7 – C’est la fête

Derrière la forêt des colonnes coralliennes, un chapelet d’iles apparait à l’horizon. Pas de ces iles avec des montagnes escarpées sur les flancs desquelles se cachent des singes géants. Non, juste de ces avortons d’ilots qui se réduisent à un banc de sable blanc avec trois cocotiers dessus. On va y séjourner plusieurs jours. Je sens déjà que je vais m’y ennuyer autant que sur ce rafiot.
Bon, d’accord, j’exagère un peu. Chacun de ces ilots fait plusieurs centaines de mètres de long et ce sont de véritables forêts qui poussent à leur surface. Mais je ne suis pas sûr qu’elles offrent beaucoup de distractions.
Le Nisshin Maru s’engage dans une passe entre deux des ilots. Ses moteurs poussés à fond, il doit lutter contre un fort courant contraire. Dans le cas présent, la technologie vient finalement à bout des forces de la nature. Nous entrons dans le lagon, la houle a complètement cessé. Ce lagon est immense. On n’en voit pas l’autre extrémité. Les seules indications que nous ne sommes pas face à la haute mer sont l’absence de houle et cette couleur si particulière des hautfonds, une sorte de sublime bleu laiteux, un peu comme celle d’un schtroumpf qui serait tombé dans un bol de lait. Oui, voilà : couleur schtroumpf au lait ! Un schtroumpf au lait, congelé et embroché sur un bâton de glace, ce doit être délicieux.
Il n’y a pas de port qui permette au Nisshin Maru d’accoster directement. Il n’est pas question non plus de jeter l’ancre dans le lagon. Laisser trainer une ancre sur le fond serait dommageable pour l’écosystème. Le navire se dirige vers l’une des colonnes coralliennes, moins nombreuses qu’à l’extérieur, mais bien présentes, qui se dressent dans le lagon. Nous nous y amarrons auprès de quelques autres embarcations de diverses tailles, toutes plus petites que le Nisshin Maru.
Le soleil descend lentement vers l’horizon ouest, caché par la végétation de l’ile la plus proche. Je croyais que nous irions à terre dès ce soir, mais il n’y a aucune préparation pour mettre à l’eau une quelconque embarcation. Peut-être que l’on va finalement passer la nuit à bord. Au fond, qu’est-ce que ça change ?
Accoudé au bastingage, je jouis du spectacle offert par la grosse boule or et sang, ornée d’un dégradé subtil, allant de l’orange au bleu profond du crépuscule en passant par toutes les nuances de jaune, de vert et de turquoise, se cachant pudiquement derrière le voile de dentelle sombre brodé par la silhouette des palmiers. Alors que le soleil disparait, laissant sur la mer un long reflet couleur sang, je devine quelques formes sombres flottant à la surface du lagon. On dirait de petites pirogues à balancier. Je revois des images de vieux films d’aventures marines où les courageux navigateurs sont accueillis par des nuées de telles embarcations pleines d’indigènes, parfois cannibales.
Mais ces embarcations-ci sont vides. Elles se déplacent toutes seules. Je m’en étonne, comme si j’avais oublié que je vivais maintenant dans une époque où les objets ont acquis une réelle autonomie, si ce n’est une ébauche de personnalité comme les vélos de Rama.
Les pirogues s’immobilisent contre la coque du Nisshin Maru. Des échelles de corde sont lancées du pont vers les barques fantômes. Je m’attends presque à voir des squelettes armés jusqu’aux dents, monter à l’abordage, sous un pâle rayon lunaire. Fasciné, je ne réagis pas lorsque les membres de l’équipage commencent à descendre le long des échelles. Il faut que Tong m’interpelle pour que je sorte de ma torpeur.
— Hé ! Bernard ! Tu tiens à rester seul à bord ?
— Non, non ! J’arrive !

Les pirogues nous transportent rapidement vers le rivage. La végétation couvrant l’ilot se profile comme des ombres chinoises devant les dernières lueurs du crépuscule. Des lumières jaune-orangé tremblotent dans les arbres, des torches probablement. En tendant l’oreille, je perçois, par-dessus le clapotis des vagues, le rythme lancinant de tamtams. Les habitants de cette ile auraient-ils réussi à préserver leur culture des rouleaux compresseurs de la civilisation occidentale et de celle de l’Acratie ? À moins qu’il ne s’agisse que d’un décor folklorique pour touristes en mal d’exotisme.
La forêt baigne également dans une faible lueur bleutée, à peine perceptible, comme si la lune était descendue s’y cacher. Au premier abord, j’ai pensé qu’il s’agissait du reflet des torches sur les arbres, mais ça ne colle pas : le reflet devrait être orangé, pas bleuté. Cette double illumination me fait un effet bizarre. Il y a la couleur chaude jaune-orangé qui semble rassurante, accueillante et l’autre froide, qui me demande ce que je peux bien vouloir en venant ici, dans cet endroit qui n’est pas fait pour moi. Ah non ! je ne vais pas recommencer. Les lieux n’ont pas d’opinion sur les êtres qui viennent à y passer. Ils peuvent éventuellement souffrir des déprédations que les visiteurs pourraient leur occasionner, sans plus. Ce n’est que dans les romans fantastiques que certains lieux empreints de magie parviennent à développer une âme. Mais je ne suis pas dans le rêve farfelu ou tout au moins utopique d’un auteur à l’imagination exacerbée. Ce que je vis actuellement est on ne peut plus réel, même si, du point de vue de mes contemporains de 1999, il ne s’agisse que de l’une des infinies potentialités d’avenir. Alors pour l’instant, je vais répondre à l’appel chaleureux des torches, et pis c’est tout !
Dans un synchronisme parfait, les pirogues terminent leur course en enfonçant leur proue dans le sable de la plage. Alors que nous mettons pied à terre, une bande de gamins, filles et garçons, âgés de six à dix ans, court dans notre direction. Je m’attends à ce qu’ils nous offrent des colliers de fleurs, mais il n’en est rien. Ils se contentent de nous accueillir à grand renfort de cris joyeux tout en formant une longue farandole. Continuant à tourner autour de nous, ils nous poussent insensiblement en direction de la forêt, vers un chemin qui s’enfonce sous les arbres, là d’où provient la lueur des torches.
Nous traversons la forêt, déjà très sombre, sur une centaine de mètres. On distingue à peine les troncs les uns des autres, si ce n’est ceux qui se détachent en silhouette devant les feux vers lesquels nous nous dirigeons. J’ai la vague impression que certains arbres sont plus clairs que les autres, baignant dans cette lueur bleutée que j’avais perçue avant de débarquer.
Toujours entourés des enfants braillards, nous débouchons dans une vaste clairière dans laquelle se dresse une dizaine de grandes huttes de bois, ou de ce qui ressemble à du bois. Tout le village est éclairé par de grandes torches fixées à hauteur d’homme sur de grandes piques. En fait de torches, si à première vue elles semblent être de vraies torches brulant une quelconque résine locale, je remarque très vite qu’il s’agit en fait de lampes banalement contemporaines, mais animées de variations d’éclat et de couleur simulant le feu de manière crédible. Si on ne les regarde pas directement, l’illusion est parfaite. Au centre du village, brule un grand feu de joie. Il s’agit cette fois de vraies flammes qui consument de vraies buches. Toute la population du village est réunie autour du feu. Je crois même qu’il y a ici bien plus de monde que n’en peut abriter le petit nombre de huttes ici présentes. À moins que, comme un peu partout ailleurs sur la planète, les gens vivent dans des habitations sous la surface. En passant devant une porte entrouverte, je jette un rapide coup d’oeil à l’intérieur. J’y découvre un appartement tout à fait conventionnel, auquel ne manque même pas son paysageur. Ce dernier représente une vue de montagnes enneigées. Ceux qui vivent ici doivent sans doute rêver de balades exotiques. Les habitants vivent donc bien dans ces constructions dont l’aspect extérieur n’est rien d’autre qu’un artifice pour touristes en mal d’authenticité. Dans ce cas, il est très probable que tous les gens réunis ici vivent sur d’autres ilots de l’atoll.
De part et d’autre du brasier sont dressées des broches sur lesquelles rôtissent de grands poissons avec un très long bec : des espadons, si je ne me trompe.
Derrière le feu a été dressée une scène sur laquelle un orchestre de percussions est en train de se produire, sous le regard excité de nombreux adolescents. Les adultes ne prêtent aucune attention à l’orchestre. Ils semblent nous attendre. Une femme s’écarte du groupe et vient à notre rencontre. D’un geste, elle intime aux enfants de s’écarter. Sans attendre, ceux-ci se dispersent et disparaissent dans les maisons.
— Soyez les bienvenus. Cela nous fait très plaisir de vous accueillir une fois de plus parmi nous.
Tong s’avance vers elle.
— Merci Gania ! Et merci à vous toutes et tous pour votre accueil toujours aussi chaleureux. Je constate avec plaisir que le cyclone Sonya n’a pas provoqué les dégâts annoncés.
— Non. Heureusement, il est passé plus au nord. Il a provoqué quelques dégâts matériels sur les chantiers de Nazarettebanque, mais tout le personnel, humain et cétacé, a été évacué à temps. Il n’y a pas eu de victimes.
— Oui. Je l’ai appris avec soulagement. Nous allons d’ailleurs y passer. C’est notre prochaine étape.
— Bien ! Assez parlé des malheurs de ce monde. Installez-vous près du feu. Les chefs auront bientôt terminé leurs préparatifs.
À ce moment, les deux groupes se disloquent et chacun fait un signe à quelqu’un de l’autre groupe. Les conversations s’engagent ici et là, créant une multitude de petits univers coupés les uns des autres. Ne connaissant personne sur cette ile, je me retrouve seul, ignoré de tous, si ce n’est quelques regards curieux, mais furtifs. Bah ! Le problème, ce n’est pas l’indifférence des autres, c’est juste mon inaptitude à établir des contacts sociaux. J’ai l’habitude. Je n’ai qu’à m’installer quelque part, un peu à l’écart. Il finira bien par y avoir quelqu’un qui prendra l’initiative de venir entamer la conversation.
Je m’installe dans une sorte de petit pouf à deux mètres du brasier, laissant mon regard se perdre dans les flammes. C’est le premier vrai feu que je vois depuis mon arrivée au 26e siècle. Partout ailleurs, enfin dans Rama et l’ile de la Fournaise, il y avait un tabou concernant la combustion de composés carbonés générateur de CO2. Ce tabou ne semble pas avoir prise sur les habitants de Cocoïllande. Je suis curieux de comprendre pourquoi. Il faudra que je me renseigne. Je pourrais interroger le Réseau par l’intermédiaire de Jimini, mon mentor, mais je l’ai laissé prendre la poussière sur le Nisshin Maru. Moi, le CO2, quand je regarde s’élever les flammes d’un feu, je m’en moque complètement. Le CO2, on ne le voit pas. Il serait stupide de m’en préoccuper, alors que les brindilles incandescentes, emportées par le flux ascendant des gaz surchauffés, suscitent en moi un émerveillement issu de la nuit des temps, lorsque des millions d’années dans le passé, nos ancêtres hominidés étaient, pour la première fois, confrontés à des feux de savane.
Mais je n’ai pas le temps de contempler les flammes bien longtemps. Noul, le mousse, vient s’installer dans le pouf situé à ma gauche.
— Bonsoir Bernard, je ne te dérange pas ?
Non, il ne me dérange pas. Je suis au contraire heureux que quelqu’un se joigne à moi. Mais j’ai envie de le charrier un peu.
— Non, non ! Installe-toi ! Mais ? Tu ne devrais pas être aux fourneaux, là ? C’est qu’il commence à faire faim. Tu ne peux pas nous laisser mourir d’inanition ! C’est contraire à toute éthique gastronomique.
Il ne se laisse pas démonter.
— Si ! Si ! C’est délibéré ! Vous, les vieux, vous bouffez beaucoup trop. Tu t’es vu avec ta bedaine naissante? Un petit régime ne pourra que te faire du bien.
— Ha ! Ha ! T’as peut-être pas tout à fait tort. Mais ça m’étonnerait que le poisson qui est en train de griller là me fasse grossir.
— Le poisson, non. Mais ce que l’on va nous servir avec, c’est autre chose. Crois-moi ! Tu ferais bien de ne pas en abuser.
Une voix féminine vient se mêler à la conversation. C’est celle de Pilane.
— N’écoute pas ce que raconte ce morveux ! Il est juste jaloux que ce ne soit pas lui qui nous régale ce soir. Je peux m’installer près de vous ?
— Heu… Oui. Bien sûr !
Pilane pousse le pouf situé à ma droite pour le coller tout contre le mien.
— On sera mieux comme ça, tu ne trouves pas?
— Si tu le dis.
Pilane, c’est pas que je la trouve moche. Elle serait même assez jolie, mais c’est juste qu’elle n’est pas mon genre. Les grandes, musclées, avec des cheveux coupés en brosse d’à peine trois millimètres de long, je suis désolé, elles ne m’excitent pas. Et là, je la trouve un peu trop entreprenante. Mais je n’ai pas le courage de la repousser. Heureusement que Noul est là. Ça devrait ralentir ses ardeurs.
C’est l’instant que choisit Noul pour se lever.
— Je vais aller plus près de la scène. Je la kiffe à mort, cette zique. Allez ! Amusez-vous bien, les amoureux !
C’est pas vrai. Il m’abandonne à mon sort. Il faut absolument que je tente quelque chose. Je feins l’indignation et prends Pilane à témoin.
— Non, mais ! Tu l’entends ! Les amoureux ? Mais qu’est-ce qu’il va imaginer là ?
Pilane n’entre pas dans mon jeu. Au contraire, elle se penche vers moi et s’appuie sur mes bras, m’empêchant ainsi de me dégager et me regarde droit dans les yeux. Je me sens comme une tortue tombée sur le dos et coincée sous une grosse pierre. Je n’ai aucun espoir de parvenir à lui échapper.
— Pourquoi ? Tu n’es pas amoureux ?
Elle ne me laisse le temps, ni de réagir, ni de protester. Elle se met à me rouler une pelle, douce, mais ferme. Au début, j’essaie de résister, mais je réalise rapidement que, ma foi, j’aime assez sa façon de m’embrasser. Et puis, même si elle n’est pas représentative des femmes qui peuplent mes fantasmes, je ne dirais pas non à une aventure qui me fasse un peu oublier la solitude et l’ennui que je ressens depuis que j’ai quitté la Fournaise.
Vaincu, je me détends et réponds avec ma langue aux sollicitations de la sienne.
Son baiser s’éternise et elle n’a pas l’air de vouloir relâcher son étreinte. Mon champ visuel se résume à son crâne presque rasé, que je vois flou, car il se trouve à seulement quelques centimètres de mon oeil droit. Le gauche a un peu plus de chance. Il peut apercevoir les flammes qui s’élèvent dans le ciel envoyant des étincelles dorées s’unir à celles qui scintillent sur le firmament depuis toujours. Je ne vois rien d’autre, mais je peux imaginer les regards de la foule dirigés vers le spectacle que nous lui offrons. J’essaye d’abord timidement, puis avec un peu plus d’insistance de me dégager de ses bras puissants, en vain.
C’est la voix synthétique d’un robot qui vient m’apporter un espoir de salut.
— Pardonnez-moi d’interrompre vos ébats biologiques, mais nous allons bientôt commencer à servir. Désirez-vous que je vous installe une table pour que vous puissiez manger tranquillement ici ou envisagez-vous de rejoindre les autres au buffet que nous avons dressé là-bas ?
Au buffet, bien sûr ! C’est ma seule chance d’échapper à cette mante qui a jeté son dévolu sur moi. Mais je n’ai pas le temps d’émettre le moindre son, car Pilane m’a devancé.
— Nous mangerons ici. Nous aurons bien le temps de socialiser un autre jour. N’est-ce pas, Bernard !?
Son « n’est-ce pas » n’était pas une question, mais l’affirmation claire et définitive que mon avis ne l’intéressait pas le moins du monde, que j’étais devenu sa chose et qu’il serait inutile de ma part de chercher à lui résister.
— Ben… Heu… Je…
Elle me jette un regard que je ne parviens pas à décrire avec des mots. Nous serions dans un dessin animé de Tex Avery, ses yeux jetteraient tout autant des coeurs palpitants que des poignards effilés. Et des petits lapins roses aussi. Ça ne fait plus aucun doute : je ne parviendrai pas à lui échapper, tant que nous ne serons pas arrivés à Sinmandrille.
Le robot revient et dispose une petite table entre nos deux poufs, maintenant Pilane momentanément à distance. Je devrais en profiter pour m’échapper. Mais pour aller où ? Je suis coincé sur cette ile. Je suis coincé sur cet océan. Ma seule porte de salut est le futur accostage du Nisshin Maru en Méditerranée dans quelques mois et durant tout ce temps, Pilane sera à bord aussi.
Je pourrais aller chercher de l’aide auprès de Tong. Mais bon, je vois assez la scène :
— Tong ! Tong ! Au secours ! C’est Pilane ! Elle fait rien que m’embêter ! Elle en veut à mon innocence !
J’entends déjà sa réponse :
— Allons Bernard ! Tu es grand maintenant. Tu es capable de te défendre tout seul.
Je serais la risée de la foule. Au mieux, ils croiraient que je joue un rôle dans un spectacle-surprise ou un truc du genre. Pour l’instant, il faut que je fasse profil bas. Plus tard, j’en parlerai à Jimini. Il pourra surement me donner quelques conseils utiles. Houla ! Voilà que j’en viens à appeler mon mentor à l’aide. Ma situation doit vraiment être désespérée.
— À quoi tu penses, Bernard ? Tu as l’air soucieux.
Je devrais lui dire que je ne suis pas vraiment enthousiaste, mais les mots peinent à sortir de ma bouche.
— Ben… C’est à dire que… tout ça… C’est… Comment dire ? Heu… Un peu brusque.
— Brusque ? Oh ! Je t’ai brusqué, mon petit canard ?
— Non… heu… je voulais dire… heu… rapide.
— Rapide ? Mais ça fait des jours que tu me tournes autour et que tu ne parviens pas à te décider. Tu sais : les parades nuptiales, c’est bon pour les oiseaux. Nous les humains, on est censés avoir dépassé ces comportements primaires. Et puis la vie est courte, il ne faut pas la gaspiller. Si deux êtres ressentent une attirance réciproque, il n’y a aucune raison de ne pas se laisser aller à ses plus profonds instincts.
— Ben… J’allais justement…
J’allais lui dire que, justement, l’attirance qu’elle ressentait pour moi n’était pas vraiment réciproque, mais elle ne m’en laisse pas le temps.
— Tu allais justement me déclarer ta flamme. Comme c’est romantique !
Le robot est de retour et nous apporte un plat contenant des morceaux de poisson disposés sur un lit de feuilles d’algues de différentes couleurs. Il s’en dégage un fumet vraiment très appétissant. Mais je n’ai pas faim. Ce qui est en train de se passer me coupe l’envie de manger. Je vais toutefois faire un effort, car si Pilane s’aperçoit de mon manque d’appétit, elle va encore mettre ça sur le compte de l’amour fou que j’éprouverais pour elle.

Durant tout le repas, elle me parle avec enthousiasme des premiers moments où elle s’est aperçue de l’intérêt que je lui porte, comment elle a vu l’amour se développer en moi. Comme prévu, elle se rend compte de mon petit appétit et de mon manque de répondant à ses sollicitations. Elle met cela sur le compte de mon état amoureux et me dit que ça va me passer, que je n’ai pas à m’en faire.
Pourtant, par moment, c’est elle qui devient soudain absente, le regard perdu en direction du groupe d’adolescents qui dansent devant l’orchestre. Puis elle est de nouveau là, me disant comme le hasard a bien fait les choses pour que nous puissions nous rencontrer. La première fois, je n’y prête aucune attention, mais ces instants se répètent à intervalles de plus en plus courts et son regard, d’abord vide, devient de plus en plus insistant. On dirait qu’elle observe quelqu’un en particulier. Je ne vais pas lui demander de détails, elle pourrait prendre cela pour une manifestation d’intérêt pour sa personne et je ne veux surtout pas la laisser croire ça.
Soudain, Pilane se lève d’un air décidé.
— Attends-moi là ! Je reviens. Je voudrais te présenter quelqu’un.
Moi, du moment qu’elle me lâche les baskets ne serait-ce qu’une minute, je suis bien content. C’est pas moi qui vais la retenir.
Elle se dirige d’un pas décidé vers les danseurs et interpelle une jeune fille qui n’a pas l’air d’avoir plus de treize ou quatorze ans. Celle-ci n’a pas l’air très heureuse de cette intrusion. Une discussion animée s’engage entre Pilane et la jeune fille. Je n’entends pas leurs paroles, leurs voix étant couvertes par la musique. À un moment, Pilane fait un geste dans ma direction, comme pour me désigner à l’autre. Celle-ci ne montre aucun intérêt et ne regarde même pas dans ma direction. Au contraire, elle semble s’énerver encore plus, puis brusquement, tourne les talons et s’éloigne en courant en direction de la forêt. Deux jeunes garçons vont la rejoindre.
Pilane revient vers moi, assez énervée.
— Ah ! Je te jure ! Faites des gosses !
Quoi ? Pilane serait la mère de cette jeune fille ?
— C’est ta fille ? Mais je croyais que les parents devaient s’occuper en priorité de leurs enfants par rapport à toute autre activité.
— Tu me vois passer tout mon temps avec cette peste ?
Je me garde bien de répondre. Mais je me demande bien qui des deux est la véritable peste.
— Viens, Bernard ! Allons ailleurs.
Je vois très bien ce qu’elle veut faire une fois ailleurs. Mais dans son état, elle risque de me massacrer sans même s’en rendre compte. Je ne dois pas y aller.
— Non ! Je préfère rester ici. Il fait bon et la musique me plait beaucoup. J’ai encore envie de l’écouter.
— Viens, je te dis !

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