiatement remplacée par celle du calmar. Puis la séquence reprend au début. Cette fois, le calmar apparait à une moindre distance. La même scène se répète plusieurs fois, très rapidement, et à chaque fois, je peux m’approcher plus près d’elle, jusqu’au moment où je parviens à la toucher sans que l’image du céphalopode n’apparaisse.

— Réseau ! C’est quoi ces images ? Est-ce Ponyo qui me les envoie ?
— Oui ! Les vocalises des odontocètes sont bien plus complexes que celles des mammifères terrestres. Elles contiennent des échologrammes symboliques qui sont perçus par les organes récepteurs de l’écholocalisation comme s’il s’agissait des échos d’objets réels. Le melon que tu portes sur ton capuchon capte ces images et est capable d’une interprétation limitée de leur contenu symbolique. Malheureusement, il n’est pas capable de retranscrire toute la richesse de son contenu. C’est un problème de technologie et également de compatibilité cognitive entre vos deux espèces.
— C’est bizarre! On dirait qu’il y a une sorte de transparence dans les hologrammes. On devine les organes à l’intérieur des organismes.
— C’est tout ce qu’il y a de plus normal. Les sons se propagent plus ou moins bien au travers des tissus organiques. Au contraire de la vision optique qui ne révèle que la surface des objets, les échologrammes dévoilent également tout l’intérieur.
— Échologrammes?
— Oui! Un échologramme est un hologramme sonore.
— Et je peux également lui envoyer des images par le même procédé ?
— Non ! Comment construirais-tu les images à lui envoyer ? Les humains sont limités au langage parlé et gestuel.
Je ne suis pas là pour disserter avec le Réseau de la communication interespèces, mais pour la pratiquer avec une femelle Tursiops.
— Ponyo ! Je te remercie encore une fois de m’avoir sauvé ce matin.

Elle m’envoie l’image d’un tout petit poisson qui passe à sa portée, mais qu’elle néglige.

— « Ponyo » Ce n’est rien.
— Dis-moi : cela fait des jours que tu suis notre navire et que tu essaies d’entrer en communication avec moi. Comment se fait-il qu’une habitante des mers porte un intérêt si particulier à l’humain que je suis ?

Je reçois l’image d’un paysage sous-marin qui devient flou, puis s’efface complètement. Il est remplacé par l’image d’un humain qui vomit un flot continu de détritus.

— « Ponyo » Les singes n’auraient-ils aucune mémoire ? Je t’ai déjà répondu à cette question ce matin. J’avais envie de voir un des singes responsables de la Grande Pollution.
— Comme tu peux le voir, les humains de l’Éclosion ne sont pas différents de ceux d’aujourd’hui. C’est leur comportement qui change en fonction de la société dont ils font partie. Celle de mon époque n’avait qu’une obsession : produire, toujours produire et produire toujours plus. Et pour produire plus, il fallait se débarrasser de ce que l’on avait produit auparavant. Alors, on jetait tout, n’importe où. Tu veux que je te parle plus en détail du productivisme ?
— « Ponyo » Oui, mais une autre fois.
— Et toi, pourquoi es-tu toute seule ? Tu ne fais pas partie d’un groupe ?

Elle et moi, nageant nageoire dans la main.

— « Ponyo » Je ne suis pas toute seule. Je suis avec toi.
— Je veux dire, avec des individus de ton espèce.

Un dauphin qui se transforme en humain et vice et versa, de manière répétitive.

— « Ponyo » Quelle différence y a-t-il entre un cétacé et un singe ? Nous faisons tous partie de la même planète.
— Bien sûr ! Mais je ne vais pas rester avec toi en permanence, ni pour toujours. Je dois retourner à l’air libre pour me nourrir, pour dormir. Je ne vais pas rester non plus sur cet océan durant des années. Je vais retourner sur le continent que l’on nomme Europe, là où il y a des montagnes.

Une ile minuscule tout entourée de plages avec des palmiers qui enserrent une montagne si élevée qu’on y voit de la neige sur le sommet.

— « Ponyo » Des montagnes ? Je veux voir les montagnes. Tu m’emmèneras voir les montagnes, dis ?
— Ben… Je crains que ce ne soit compliqué. Pour grimper sur les montagnes, il faudrait que tu aies des jambes et puis tu ne survivrais pas longtemps hors de l’eau.

Un dauphin affublé d’une sorte de combinaison étanche-exosquelette avec des jambes

— « Ponyo » Vous, les singes, vous pouvez tout fabriquer. Tu pourrais me faire un scaphandre avec des jambes pour que je puisse marcher sur les montagnes.
— Tu sais, ce n’est pas si simple que ça de fabriquer des objets. Et puis, tu aurais besoin de retourner régulièrement dans la mer, comme moi je dois retourner dans l’atmosphère. Il vaudrait mieux que tu renonces à ce projet. Mais garde-le précieusement dans tes rêves !

Un dauphin qui se laisse couler lentement vers le fond. Il y a des requins qui rodent à l’affut d’un bon repas. Et là, ne seraient-ce pas les tentacules d’un calmar géant ?

— « Ponyo » À quoi bon vivre si je ne peux partir à l’exploration des continents ?
— Il ne faut pas être triste ! Je suis certain que tu vas trouver un groupe de ton espèce auquel t’intégrer. Et puis, peut-être que tu pourrais voyager sur la terre ferme par l’intermédiaire d’un robot de téléprésence.
C’est pas une mauvaise idée que j’ai là. Il faut que je vérifie si c’est envisageable.
— Réseau ? Est-il possible pour un dauphin d’utiliser un robot de téléprésence ?
— Cela nécessite une légère modification de son connecteur ! Certains répéteurs sont équipés des équipements nécessaires à cette tâche. Je peux te réciter la liste.
— Non merci. Contente-toi de la mettre à disposition de Ponyo.
— Ce sera fait.
— Merci !
Je m’adresse à nouveau à la dauphine.
— Tu vois, Ponyo ! Tu pourras quand même visiter les continents.

Ponyo effectuant une culbute hors de l’eau.

— « Ponyo » Chic !

Ponyo et moi nageant vers les profondeurs.

— « Ponyo » Suis moi ! Je vais te montrer quelque chose.
Elle s’élance vers le large en restant près de la surface. J’ai de la peine à la suivre. Je ne maitrise pas vraiment la nage rapide. Les palmes dont je suis équipé semblent très efficaces, mais je reste encore maladroit et n’arrive pas à nager régulièrement dans la même direction.
Ma technique de nage s’améliore rapidement, sans parvenir toutefois à atteindre la vitesse de Ponyo. Il faut dire qu’elle se trouve dans son élément. Elle s’y déplace comme un poisson dans l’eau. Ha ! Ha !
Pour me laisser le temps de la rattraper, elle s’amuse à faire des culbutes hors de l’eau, à revenir à toute vitesse vers moi au point de me frôler, puis elle repart vers le large pour m’indiquer la direction à suivre. La progression est un peu fatigante, mais comme je respire sans la moindre difficulté, je ne m’épuise pas trop.
Au bout d’une dizaine de minutes de nage, nous arrivons près d’une colonne corallienne. C’est la plus proche du rivage d’une ferme qui s’étend jusqu’à l’horizon. La partie émergée est constituée d’un mât cylindrique d’un mètre de diamètre et d’une quarantaine de mètres de hauteur au sommet duquel sont déployés les panneaux solaires. Leur surface porte une vaste ombre sur la mer, réduisant sensiblement la température de surface. Sous l’eau, la colonne se transforme en une immense armature tridimensionnelle d’une vingtaine de mètres de diamètre et se prolonge apparemment loin dans les profondeurs. Son ossature est constituée de poutrelles interconnectées pour former des alvéoles aux faces pentagonales, des dodécagones si je me souviens bien de mes cours de géométrie, larges de près de deux mètres. Le tout est éclairé par d’innombrables sources de lumière vive disposées aux noeuds de la structure.
Toutes les poutrelles sont recouvertes de corail d’une incroyable diversité de couleur et de formes, entourées d’un foisonnement de poissons et autres créatures marines encore plus varié.

Ponyo et moi nageant vers les profondeurs.

— « Ponyo » Viens ! On descend !
Je la suis sans hésiter. D’abord, je ressens la pression de l’eau qui cherche à m’écraser. Mais rapidement, la poche branchiale émet un petit gargouillis et les pressions s’égalisent. Je descends sans difficulté.
La lumière du soleil ne parvient pas aussi profondément, mais il ne fait pas sombre pour autant. Ici, l’univers se résume à cette colonne lumineuse fourmillante de vie dont les deux extrémités se fondent dans l’obscurité. Flottant entre deux eaux, il me devient difficile de discerner le haut du bas. Par moment, j’ai l’impression que la colonne est couchée à horizontale. Je suis victime des mêmes illusions que lorsque je me trouvais dans la station intermédiaire de l’ascenseur spatial, lorsque j’ai quitté Rama.
Le foisonnement d’espèces de coraux et de poissons de toutes formes et couleurs est inimaginable. La structure hexagonale de la colonne donne l’impression de regarder à travers un caléidoscope. Je revis avec émotion le souvenir des heures passées avec l’oeil collé à l’extrémité d’un tube de carton qu’il me suffisait de secouer pour renouveler les motifs colorés que j’y découvrais.
Je perds le contact avec le temps. C’est comme si je le voyais de l’extérieur, que je n’en faisais plus partie, comme s’il se confondait avec la colonne corallienne, comme si chaque branche de corail était un évènement de mon existence, comme si chaque poisson était une des personnes que j’ai rencontrées ou rencontrerai au cours de ma vie.
Soudain, Ponyo m’envoie une nouvelle image.

Ponyo qui respire à la surface.

— « Ponyo » Je reviens tout de suite. Attends-moi ici !
Sans attendre de réponse, elle s’élance à toute vitesse vers ce qui me semblait être le bas. En réalité, elle remonte à la surface pour respirer. Seul, à plusieurs dizaines de mètres de profondeur, coincé entre l’oasis de lumière et les ténèbres de l’océan, je me laisse peu à peu envahir par un sentiment de claustrophobie. Il faut que je résiste !
Heureusement, l’absence de Ponyo est de courte durée.

Un dauphin avec une poche branchiale fixée sur son dos.

— « Ponyo » Ça serait vraiment pratique si vous, les singes, pouviez nous fabriquer des poches branchiales adaptées à notre physionomie. Nous ne serions pas obligés de remonter à la surface aussi souvent !
Je vois que les dauphins ne sont pas meilleurs que les humains. Ils ne sont jamais contents, ils en veulent toujours plus.

Ponyo et moi nageant vers la colonne lumineuse.

— « Ponyo » Suis-moi ! On va arriver.
Elle me fait contourner la colonne corallienne et s’immobilise en face de ce que l’on pourrait qualifier de trou. En fait, il manque quelques poutrelles dans la structure de la colonne, formant ainsi une alvéole bien plus grande que toutes les autres.

Ponyo et moi, dans une grotte creusée dans une falaise

— « Ponyo » C’est ici. Entre !
L’idée d’entrer dans la colonne, de surcroit par une anomalie de sa structure, me fait hésiter. Ponyo me pousse doucement à l’intérieur.
— Wow !
Mon émerveillement s’élève encore d’un cran. Cette fois, je suis directement dans le caléidoscope. La lumière est partout. Il n’y a plus cette obscurité angoissante presque tout autour.
Une autre image se forme dans mon esprit, celle de la caverne d’Ali Baba, enfin plutôt celle des 40 voleurs, avec des montagnes d’or et de pierres précieuses. Mais ici, le trésor, c’est la vie.
On dirait qu’il neige. Bien sûr, ce n’est pas de la neige, mais nous sommes plongés dans un flux de petites particules dorées qui tombent lentement par petites grappes. Ça ressemble à une pluie de sable.

Une explosion de formes géométriques abstraites.

— « Ponyo » C’est beau, hein !
— Vraiment magnifique ! Tu viens souvent ici ?

Le soleil qui se lève sur l’horizon.

— « Ponyo » Je n’ai découvert cet endroit que ce matin. N’oublie pas que je ne suis ici que depuis hier, comme toi.
— C’est vrai.
— « Ponyo » Ce que je veux te montrer est ici dessous.
Elle descend vers le fond de la grotte. Ce n’est pas vraiment un fond solide. Là, les poutrelles qui forment la structure de la colonne sont bien présentes et le corail qui croit dessus ferme presque complètement l’espace pentagonal.
Mais il n’y a pas que du corail. Je remarque une accumulation d’objets qui semblent de facture humaine. Ceux qui sont en métal sont tout rouillés et partiellement recouverts de corail. Certains sont méconnaissables, mais je parviens à identifier des fragments de bouteilles, des boites de conserve, une grosse roue dentée et le cadavre d’un vieux poste de radio portative. Il y a même ce que pense être une lame de patin à glace. Comment un tel objet a-t-il pu atterrir ici ?
— C’est toi qui as accumulé ces déchets ici ?

Un dauphin transparent.

— « Ponyo » Non. Ce n’est pas moi. Ces objets étaient déjà là lorsque j’ai découvert cet endroit. Je voulais savoir si tu savais qui aurait pu amener ces polluants.
— Je n’en ai pas la moindre idée. J’imagine que ces objets pourraient provenir d’un navire qui aurait fait naufrage il y a très longtemps. Mais comment se fait-il qu’ils soient ici et maintenant : mystère. On dirait qu’il y a une sorte de collectionneur dans le coin.

Une forme sombre, assez effrayante.

— « Ponyo » Quelque chose approche. Danger ! Il faut s’en aller !
Ponyo me pousse sans ménagement vers la sortie. Il y a un sentiment d’urgence dans son agitation. Elle parait vraiment effrayée. À peine sortie, elle m’envoie une nouvelle image.

Un dauphin sautant hors de l’eau.

— « Ponyo » Il te faut remonter à la surface aussi vite que tu le peux. Moi, j’ai besoin d’air. Je reviens tout de suite.
Sans attendre de réponse, la dauphine s’élance vers la surface. Je m’efforce de la suivre, mais sans succès. J’interromps ma montée pour jeter un coup d’oeil vers la grotte que nous venons de quitter en catastrophe. Et je vois la chose, un énorme poulpe noir qui est en train de se glisser dans l’ouverture. Un de ses tentacules enserre ce qui me parait être un ballon de football dégonflé. Nous avons bien fait de fuir. Je n’aurais pas voulu me retrouver face à ce monstre, lui servir de repas et voir ma poche branchiale venir enrichir sa collection d’artéfacts humains.
Il est vraiment temps de remonter à l’air libre.

Ponyo m’accompagne pour mon retour vers la berge. Je reviens de cette excursion sous-marine, inondé d’une sensation de plénitude, de bien-être que j’ai rarement ressentis auparavant. J’ai une très forte envie de renouveler ces instants avec elle et je sais que je le ferai. Est-ce cela que l’on nomme l’amitié ? Mais peut-on parler d’amitié dans une relation avec un animal ? Mouais ! La bonne question serait plutôt de me demander si elle n’est vraiment qu’un animal. Je suis moi-même, à l’instar de tout être humain, homo ou simien, un animal. La réponse est probablement qu’il faut justement être de nature animale pour pouvoir ressentir et partager l’amitié. Tous les êtres doués d’une intelligence bien développée parviennent à sublimer ces émotions, qu’ils soient humains ou non.

Ponyo et moi sautant au-dessus des vagues.

— « Ponyo » Tu reviendras nager avec moi ?
— Oui, Ponyo ! Ce sera avec grand plaisir et plutôt deux fois qu’une. Mais je ne sais ni quand, ni où. Nous appareillons ce soir même pour nous diriger vers le nord. J’ai entendu parler d’un lieu nommé Nazarettebanque.

Ponyo nageant derrière un voilier.

— « Ponyo » J’irai où que tu ailles.
Ponyo est repartie au large. Je sors de l’eau et extrais ma tête du capuchon de ma poche branchiale. Il y a une jeune fille qui m’attend sur la plage. Je crois que c’est Tynuï, la fille de Pilane. Qu’est-ce qu’elle me veut encore ?
— Salut, Tynuï ! C’est ta mère qui t’envoie ?
Elle ne semble pas apprécier mes paroles. Qu’ai-je encore dit pour l’irriter ?
— Tu ne pourrais pas arrêter de me parler sans arrêt d’elle ? Pour toi, je n’existe pas autrement qu’au travers de ma mère, c’est ça ?
— Non ! Non ! Pas du tout. C’est juste que… Non ! Je suis très content de te voir et aussi que tu sois venue m’attendre ici sur la plage. C’est vraiment sympa. Je me demande juste quelle est ta motivation.
— Parce que pour toi, il faut une motivation pour aller à la rencontre des gens ?
— Ben oui… heu… non… Enfin, je sais pas… Oui ! En principe, si on se déplace pour aller voir quelqu’un, on doit bien avoir une motivation, tu ne trouves pas ?
Elle ne me répond pas.
— Mais c’est gentil d’être venue m’attendre ici.
Elle tient dans sa main droite une sorte de chainette qu’elle tripote un peu nerveusement. Je regarde l’objet avec une insistance telle qu’elle se sent obligée de m’en parler.
— Ça ? Ben… heu… c’est juste une chainette avec un dauphin argenté au bout. J’ai pensé que ça pourrait te faire plaisir, te rappeler Ponyo.
Elle me tend le pendentif. C’est une copie conforme à celui qu’elle porte en collier. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à des objets similaires que l’on voyait fréquemment au cou de mes contemporaines de l’Éclosion. Mais quelque chose me dit que celui-ci est plus sophistiqué et a une fonction bien précise. Un sentiment de dégout mêlé de colère m’envahit.
— C’est pas vrai ! Un mentor ? Tu veux m’offrir un mentor ? Ne viens pas me dire que tu as eu cette idée toute seule ?
Son visage se décompose. Elle est sur le point de fondre en larme. Je la vois faire un effort pour garder un peu de contenance.
— J’avais remarqué que tu ne portais plus ton mentor parce qu’il n’était pas adapté au climat marin. J’avais envie de t’en offrir un nouveau pour que tu ne te sentes pas seul.
Elle marque une hésitation.
— Et aussi pour que tu te rendes compte que tu ne m’es pas indifférent.
Ah non ! Qu’est-ce qu’elle me fait là, cette gamine ? Le matin, elle reproche à sa mère de faire la pute et la journée n’est pas terminée, qu’elle essaie de lui piquer sa dernière proie.
— Tynuï ! Ce n’est pas raisonnable, ce que tu dis là. À ton âge, tu ne peux pas être amoureuse de moi. Tu fais ça juste pour faire du mal à ta mère. Je comprends que tu sois perturbée par le fait qu’elle t’ait abandonnée, mais tu ne peux pas jouer avec les sentiments des gens comme ça. Je crois que tu devrais en parler à ton mentor.
J’ai accompagné ma dernière phrase avec un geste en direction de son collier. Furieuse, elle me jette à la figure le pendentif qu’elle tenait tant à m’offrir, puis elle s’enfuit en courant, essayant d’étouffer des sanglots. Je crois que cette gamine est bien partie pour suivre les traces de sa mère.
Je ramasse le dauphin argenté qui était tombé sur le sol, le débarrasse des quelques grains de sable qui s’y sont agglomérés et passe la chainette à mon cou. Finalement, je n’aurais pas dû être aussi dur avec elle. Elle avait somme toute raison. Si j’avais délaissé Jiminy, c’était surtout en raison de son aversion pour l’air marin, et non pas parce qu’il s’agissait d’un mentor.
— Eh ! Jiminy ? Tu m’entends ?
— Bien sûr, Bernard. Tu veux me parler ?
— Bof ! Pas particulièrement, pas maintenant. Je voulais juste savoir si tu pouvais t’instancier dans cette breloque.
— Comme tu vois. Tu devrais savoir que l’objet importe peu pour un mentor. Ce qui importe, c’est qu’il te convienne, à toi.
— Ça t’embête si sous cette forme, je t’appelle Ariel ? Et est-ce que tu peux prendre une voix féminine ?
Sa réponse me parvient effectivement par une voix féminine qui, bien que clairement artificielle, me laisse tout chose.
— Cette voix-ci te convient-elle ? Je peux en prendre une autre, si tu le veux.
— Non ! Non ! Ne change rien ! C’est parfait.
— Mais je suis intrigué : pourquoi Ariel ?
— Au moment de voir le pendentif, j’ai d’abord cru identifier une sirène. Et Ariel, c’était le nom d’une sirène dans un vieux dessin animé pour enfants de mon époque.

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