24 – Garder les pieds sur Terre

Ça y est: je suis en route pour la Terre. Une navette m’emporte vers la station intermédiaire de l’ascenseur spatial, à trente-six mille kilomètres au-dessus de l’océan Indien. Pour descendre sur Terre, Il faut d’abord monter.

Pour l’instant, l’ascenseur n’est qu’un trait de lumière qui accompagne la Terre dans sa rotation. Un point brillant se distingue aux deux tiers de sa longueur, comme une goutte de rosée sur un fil d’araignée.

Imperceptiblement, le fil tend à prendre de la consistance. On dirait l’un des longs cheveux blonds de Nielle. A cette pensée, des larmes viennent troubler mon regard. Mon amour, pourquoi t’ai-je laissé dans Rama? Quel espoir fou me pousse à retourner sur Terre?

Je contemple une tour de cinquante mille kilomètres de hauteur plantée sur la planète bleue, mais mon cerveau s’obstine à ne voir la Terre que comme un ballon de baudruche au bout de sa ficelle.

Celle-ci est devenue un mât sans fin auquel aucune voile n’est accrochée. La goutte de rosée forme maintenant une grosse excroissance percée d’alvéoles s’étalant le long de l’équateur de part et d’autre de l’ascenseur. De nombreux vaisseaux flottent alentour. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’un gros nid de frelons accroché à un tronc d’arbre.

De près, je réalise enfin les dimensions réelles de la construction. C’est titanesque. Au ras de la station intermédiaire, la tour a un diamètre de plusieurs kilomètres. Tant au-dessus qu’au-dessous, celle-ci semble se rétrécir progressivement. Est-ce dû seulement à l’effet de perspective? Glissant le long de ses flancs, des trains montent vers le ciel ou descendent sur Terre. Certains traversent la station à vive allure, alors que d’autres y font halte.

Lentement, la navette s’introduit dans une des alvéoles. Des bras télescopiques s’en saisissent pour l’immobiliser. Un sas souple se déploie et vient se coller contre l’écoutille. Tout le vol s’est déroulé en apesanteur, hormis lors de la poussée initiale. Instinctivement, je m’attends à retrouver une pesanteur normale, avec un haut et un bas. Mais il n’en est rien. Bien que rattachée à la terre par une amarre géante, la station intermédiaire est située au niveau de l’orbite géostationnaire. La force centrifuge compense exactement l’attraction terrestre. C’est donc en nageant comme un poisson que je quitte la navette. L’expérience acquise dans Rama me permet de ne pas bousculer les autres passagers.

Je me déplace dans un dédale de couloirs sans organisation apparente. Je n’ai pas la moindre idée de la direction que je prends. Je me fie aux indications de Jiminy toujours agrippé à mon épaule. Bientôt, je débouche dans un vaste hall. A part l’apesanteur, on se croirait dans un aéroport. Les passagers sont tous des terriens. Le personnel est essentiellement zérogé.

Il y a une autre différence par rapport à un aéroport. Il n’est pas nécessaire d’attendre des heures. Un train est en partance pour la Terre toutes les dix minutes. Me voilà donc sur le quai. Le train arrive par la gauche. Tiens, c’est bizarre, ça. Pourquoi ce quai est-il horizontal? Pour descendre vers la Terre, je l’aurais plutôt vu vertical.

Un simple coup d’oeil aux sièges à l’intérieur de la rame corrige mon erreur. Ce que je prenais pour la gauche était en fait le haut. Le train est arrivé depuis le plafond.

Le temps que les passagers embarquent, qu’ils s’installent dans les sièges superposés et le véhicule entame sa descente. Une faible poussée tend à me soulever de mon siège. J’ai la bizarre impression d’être non seulement suspendu au plafond, mais également d’être tiré vers le haut.

D’abord très lentement, puis de plus en plus vite, le train plonge dans les profondeurs de la station. Au bout d’une minute environ, nous émergeons à l’air libre. Façon de parler, bien sûr, car, autour de nous, il n’y a pas la moindre molécule d’air. Très vite, l’essaim de frelons est hors de vue. Plus bas, la Terre est presque invisible, plongée dans la nuit. La surface lisse et uniforme de la tour, éclairée seulement par un faible clair de lune, est notre unique paysage. Seules les plus brillantes étoiles sont visibles, en raison de l’intense éclairage de la cabine.

La poussée persiste durant près de vingt minutes, puis nous nous retrouvons en quasi-apesanteur, seule la force de Coriolis agit encore, nous tirant légèrement de côté. Alors, commence une longue attente. L’arrivée est prévue dans une dizaine d’heures. Comme dans les avions long-courriers, chaque siège est équipé d’une console de divertissement. Evidemment, elle dispose d’un accès complet au réseau. J’en profite pour me mettre au courant des dernières nouvelles.

« On annonce que le vaisseau interstellaire Santa-Maria, parti pour Alpha du Centaure et oublié durant des siècles, est sur le point de rejoindre la Terre. Il croise actuellement l’orbite de Jupiter et retrouvera sa planète d’attache d’ici trois mois. »

« Sur la Lune, les négociations pour la libération des humains non homos s’enlisent dans d’interminables arguties juridiques. On n’attend pas de résultats concrets avant l’année prochaine. »

« C’est officiel. Pour la première fois depuis plus de six siècles, la population de la Terre est passée au-dessous du seuil d’un milliard. Cet objectif tant attendu a pu être atteint près de trente ans avant l’échéance planifiée, cela en grande partie grâce au projet Eclosionus. En effet, ces derniers mois, plus de vingt millions de terriens ont émigré vers la grande station Rama, rebaptisée Eclosionus en prévision de son départ prochain vers les étoiles. »

Dommage! L’Eclosionus, emportant ma Nielle à moi, partira dans trois jours. La Santa-Maria n’arrivera que dans quelques semaines. L’impact historique aurait été plus grand si l’on avait fait coïncider les deux événements.

Mais il est vrai que les promoteurs du projet Eclosionus ont craint de se faire voler la vedette. Depuis des dizaines d’années, ils militent pour l’envoi d’un vaisseau géant à l’assaut des immensités sidérales. Et voilà qu’ils apprennent qu’un petit rafiot de rien du tout, lancé des siècles plus tôt, avait réussi la traversée et revenait pour rafler tous les honneurs. Il fallait à tout prix partir avant l’arrivée de l’usurpateur. Le dégoût provoqué par la crise lunaire aura suffi à convaincre la population de Rama.

Au fil des heures, la pesanteur augmente. Nous ne sommes pas en chute libre, la vitesse est limitée à un kilomètre par seconde. Le jour se lève sur le sud-est asiatique. Voilà l’Australie et ses déserts. Ah! Première surprise! Seul le sud du continent est désertique. La moitié nord est couverte de végétation. Sans doute un des effets à long terme du réchauffement global.

Le niveau des océans a dû monter de plusieurs mètres. De cette altitude, il est difficile d’en évaluer l’impact sur les lignes côtières. Que reste-t-il du Bangladesh, par exemple? Je devrais pouvoir m’en rendre compte dès que le jour se lèvera sur le sous-continent indien, si le temps n’est pas bouché.

Plus que cinq cents kilomètres et je suis de retour sur la Terre. Je ne serai pas vraiment chez moi, mais tout mon être veut le croire. Je suis submergé d’émotions diverses. Des larmes coulent le long de mes yeux. Mes mains se mettent à trembler. Mon rythme cardiaque a presque doublé. Dans vingt minutes, je foulerai à nouveau le sol de ma planète.

Le ciel noir se teinte lentement de bleu alors que s’éteignent les dernières étoiles. Nous entrons dans l’atmosphère. Il n’y a pas de bulle de plasma autour du train, sa vitesse est insuffisante pour ioniser l’air ambiant.

Il pleut. En quelques secondes, le train est passé de la clarté du soleil matinal à la grisaille de la mousson. Dans deux minutes tout au plus, on sera arrivé. J’ai le coeur serré.

Il y avait peu de passagers dans le train, donc pas d’attente pour sortir. En revanche, une foule compacte se presse pour embarquer: les derniers candidats à l’émigration vers les étoiles.

Cette fois-ci, je me sens vraiment dans un aéroport. Mon bagage dans une main, je déambule le long des couloirs. Ma main libre fouille mes poches à la recherche d’un passeport. En vain. Quel crétin je suis! Voilà belle lurette que plus personne n’a de passeport. La libre circulation des personnes dans tout le système solaire, c’est génial! Et dire qu’en 1999, une majorité de mes compatriotes se cramponnait à son petit coin de montagne.

Et maintenant, je vais où? Je me suis embarqué sans plan précis, avec une seule idée en tête: retourner sur Terre. Eh bien, voilà. J’y suis. Mais je n’ai pas vraiment le sentiment d’être arrivé. Il me faudra bien aller au-delà de ce hall d’astroport. En fait, l’alternative est simple. Je peux m’envoler tout de suite vers l’Europe, pour vérifier si le massif chablaisien se reflète toujours dans les eaux bleues du Léman. Ou alors, du moment que je suis ici, pourquoi ne pas faire un peu de tourisme dans la région?

En attendant de prendre une décision, je vais aller boire un coup. Il y a un bar un peu plus loin. Je m’installe au comptoir. Le barman est petit avec un gros nez rond, chauve comme un oeuf et blanc, comme moi. Je n’avais plus vu quelqu’un de cette couleur depuis 1999. Ainsi, le processus de métissage sur Terre n’est pas allé aussi loin que sur Rama.

– Et, pour le monsieur, ce sera?

– Un coca: frais, mais sans glaçons!

– Ca marche!

Il manipule un appareil dont la fonction m’échappe complètement. Quelques secondes plus tard, un trou s’ouvre dans le comptoir, devant moi. Il en sort un verre plein de coca.

Devant ma surprise, le serveur m’interroge:

– Ce n’est pas ce que tu as demandé?

– Heu… Si, si! C’est juste que c’est la première fois que je suis servi ainsi.

– Ah! Effectivement, ça n’a pas toujours été comme cela. Dans mon premier bar, tout se faisait encore manuellement. Mais ça ne date pas d’hier.

Je me mets à siroter en réfléchissant à ce que j’allais faire. Mon coeur balance entre le mal du pays, me poussant à retourner au plus vite à Lausanne, et la crainte que je ne reconnaisse plus rien, que la région ait tellement changé que je me sentirai à nouveau en exil.

– Tu n’es pas bavard, me dit le barman.

– Non!

Et puis, je peux voyager gratuitement. Je peux aller n’importe où sans la moindre formalité. Ce serait trop con de rater une pareille occasion de visiter le monde. Comme je me connais, une fois en Suisse, ou quel que soit le nom qu’on y donne maintenant, j’aurai la flemme de me bouger et je resterai là à me lamenter sur mon passé perdu.

– Tu as choisi de partir avec l’Eclosionus et tu hésites une dernière fois, n’est-ce pas?

Une seconde hébété, je regarde le barman avant de comprendre la question.

– Heu, non! J’en viens.

– Ah? Ils sont plutôt rares, les gars comme toi. Ces dernières semaines, je n’ai eu comme clients que des barjots qui veulent partir coloniser les étoiles. D’après eux, c’est le dernier endroit dans l’univers où l’on peut encore vivre l’aventure.

– L’aventure, je sais pas. Mais pour sûr, des mois d’attente pendant la traversée, et ensuite l’inconnu total. Qui sait, il est même possible qu’une fois le vaisseau arrivé là-haut, E.T sorte son grand tape-mouche, pulvérise l’intrus d’un geste anodin et reprenne simplement sa sieste.

– Tu n’as pas l’air très enthousiaste pour la mission. C’est ce que tu voudrais qu’il leur arrive?

– Bien sûr que non. Je leur souhaite au contraire que tout se passe bien. Surtout que j’ai laissé la femme de ma vie là-haut.

– Là, je ne comprends pas. Pourquoi ne pars-tu pas avec elle? Ou pourquoi ne t’a-t-elle pas accompagné? Vous vous aimiez, non?

– A la folie. Mais son destin est dans les étoiles. Le mien est sur Terre.

– J’en ai déjà entendu de bonnes. Mais, un gars de Rama dire que son destin est sur Terre, c’est le monde à l’envers.

– Je n’y ai vécu que six mois. En fait, je suis bien plus vieux terrien que toi, ou que quiconque d’ailleurs.

– Ah, ah! Bien essayé. Si tu veux me faire croire que tu es membre de l’équipage du Santa-Maria, je te rappelle que ce vieux rafiot en a encore pour trois mois avant d’arriver à quai. Mais continue, je crois que j’aime bien ton histoire.

– En réalité, je suis né au milieu du vingtième siècle, selon l’ancien calendrier. J’ai quitté mon époque pour échapper au bug de l’an 2000. Je me suis fait congeler. Je voulais qu’on me réveille quelques mois plus tard, mais, pour je ne sais quelle raison, cela ne s’est pas fait. Et comment j’ai fini par me retrouver cinq siècles plus tard dans une station orbitale? Alors là, mystère!

– Ouais, je vois ce que c’est. Tu vois: moi, pendant longtemps, j’étais persuadé d’être un caporal de la cavalerie des Etats-Unis d’Amérique durant la guerre de sécession. Presque chaque nuit, je rêve que je charge les sudistes.

– Mais si, c’est vrai. Je t’assure.

– Mais oui, mais oui. T’en fais pas, ça te passera. Pour moi, mon mentor a mis près de trois ans à me faire comprendre l’absurdité de mon idée fixe. Mais maintenant, ça va mieux.

Pourquoi continuer cette discussion?

– Bon, c’est pas tout, ça. Tu sais où je pourrais trouver un hôtel ou quelque chose du genre, ici?

Le barman se penche sur le comptoir et m’indique du bras le bout du couloir.

– Tu fais deux cents mètres par là, ensuite tu tournes à droite. Dans le hall au fond, tu trouveras un guichet avec l’inscription « Hébergement ».

– Merci.

Je m’apprête à partir, mais non sans le saluer.

– Hé, Blutch!

– Oui?

– Mes amitiés au sergent Chesterfield.

Je le laisse là, interloqué. Ce voyage m’a claqué. Je vais dormir.

Voilà trois jours que je glande sur cette île artificielle plantée au milieu de l’océan Indien. Je ne parviens pas à m’éloigner de cet ascenseur qui reste mon dernier espoir de retrouver Nielle. Plusieurs fois par jour, je l’appelle pour l’implorer de sauter dans la prochaine navette et de venir me rejoindre. Elle n’en fait rien. Au contraire, elle aussi me supplie de remonter vers l’Eclosionus tant qu’il en est encore temps.

Mais il est désormais trop tard. La dernière navette va incessamment quitter le vaisseau interstellaire. Si Nielle n’est pas à son bord, l’Univers n’a plus de raison d’être.

La mousson s’est faite oublier pour un temps. Les dernières lueurs du jour s’estompent là-bas à l’ouest, au-delà d’une mer trop calme. De l’autre côté, l’ascenseur brille encore de mille feux, pétant de l’orgueil d’une tour de Babel qui a atteint le Paradis. Lentement, l’ombre de la planète grignote l’arbre de lumière, ne laissant à sa place qu’une guirlande de feux rouges clignotants. Au plus profond de la nuit, seule persistera une grosse étoile blanche au zénith.

Il n’y aura pas de Lune cette nuit. Elle se dore au soleil des Amériques. A sa place, les étoiles se font de plus en plus nombreuses. L’Eclosionus est là, quelque part dans le ciel austral. Sa taille apparente équivaut à presque quatre fois celle de la pleine lune, pourtant il reste invisible. Sa surface totalement noire ne réfléchit pas plus d’un millionième de la lumière qu’il reçoit du soleil. Seul un trou d’obscurité dans le ciel étoilé trahit sa présence. Ca y est, je le vois. Ou plutôt, je le devine lorsqu’une étoile disparaît derrière sa silhouette ou en émerge.

Je m’allonge dans la pelouse au bord de la falaise métallique. D’ici quelques minutes, le vaisseau s’élancera vers les étoiles.

Nielle est assise près de moi. Hélas, pas vraiment. Son image holographique flotte au-dessus d’un disque doré posé sur le gazon. Une larme coule le long de sa joue.

– Je n’arrive pas à croire que tu ne sois pas ici avec moi. Pourquoi a-t-il fallu que tu descendes sur Terre? Qu’espères-tu y trouver? La Terre d’aujourd’hui est aussi différente de celle de ton époque que ne l’était Rama. Je sais que tu m’aimes. Alors, pourquoi as-tu fait cette folie? Je t’en supplie. Je ne pourrai pas continuer à vivre sans avoir compris.

Je gaspille en silence quelques-unes des rares secondes qui nous restent avant d’être séparés à jamais.

– Il n’y a qu’une seule chose qui a pu me faire renoncer à toi: le fait de savoir que je vais rentrer chez moi, en 1999.

– Mais qu’est-ce que tu me racontes là? J’ai jamais rien entendu d’aussi débile. T’es vraiment le dernier des crétins de croire un truc pareil. Le voyage dans le temps est tout bonnement impossible et tu le sais autant que moi.

– Pourquoi? Tu m’aurais dit ça au vingtième siècle, j’aurais pu te croire, mais entre temps on a inventé le chronostat. Alors, pourquoi pas le chronoscaphe?

– Mais ça n’a rien à voir. Ralentir l’écoulement du temps est une chose, l’inverser est physiquement absurde.

– J’ai la preuve que suis retourné à mon époque.

– Quoi? Ton avis de décès en 76? Mais c’est sans doute une erreur. Ou alors, quelqu’un a usurpé ton identité.

– Non. Tant qu’il n’y avait que cette date, je n’y croyais pas moi-même. Mais j’ai trouvé autre chose. Des références à un bouquin que j’aurais écrit après mon retour. Les quelques rares extraits que j’ai pu lire ne laissent planer aucun doute. Ils relatent des faits qui se sont déroulés ici. J’y ai même trouvé ton nom. Il a bien fallu que quelqu’un retourne dans le passé. L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est que ce soit moi! En plus, ça expliquerait cette histoire de mandat de transfert qu’on a retrouvé sur la caisse de mon sarcophage: c’est moi-même, après mon retour, qui l’aurais posé là.

– Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt? Si j’avais su que tu partais vraiment pour retourner chez toi, et pas seulement pour te perdre un peu plus, je t’aurais suivi.

– C’est justement pour cela que je ne t’ai rien dit. Je ne sais encore ni quand, ni comment je parviendrai à retourner en arrière. Tout ce que je sais, c’est que ce sera sans toi. Je n’ai pas trouvé la moindre trace de ta présence à mon époque. Il n’était pas question que je t’abandonne sur Terre après t’avoir fait rater la correspondance pour les étoiles. Ton destin est dans mon futur, pas dans ton passé.

A cet instant, le ciel s’illumine. D’abord juste quelques étincelles roses serpentent à la surface de l’Eclosionus. En quelques secondes, le vaisseau entier est plongé dans une luminescence bleutée. Puis l’espace tout autour se met à se déformer. Les étoiles se mettent à danser, tandis que des vagues ondulent sur la coque de l’engin.

– Nielle, c’est fabuleux! Je ne sais pas ce que tu vois depuis l’intérieur. Mais depuis ici, c’est époustouflant. Je n’ai même jamais rêvé un truc pareil. C’est… Il n’y a pas de mots pour exprimer la beauté et l’étrangeté du spectacle. Tu m’entends toujours?

Elle me répond d’une voix grave et bizarrement traînante:

– Pouurquooii esst-cce quue tuu paarlees ssouudaiin ssii viittee? Oohh! Jjee ssaaiiss, cc’eesst dûû aauux…

Puis le silence. L’image de Nielle est figée. Dans le ciel, la sarabande des étoiles s’intensifie. L’Eclosionus ressemble à un pudding atteint de la maladie de Parkinson.

Soudain, la voix et l’image de Nielle reprennent vie:

– … chronostats de l’Eclosionus. Pendant le voyage, le temps sera presque stoppé. Même si le vaisseau n’atteindra que le dixième de la vitesse de la lumière, les mille ans de voyage ne dureront pour nous qu’une seule année. Les communications doivent avoir compensé l’effet. Tu peux me répéter ta dernière phrase?

De nouveaux, l’hologramme se fige.

– Ouais, c’est mieux. Je disais que d’ici le spectacle est absolument inouï. J’espère que tout est normal, parce qu’on a l’impression que l’Eclosionus va se disloquer d’un instant à l’autre.

Trois minutes s’écoulent avant que ne me parvienne la réponse.

– Oui, tout est normal, rassure-toi. Le vaisseau est parfaitement stable. C’est exactement le même effet que pour les chronostats domestiques.

– Tant mieux. Ah, je crois que vous êtes en train de changer d’orbite. L’Eclosionus commence à rapetisser.

Cette fois, le délai est de plus de dix minutes.

– Quoi, déjà? Mais je croyais que le départ n’aurait lieu que cinq cents secondes après la mise en route des chronostats.

– En temps terrestre, mon amour. Cela fait maintenant plus d’un quart d’heure qu’ils sont enclenchés. C’est incroyable, l’accélération du vaisseau. Sa taille à bien diminué de moitié.

L’Eclosionus n’est plus qu’un point tremblotant non loin du petit nuage de Magellan. Une demi-heure s’est écoulée depuis la dernière phrase de Nielle. Ha, voilà son image qui s’anime à nouveau.

– Bernard, c’est terrifiant! En quelques secondes, la Terre s’est réduite à une toute petite bille de rien du tout. Je n’ose même plus cligner des yeux, de peur qu’elle ait complètement disparu au moment de les rouvrir. Te savoir là-bas me rend folle.

– C’est dur pour moi aussi, Nielle. Chacune de tes phrases met plus de temps à me parvenir.

Cette fois, l’hologramme ne se fige pas, il s’éteint. Une voix synthétique standard m’annonce que je serai averti lors de l’arrivée du prochain message. Je ramasse le disque doré et m’en retourne vers l’hôtel. Ici, le spectacle est terminé.

Je dors d’un sommeil agité. Je rêve que Nielle n’est pas dans l’Eclosionus, qu’elle a pris la dernière navette et est en train de descendre par l’ascenseur. Le train va arriver au sol. Il est là, il s’arrête. Nielle va sortir. Elle…

Je suis réveillé par une sonnerie suivie par la voix de l’intelligence domestique.

– Une nouvelle séquence de communication a été reçue de l’Eclosionus. Désires-tu la recevoir maintenant?

Encore à moitié dans les vapes, je réponds:

– Oui, oui, bien sûr.

J’avais négligemment jeté le disque doré au pied d’une des parois de la pièce. L’image de Nielle qui se forme est en partie incrustée dans le mur. Maintenant, je sais qu’elle n’est plus qu’un fantôme venant hanter mes nuits.

– Tu sais qui est là? Maïté! Elle voudrait te dire bonjour.

Nielle tourne la tête. Son visage disparaît dans le mur.

– Viens près de moi, Maïté! Comme ça, il pourra te voir. Voilà. Maintenant, tu peux lui parler.

Une main noire poilue émerge du mur et s’agite en signe de salut.

– Coucou Bernard. Quand tu reviendras, tu pourrais me rapporter des bananes? Il paraît qu’elles sont meilleures que celles d’ici.

Comment ne pas lui mentir?

– Bien sûr, Maïté. Je n’y manquerai pas.

Je marque une pause. J’ai tant de choses à dire à Nielle, mais je ne sais par quoi commencer. Une pause trop longue au goût du système de communication. Celui-ci, considérant que j’attends une réponse, coupe la liaison.

Et merde. Il va me falloir de nouveau attendre des heures avant de l’entendre prononcer juste une ou deux phrases. Cette fois, je ferai attention à l’emplacement de la console.

Je reste cloîtré dans ma chambre à attendre la prochaine apparition de mon fantôme préféré. Je passe mon temps sur le réseau à étudier les dernières théories sur la physique temporelle. Les équations de Mézières semblent montrer que, dans certaines des dimensions invisibles de l’espace, le temps s’écoulerait de manière cyclique. Les interactions avec l’univers que nous percevons ne sont mesurables qu’à une échelle inférieure au micron. Mais de là à la réalisation d’une machine à remonter le temps, aucun physicien ne se risque à en envisager la faisabilité.

L’intervalle entre les bribes du dialogue passe progressivement de quelques heures à plusieurs jours. La conversation devient de plus en plus décousue. Je m’attends à ce que Nielle réponde à ma question précédente et elle s’étonne que soudain je porte une barbe de trois jours. Etrange au début, cette situation devient de plus en plus pénible, douloureuse même. Combien de temps serai-je encore en mesure de la supporter?

Il y a deux mois déjà que l’Eclosionus s’est éclipsé dans un feu d’artifice. La dernière apparition de Nielle la semaine passée a été interrompue par Maïté, qui tentait de tirer Nielle hors du champ du communicateur. Je suis comme un toxicomane en manque qui ne survit que dans l’attente de sa prochaine dose.

L’annonce d’une nouvelle pincée de Nielle me redonne un soupçon d’énergie.

– Calme-toi, Maïté! J’arrive tout de suite. Bernard, je suis désolée, mais il faut que je m’absente quelques heures. Je te rappelle au plus vite. Bizou!

Cette fois, c’est la fin. Je suis submergé par le mélange de deux sentiments totalement contradictoires: un désespoir infini et un immense soulagement.

– Nielle! Ces quelques heures pour toi correspondent à des années sur Terre. A ce moment-là, j’aurai peut-être déjà rejoint mon époque. Quel que soit le destin qui t’attend au fin fond de l’espace, j’espère qu’il te remplira de bonheur. Adieu, mon amour. Je t’aime et je t’aimerai toujours. Dans l’avenir et dans le passé.

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