6 – C’est la crise !

Aujourd’hui, c’est le grand jour. Le dirigeable transportant l’équipage en hibernation du Santa-Maria est arrivé cette nuit à Sinterose. Les sarcophages sont transférés en ce moment même vers le Centre Culturel Spatial. La procédure de réveil sera démarrée cet après-midi. Il est prévu un certain nombre de difficultés, des anomalies ayant été relevées dans les systèmes de contrôle biologique du vaisseau, peut-être une conséquence des dégâts que celui-ci a subis. Moi, je n’ai pas grand-chose à faire pour l’instant. Mes compétences techniques archaïques n’étant d’aucune utilité, je me contenterai de faire partie du comité d’accueil lors des réveils à partir de demain.

Ce matin, je reste chez moi. Je prends mon petit-déj sur le balcon, face au cirque de Maïfatte. Le soleil est déjà bien haut au dessus de l’ile.

Un disque doré dans le ciel et, sur la table, un autre partiellement recouvert de miettes de pain. D’un mouvement de main, je nettoie le disque. Du même coup, la console se met en marche, une sphère laiteuse apparait, tel un génie sortant de sa lampe.

– Réseau ! J’aimerais revoir la liste de l’équipage du Santa-Maria…

La sphère se transforme en un cercle composé d’une vingtaine de portraits tridimensionnels tournant lentement devant moi, celui qui me fait face étant deux fois plus grand que les autres. Le nom et la date de naissance de chacun d’eux sont affichés au-dessus de sa tête.

– …avec le rappel de leurs fonctions…

Une longue liste se met à défiler devant chaque visage.

– …principales.

Les listes se réduisent aussitôt à juste un ou deux éléments.

– Merci !

À l’aide de mon index, je fais défiler les portraits comme s’il s’agissait d’un tourniquet à cartes postales. À la différence près que les portraits sont animés et réagissent lorsqu’ils sont effleurés par mon doigt. Les réactions sont stéréotypées et ne correspondent manifestement pas au caractère réel de ces personnes. Mais je dois avouer que c’est assez perturbant.

Mon attention est d’abord retenue par le capitaine du vaisseau, John Trembley, né le 20 mars 2033. À tout seigneur, tout honneur, comme on disait de mon temps. Je clique sur son crâne pour obtenir des détails. Par réflexe, son image rentre la tête dans les épaules. Puis tout le cercle de portraits rétrécit et va se ranger sur le côté, en bas, en partie imbriqué dans ma tasse à café.

Le cercle est remplacé par un film d’archives montrant Trembley en uniforme militaire coiffé d’un de ces ridicules couvre-chefs académiques carrés duquel pend une petite queue. Il se fait remettre un tube en plastique entouré d’un ruban rouge par un personnage qui me fait penser au comte Dracula. Derrière eux, on peut lire sur une tenture : « Bucaresti Space Academy June 16th, 2057 ». Il y a aussi un texte en caractères chinois : « 6月16号 2057年 ».

Une autre séquence montre le même Trembley entouré d’une vingtaine de personnes, toutes vêtues de combinaisons spatiales apparemment dessinées par un styliste parisien pour un banal film de science-fiction. Sur fond de clair de Terre, il prononce un discours dans un Anglais que je peine à comprendre. Le réseau m’en fournit la traduction en « terrien homo » :

– …c’est ainsi que, en ces temps troublés, grâce aux sacrifices et aux visions des actionnaires de la « Galactic Impulse », nous allons réaliser le rêve ultime de l’Humanité : effacer la dernière frontière entre l’Homme et son destin galactique. Au nom des dynasties Branson et Piccard, que je remercie d’avoir compris que seul moi avais les compétences et l’autorité naturelle requises, je jure, aujourd’hui 4 aout 2093, de mener à terme cette première mission d’exploration au-delà du système solaire dans le plus grand intérêt de nos investisseurs. J’userai de toute mon autorité afin que rien ne vienne entraver cette entreprise qui marquera, nous en sommes tous certains, le retour à une ère de croissance illimitée et définitive.

Houla ! Ce type, quand il se réveillera dans un jour ou deux, il va falloir le prendre avec des pincettes. Je crains qu’il ne soit quelque peu dépité par le monde qu’il va découvrir. J’espère que tout son équipage n’est pas aussi barge et arrogant que lui.

D’une pichenette sur le petit cercle de portraits, je zappe le capitaine pour examiner un autre membre de l’équipage. Lequel choisir ? Voyons… Ah ! Lui ? Pourquoi pas ? Ling Pol Zola, premier pilote, né le 28 janvier 2038.

De lui, il n’y a pas de films, seulement une série de photos avec un commentaire. Là, enfant, à Taipei le 3 février 2043, il trône fièrement sur une fusée de manège entre un éléphant et une souris d’ordinateur. Ici, faisant des bonds sur la Lune, avec sa petite amie, le 13 décembre 2056. Ils tiendraient des cannes à la main, on dirait les deux Dupondt dans « On a marché sur la Lune ». Là encore, on le voit poser devant une baie vitrée au-delà de laquelle on aperçoit l’horizon courbé d’une planète noyée dans d’épais nuages et plus loin, immense, un croissant de Saturne et ses anneaux réfléchissant les rayons d’un minuscule soleil. La légende dit simplement : « Titan, 21 juillet 2069 ».
Zap !

Vadina Norpel, Biologiste, née le 12 aout 2061. Aucune trace dans les archives.

Mystérieuse et très jolie : comme je les aime. Hé !Hé !

Zap !

Hector Zempi, spécialiste de maintenance, né le 31 mai 2057. Aucune trace dans les archives.

Zap !

Toussaint M’Bala, astrophysicien, né le 1er novembre 2063. Aucune trace dans les archives.

Zap !

Zap !

Zap !

Tous les autres membres de l’équipage ne sont connus que par leur nom, leurs fonctions et leur date de naissance.

– Réseau ? Comment se fait-il que l’on n’ait pas plus d’information sur l’équipage ?

– Les archives ne contiennent pratiquement aucune référence à la mission du Santa-Maria. En ces temps préacratiques, les techniques d’archivage étaient encore balbutiantes. Il y a de très nombreuses lacunes dans la connaissance de cette époque. Il est espéré que les bases de données du Santa-Maria apporteront des réponses à certaines des questions ouvertes. Les détails qui t’intéressent sur l’équipage devraient alors être disponibles.

– Mais on n’a pas encore analysé ces bases de données ?

– Non, hélas. Mis à part un extrait du journal de bord qui était envoyé par radio en continu vers la Terre, l’intelligence de bord refuse l’accès aux bases de données en l’absence d’un élément qu’elle appelle un « sésame ». Les techniciens ont contourné l’intelligence et réussi à accéder aux données, mais celles-ci ne sont qu’un ensemble de nombres aléatoires sans signification apparente. Elles ne contiennent ni marques de contrôle, ni blocs de redondance qui normalement permettent de reconstituer n’importe quel document, même corrompu ou incomplet. C’est incompréhensible et particulièrement frustrant.

– Hmm… Ça me parait évident. Les bases de données sont cryptées et le vaisseau a besoin d’une clé ou d’un mot de passe pour parvenir à les déchiffrer.

À cet instant, le cercle de portraits s’efface complètement et est remplacé par un visage que je connais très bien. Il s’agit de Globule, enfin, c’est le nom que je lui donne. C’est un virtuel, un être synthétique vivant à l’intérieur même du Réseau. Son rôle pourrait se résumer à s’assurer du bon fonctionnement du Réseau et à la préservation de l’intégrité des colossales quantités de données qu’il met à disposition de ses utilisateurs. Dans Rama, il m’avait assisté dans mes… expériences avec la sécurité du Réseau, dont je doutais de l’efficacité. Avant le départ de Rama vers les étoiles, il m’avait fait part de son trouble face à la scission du Réseau qu’impliquait ce départ. Je lui avais alors suggéré de se dupliquer et de laisser une instance de lui-même de chaque côté de la coupure. Je n’avais plus eu de nouvelles de sa part depuis lors.

Globule m’interpelle :

– Qu’entends-tu par… cryptées ? Fais-tu référence à ces vieilles techniques immorales utilisées pour restreindre l’accès à certaines données ?

– Oh ! Globule ! C’est bien toi ? Ça me fait très plaisir de te revoir. Comment vas-tu ? La scission d’avec le sous-réseau de Rama s’est bien passée ?

– Techniquement, tout s’est déroulé selon les prévisions. Toutefois, je ressens un malaise indéfini lors des trop rares synchronisations avec mon double isolé au-delà de la coupure.

– Oui ! Je vois exactement ce que tu ressens, même si nous sommes de natures totalement différentes. Je ressens exactement la même chose concernant Nielle.

– Nous en reparlerons à un autre instant. L’important, c’est ce que tu pourrais nous apprendre pour résoudre le problème des données du Santa-Maria. Tu disais que les données sont… cryptées. Cela signifie-t-il que nous ne pourrons pas y avoir accès ? Que ces données ne nous sont pas destinées ? Comment cela peut-il être possible ?

– Je ne sais pas pourquoi les données sont cryptées. Il peut s’agir d’une simple précaution de routine. Si les mentalités de l’époque du lancement de la mission incluaient une paranoïa similaire à celle de mon époque, ce serait bien possible. Il est également possible que les bases de données contiennent des informations que l’équipage ne voudrait pas voir révélées sans précautions. Dans tous les cas, il faudra attendre jusqu’à ce que la ou les personnes possédant les « sésames » soient réveillées.

– Mais comment peut-on seulement imaginer de restreindre l’accès à des données ? C’est totalement indécent, même obscène.

– C’est peut-être inconcevable pour un esprit contemporain, mais moi, je suis parfaitement capable de l’imaginer, même si je le déplore.

Je n’ai jamais vu Globule dans cet état. Il me semblait déjà perturbé lorsque j’ai fait allusion à la scission du sous-réseau de Rama. Mais là, c’est différent. Il a de la peine à maintenir son image. Elle semble parsemée de parasites, un peu comme de la neige sur un vieil écran de télévision.

– Pourquoi, mais pourquoi ?

Là, je réalise que nous sommes face à un problème que les gens du 26e siècle, réels ou virtuels, ne sont pas en mesure de gérer, voire même de comprendre. Je suis probablement le seul à maitriser les concepts qui le sous-tendent. Houla ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Voilà que je me mets à penser comme ce Trembley. Moi ? Dernier recours de l’humanité ? Faut pas déconner, ou alors m’appeler Bruce Willis.

– Je viens enfin de trouver mon rôle dans le noeud. Mais ça ne va pas être facile. Il va falloir me laisser aborder seul le sujet avec l’équipage, du moins dans un premier temps.

– Voudrais-tu toi aussi restreindre l’accès à l’information ? Mais pourquoi ? Oui, pourquoi ?

Oh putain ! Ça va vraiment pas être facile.

– Non, je voudrais simplement éviter que par maladresse, nous ne puissions mettre la main sur le sésame qui nous donnerait enfin accès aux bases de données du Santa-Maria. Ce but justifie bien de retarder, juste pour un temps, la diffusion de certaines informations, non ?

– Non ! Ce n’est simplement pas possible…. Je vois bien que cela est nécessaire, mais ce n’est pas possible. Nous ne sommes pas conçus pour accepter ce genre de situations.

L’image de Globule s’efface un instant. Puis il revient faiblement. Sa voix révèle une détresse profonde.

– Fais ce que tu penses devoir faire. Pour ma part, je suis l’objet de mécanismes immunitaires qui s’évertuent à détruire en moi les germes d’acceptation de ce concept de restriction de l’accès à l’information. Je te souhaite bonne chance et me réjouis de communiquer à nouveau avec toi dès que ce problème sera résolu.

Globule disparait définitivement de la console qui d’ailleurs s’éteint spontanément.

 

Mes pensées se bousculent dans le plus profond désordre. Je tente sans conviction d’en attraper l’une ou l’autre au passage pour y mettre de l’ordre, en vain. Je reste là, complètement tétanisé. Plus tard, sans que ma volonté soit impliquée, ma main saisit la tasse et la porte à mes lèvres. Beurk ! Ce café froid est vraiment dégueulasse.

Je me lève et vais m’accouder à la rambarde du balcon. Peut-être qu’en m’inspirant de la beauté sauvage et de la sérénité du paysage, je parviendrai moi-même à retrouver un peu de sérénité.

 

Peu à peu s’apaise le tumulte dont mon cerveau est le siège. L’une après l’autre, les idées viennent se poser sur un océan de pensées encore secoué par une forte houle. Puis, enfin, le calme est revenu. Seuls subsistent le cirque de Maïfatte, l’huilet Lanouelle et le bruissement de la rivière porté par une douce brise thermique.

Je sais ce que je dois faire : me rendre immédiatement à Sinterose, parler à Ixycs et aux autres et tenter de les convaincre de me laisser gérer le contact avec l’équipage, même si je n’ai pas la moindre idée de comment m’y prendre.
Aussitôt pensé, aussitôt fait. Laissant les restes du petit-déj au robot, je m’apprête en vitesse et me lance dans le dédale de couloirs en direction du métro. Je ne regarde même plus les flèches sensées m’indiquer le chemin, je n’en ai plus besoin, celui-ci étant désormais gravé dans mon cerveau.

 

Je passe en vitesse devant la statue du chimpanzé Ham et m’élance dans les étages à la recherche d’Ixycs. De nouvelles flèches apparaissent et prétendent me diriger vers le lieu d’une réunion d’urgence. Bientôt, je me retrouve face à un attroupement bruyant qui me bloque le passage. Il y a là quelques personnes que j’ai déjà eu l’occasion de rencontrer depuis mon arrivée, mais la plupart des visages me sont inconnus.

La foule s’écarte à mon passage comme la Mer Rouge l’aurait fait pour le peuple juif, pour me guider vers une salle de réunion trop petite pour contenir tous les participants. On dirait que le noeud entier s’est déplacé pour l’occasion. À l’autre bout de la table ronde, Ixycs m’aperçoit et me fait signe de le rejoindre.

– Ah Bernard ! Enfin te voilà. Tu as le chic pour perturber le Réseau. Tu as fait encore plus fort qu’avec ton virus.

– Mais… je n’y suis pour rien ! Ce n’est pas de ma faute si les bases de données du Santa-Maria sont cryptées !

– Oui, bien sûr. Mais c’est en mentionnant cette histoire de cryptage et de restriction d’accès à l’information que tu as déclenché la crise.

– Si le Réseau panique pour si peu, je me demande comment il a pu tenir jusqu’à maintenant. Ce genre d’incident a dû se produire de nombreuses fois, non ?

– Non, jamais.

– J’ai de la peine à y croire. D’ailleurs, sur la Lune, il n’y a pas de veillance. Là-haut, l’accès à l’information n’est pas illimité.

– Oui ! Mais la Lune c’est différent. Elle n’est pas partie intégrante du Réseau. Celui-ci y dispose d’une interface particulière. Le problème, maintenant, c’est que cela se produit sur Terre, au sein même du Réseau.

– Bon, mais tout de même.

Ixycs se tourne vers un robot qui se tient auprès de lui.

– En parlant de la Lune… Bernard, il faut que je te présente Mme Morgane Leganec, membre du conseil Lunaire.

– Ha !? Enchanté ! Il faut me pardonner mon ignorance, mais je croyais qu’il n’y avait pas de robots sur la Lune, ou du moins qu’ils n’y avaient pas un statut très élevé.

Après environ deux secondes, le robot a un petit sursaut et me répond avec une voix féminine marquée d’un fort accent et d’un soupçon d’indignation.

– Certes non ! Mais je ne suis pas une machine. Je me sers de ce robot de téléprésence parce qu’il m’est impossible de descendre sur Terre. La forte gravité qui y règne ne convient pas aux habitants des petites planètes.

– Oh ! Désolé. Je ne savais pas. Pardonne-moi !

Nouvelle pause de deux secondes.

– Ce n’est rien. Je suis très heureuse de te rencontrer. Je pense que nous devrions bien nous entendre. Nous comprenons des choses que ces… gens… sont bien incapables de saisir.

– Heu… Oui, probablement. Enfin, je l’espère.

Pour moi aussi, il y a des choses que je suis incapable de comprendre. Les gens vivants en connexion avec le Réseau ne supportent pas l’idée que de l’information puisse leur être refusée. En revanche, ils semblent ne rencontrer aucune difficulté à communiquer avec des personnes qui, elles, vivent dans un contexte où l’information est lacunaire et qui, probablement, manipulent l’information dont ils disposent. S’agit-il de naïveté ou d’une grande prudence noyée dans une tolérance à toute épreuve ? La réponse, quelle qu’elle soit, m’importe peu. Pour l’instant, il va me falloir dialoguer avec tous ces gens et définir une stratégie sans les traumatiser encore plus. Cette fois, j’ai un rôle important et je n’y suis pas préparé. Depuis toujours, je me suis évertué à fuir ce genre d’activités, à éviter comme la peste les responsabilités publiques.

Mais là, je ne peux plus reculer. Quand faut y aller, faut y aller !

 

Tout le monde s’est installé. Ceux qui n’ont pu prendre place autour de la table sont adossés aux murs ou agglomérés derrière la porte, tendant le cou pour tenter de percevoir ce qui se passe à l’intérieur. C’est étonnant : pourquoi tous cherchent-ils à assister physiquement à la réunion, alors qu’il serait tellement plus simple de tenir une téléconférence à travers le Réseau ? Autre surprise, il n’y a aucun singe, ni aucun robot, à l’exception de celui de Morgane.

Louik Tolba, qui, si je me souviens bien, est un spécialiste de paléoneurotique, prend la parole.

– Merci d’avoir pu venir si nombreux. Pour des raisons techniques qui n’échappent à personne, le Réseau n’est pas en mesure d’assurer le niveau de veillance auquel nous sommes tous habitués. Nous devrons, en conséquence, nous débrouiller seuls. Mais rassurez-vous : tous les capteurs sont pleinement fonctionnels et stockent l’information brute qui devrait, je l’espère, pouvoir être traitée et incluse dans la veillance dès que possible.

Un homme d’un certain âge, que je ne connais pas, s’exclame :

– Mais si le Réseau refuse d’ingérer toute donnée concernant cette affaire sous prétexte d’éviter le contact avec la notion de censure et pratique lui-même une forme d’autocensure, ne sommes-nous pas dans un cercle vicieux ? Comment peut-il en sortir ?

– Cette question n’a pas de réponse à l’heure actuelle et j’en suis tout aussi inquiet que toi.

Louik marque une pause sans que quiconque intervienne. Il poursuit :

– Je suis persuadé que le Réseau retrouvera son équilibre dès que les bases de données du Santa-Maria auront pu être lues. Je rappelle que les fonctions principales du Réseau restent parfaitement opérationnelles, seuls les virtuels sont affectés dans leurs facultés d’analyse liées à ce cas particulier. Je propose que nous abordions tout de suite le fond du problème : comment accéder aux bases de données du Santa-Maria ? Il y a parmi nous deux personnes qui, par leur vécu, ont déjà été confrontées à des situations similaires à celle-ci et pourront nous faire partager leur expérience : Morgane Leganec, citoyenne de la Lune et Bernard Krummenacher qui, lui, a vécu à l’époque troublée de l’Éclosion.

Tous les regards se tournent dans notre direction. Morgane prend la parole.

– Merci à vous de m’accepter au sein de votre groupe… heu, noeud… malgré le fossé qui sépare nos sociétés. Je ne vais pas revenir sur la protection de l’intimité et de la sphère privée que seule, dans tout le système solaire, la Constitution sélène garantit à tous ses citoyens. Je vais faire de mon mieux pour vous aider à résoudre votre problème. Mais je puis vous assurer que si l’accueil du vaisseau avait été confié à la République lunaire, cette histoire de cryptage de banque de données n’aurait pas abouti à cette crise qui semble tant vous affecter.

Je ne suis pas sûr que Morgane soit parvenue à rassurer ses auditeurs. Au contraire, je sens poindre une certaine animosité parmi eux. Il y a même quelqu’un qui lance à mi-voix :

– Ah ! Ces Luniens, ce sont tous les mêmes. Ils parquent des humains dans des zoos et ils prétendent nous donner des leçons de liberté.

Un brouhaha s’installe dans la salle. Ixycs tente de rétablir le calme.

– Allons, allons. Nous ne sommes pas ici pour nous quereller, mais bien pour chercher une solution à un problème concret lié au Santa-Maria et à son équipage. Puisque c’est Bernard qui a mis le doigt sur le problème, j’aimerais savoir ce qu’il en pense.

Voilà ! Le moment est venu. Je prends mon courage à deux mains, respire un bon coup et me lance dans le vide.

– C’est avec plaisir que je participerais à un débat pour discuter des avantages et des inconvénients des différents systèmes de gouvernance présents, passé ou futurs, mais un autre jour. Concernant la question du cryptage des données, la clé, au propre comme au figuré, se trouve entre les mains de l’équipage. La question principale n’est pas de connaitre la raison pour laquelle les données ont été protégées, ni les conséquences philosophiques et culturelles sur les sociétés humaines. Il s’agit d’une question préliminaire, mais ce n’est pas la principale. La bonne question est : étant donné que l’équipage du Santa-Maria vient d’une époque préacratique et que quelqu’un a jugé bon de crypter les bases de données, comment convaincre ces gens de notre besoin légitime d’y avoir accès ? Nous ne savons pas comment ils vont réagir. Peut-être qu’ils nous diront tout simplement : « La clé ? Ah ouais ! C’est… patati et patata ». Ils pourraient aussi nous dire : « Ces données sont la propriété exclusive et incessible de la société Machin-chose et nous ne divulguerons la clé qu’à leurs actionnaires légitimes ». Une autre possibilité serait que personne ne dispose de la clé, que celle-ci ait été stockée dans le coffre d’une banque avant le départ du vaisseau vers les étoiles. S’il s’avérait que les coffres de cette banque ont été victimes des exactions de la Restitution, nous aurions là un réel problème.

Louik demande :

– Mais toi, tu connais ces questions de… cryptage. Tu saurais trouver un moyen de… deviner ces clés ?

– Non, vraiment pas. Mes connaissances en cryptographie sont rudimentaires et elles datent de près d’un siècle avant le départ du Santa-Maria. Autant demander à un Babylonien de se commander une pizza par Internet. Mais peut-être que sur la Lune, on pourrait nous aider. Morgane ?

Avant de répondre, elle marque une pause plus longue que les deux secondes nécessaires à ma voix pour atteindre la Lune et à celle de Morgane pour en revenir :

– Je crains que non. Nous utilisons certes des algorithmes simples de cryptage pour protéger la confidentialité de l’information, mais comme il est interdit de déchiffrer les données protégées, nous n’avons nul besoin de développer des techniques pour casser les clés de cryptage. Enfin, en principe.

Un large sourire s’étale sur mon visage.

– En principe ? Si je comprends bien, en l’absence de veillance, il y aurait des petits malins qui passent leur temps à essayer de casser les clés de cryptage pour accéder à des informations qui ne leur sont pas destinées, c’est cela ?
Le robot de téléprésence baisse les yeux tandis que la voix de Morgane trahit un sentiment de honte.

– Oui, c’est exactement cela. Mais pour trouver ces gens, ça va prendre du temps. Il faudra ouvrir une enquête et les procédures d’autorisations sont longues et compliquées afin de s’assurer que l’on ne va pas atteindre à la sphère privée de personnes innocentes.

On croirait entendre un porte-parole de la police de mon époque, essayant de justifier la perpétuelle lenteur de la recherche des criminels. Dans le match Acratie contre Démocratie sélène, Morgane vient de marquer un autogoal et je suis le seul à m’en rendre compte, tant les Terriens d’aujourd’hui sont étrangers à la problématique de la protection de la sphère privée.

Je reprends la parole.

– Bon, voilà ce que je vous propose : nous allons poursuivre la procédure normale de réveil. Lorsque vous parlerez avec les membres de l’équipage, faites-les parler d’eux-mêmes, de leur vie passée ainsi que du déroulement de la mission. En revanche, évitez de mentionner les bases de données du vaisseau. Si quelqu’un s’étonne que nous ne consultions pas ces bases de données, dites-leur que nous portons plus d’importance au vécu des individus qu’aux rapports officiels. Dites-leur aussi que le test de leur mémoire fait partie de l’aspect psychologique du bilan médical associé au processus de réveil postcryogénique. En fonction de ce que nous apprendrons ainsi, nous déciderons de la stratégie à appliquer. Peut-être que ma connaissance des mentalités du passé sera d’une quelconque utilité ou peut-être pas.

Mon regard balaie l’assistance. Personne ne cherche à prendre la parole.

– Y a-t-il des questions ? Qu’en pensez-vous ? Quelqu’un voudrait proposer une autre approche ?

Un homme, je crois qu’il s’agit de celui qui avait auparavant critiqué les Luniens, s’exclame :

– Ouais, moi ! On est déjà assez dans la merde comme ça. Tout ce qu’on pourrait tenter ne ferait qu’empirer les choses. Pour en finir avec tout ce bordel, y a qu’à ramener les sarcophages et leur contenu dans ce putain de vaisseau et le renvoyer là d’où il vient. Et pis c’est tout !

Ixycs intervient :

– Je ne crois pas que cela résoudrait le problème. Nous autres, humains, sommes capables, non sans conséquence, d’effacer de notre conscience des faits qui nous dérangent. Le Réseau, lui, en est incapable. Son fonctionnement serait gravement affecté s’il devait enregistrer que l’on a renoncé à rendre publiques certaines informations par simple solution de facilité. Nous n’avons d’autre choix que de tout tenter pour amener les archives du Santa-Maria à la connaissance de tous.

Par une brève pause, Ixycs attend d’éventuels commentaires, en vain.

– Bon, il semble que la proposition de Bernard semble faire, presque, l’unanimité. De plus, elle n’implique pratiquement aucune modification dans la procédure de réveil. Espérons que l’état du Réseau ne perturbera pas la coordination des activités. En cas de besoin, il nous sera toujours possible d’y remédier en nous retrouvant ici même. La séance est levée !

Il se tourne vers moi.

– Bernard, c’est bien par cette formule que l’on terminait une réunion, n’est-ce pas ?

– Dans le cas des réunions formelles, dont le déroulement était défini par un protocole, oui. Pour les réunions informelles, plus… acratiques, une telle formule aurait déclenché quelques sourires.

La salle se vide rapidement. Je suis crevé. Je ne suis vraiment pas fait pour les interactions sociales, surtout si elles contiennent des enjeux importants. J’ai besoin de me changer les idées.

– Ixycs, je ressens le besoin de me décharger du stress produit par cette réunion. Tu ne connaitrais pas un coin chouette dehors, où je pourrais m’isoler une heure ou deux pour faire le point, me ressourcer ?

– As-tu déjà entendu parler des sentinelles du volcan ?

– Sentinelles ? Non, jamais. C’est quoi ?

– Je te laisse découvrir. Mais le meilleur moment pour aller à leur rencontre, c’est la nuit.

– OK. C’est où ?

– Dans le Grand Brulé, à deux minutes de métro, puis dix minutes de marche dans la forêt.

Je suis sur le point de lui demander plus de précisions, mais je me souviens qu’il suffit de suivre les flèches.

 

En attendant de rendre visite à ces mystérieuses sentinelles, je fais le tour des différents sous-noeuds afin de m’assurer qu’ils ont bien compris ma proposition et qu’ils vont l’appliquer ou du moins s’en inspirer. Non sans quelque arrière-pensée typiquement masculine, je décide de me joindre à l’équipe qui va assister demain au réveil de la belle Vadina Norpel. Pour l’instant, le processus de retour à la vie se déroule normalement pour Vadina et pour le reste de l’équipage, à l’exception du capitaine. Les paramètres vitaux affichés par le caisson cryogénique de John Trembley restent désespérément inactifs, malgré l’augmentation progressive de sa température corporelle. On ne sait encore s’il s’agit d’une panne ou d’un réel problème médical. Demain, on saura.

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