4 – Mon chez moi

Depuis une dizaine de minutes, le métro s’enfonce dans les entrailles de la grande tour. Au-dessus de la porte, des chiffres lumineux indiquent l’étage courant, ainsi que celui du prochain arrêt. Nous sommes huit dans la cabine. Mon accoutrement n’attire plus l’attention. Seule une petite fille interpelle l’adulte qui l’accompagne.

– Dis papa? Pourquoi, le monsieur, il est tout rose? Il est malade?

Celui-ci me jette un coup d’oeil, puis répond à sa fille:

– Non, je ne crois pas. Il vient peut-être d’un autre monde. Demande-lui!

Soudain intimidée, la petite fille cache sa tête entre les jambes de son père. Puis, rongée par la curiosité, elle se met à m’épier du coin de l’oeil. Je lui accorde un bref sourire et feins de ne plus m’apercevoir de sa présence.

– Floanne, comment se fait-il que tous ces métros verticaux soient bondés alors que l’ascenseur panoramique était vide? La vitesse de cet ascenseur devrait pourtant le rendre très attractif.

– Bien sûr. Mais si tout le monde tentait d’utiliser ces ascenseurs – il y en a six par tour -, l’attente serait parfois de plusieurs kilosecondes. Alors pour les rendre moins attractifs, il est demandé de les réserver un jour à l’avance. C’est la seule restriction. Elle est suffisamment dissuasive. Ils sont finalement utilisés essentiellement par les touristes et lors de visites de personnalités. Nous avions réservé deux trajets à ton intention afin de te donner un aperçu de notre monde. Notre passage à l’étage des boutiques nous contraint de poursuivre notre route par le métro. Tu n’es pas déçu?

– Non, non. La montée était fabuleuse, je crois que je n’oublierai jamais ce flash sublime en jaillissant du sol. La descente était en fait plutôt angoissante. Heureusement qu’elle n’a duré que quelques secondes. Je m’imaginais que nous allions nous écraser.

– Oui, c’est une des autres raisons qui limitent l’attrait de ces ascenseurs.

Etage -214. Il n’y a plus grand monde dans la cabine. La petite fille et son père sont sortis une cinquantaine d’étages au-dessus. Floanne me fait signe que nous sommes arrivés.

La station de métro débouche sur une salle circulaire d’environ cinq mètres de haut dont le centre est occupé par un des piliers de soutènement de la tour. Toutefois, le diamètre de ce pilier est ici environ moitié moindre qu’à l’étage du centre commercial. Six couloirs découpent ce sous-sol en autant de quartiers, comme les tranches d’un gateau. A l’extrémité de ces couloirs, on devine d’autres salles également centrées sur des piliers.

Les parois sont peintes de couleurs vives. En face de nous, le pilier est turquoise. Sur la gauche, sa couleur passe progressivement au vert, sur la droite elle vire au bleu foncé. Les extrémités des quartiers affichent la même nuance que la portion de pilier qui leur fait face. De l’autre côté de la salle, les quartiers sont jaune, rouge et magenta.

Floanne m’entraîne dans le couloir aux parois rouge et jaune. A l’autre extrémité, les parois sont turquoise et bleue. Le passage d’une couleur à l’autre est réalisé le long d’une courbe fractale subtile qui, vue de loin, paraît être un dégradé progressif. En observant la paroi de plus près, je remarque que les deux nuances s’entremêlent selon un schéma complexe dans lequel je ne parviens pas à discerner la moindre régularité.

– Voilà, c’est ici, sur la gauche. Regarde, L’appartement a déjà été personnalisé.

En effet, sur le mur, il y a mon portrait. La photo a dû être prise dans la boutique, car je porte déjà le T-shirt avec Bugs-Bunny. Il y a quelque chose d’écrit sous la photo.

– C’est mon nom, là, sous la photo?

– Comment? Tu ne parviens pas à lire? Pourtant, je me suis personnellement occupée à inclure les règles de transcription scripto-verbales dans le programme de mise à jour linguistique dont tu as bénéficié durant ton réveil. Dans la langue de ton époque, tu maîtrisais la lecture, tout de même?

– Bien sûr. Ma langue écrite utilise… utilisait l’alphabet romain. Mais là, ce sont des caractères que je n’avais jamais vu auparavant. Je donnerais ma main à couper qu’ils n’existaient pas encore à cette époque. Les chiffres, par contre, c’est tout bon. Ils n’ont pas changé.

– Donner sa main à couper? Que signifie cette expression barbare? Enfin, bref. Oui. C’est bien ton nom. Si cet appartement était occupé par un noeud de plusieurs personnes, chaque membre aurait son portrait affiché ici. Les visiteurs touchent l’image de celui ou celle qu’ils désirent rencontrer et celui-ci est immédiatement averti.

– Ah ouais. Je connais un type qui avait bricolé ça pour son appart il y a quelques années. Ca faisait plutôt gadget à l’époque.

– Pour ouvrir, il te suffit d’avancer vers la paroi. La porte ne s’ouvre spontanément que pour toi et pour les membres des noeuds de secours. Vas-y, essaie.

Je m’avance vers le mur où seule ma photo indique que, peut-être, il y a une porte. Effectivement, la fente verticale apparaît devant moi. Je ralentis pour lui laisser le temps de prendre son écartement maximal.

Au-delà de la porte, un petit vestibule s’ouvre sur une grande pièce inondée de soleil. Toute la paroi en face de l’entrée est occupée par une vaste baie vitrée donnant sur une terrasse. Plus loin, j’aperçois un jardin rempli de fleurs. Celui-ci fait place à une prairie descendant en pente douce vers un ruisseau qui se faufile entre quelques collines boisées.

Deux tiers de la pièce forment un salon assez semblable, à l’exception de la taille, à celui où j’ai rencontré Floanne et Marlok. Dans un coin, un bureau sur lequel sont disposés trois disques dorés. Aucun hologramme ne flotte au-dessus.

Le tiers droit de la pièce est séparé du reste par une cloison en verre fumé. Au travers du voile brunâtre, je devine une chambre à coucher.

Ah, me reposer un instant. Voilà qui me ferait du bien. Malgré cinq siècles de sommeil, je suis fatigué. Ouais, elle n’était pas vraiment au point la machine à Lambert.

Floanne me tire de ma rêverie.

– Installe-toi! Ici, tu es chez toi. Je reviens dans dix kilosecondes. En attendant, il vaut mieux que tu ne quittes pas cet endroit tant que ce problème de lecture n’est pas résolu. Tu te perdrais. D’autant plus que tu n’as pas encore de mentor. Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à demander. A tout de suite.

Sans me laisser le temps de l’interroger au sujet de cette histoire de « mentor », elle quitte l’appartement.

Je suis seul.

J’en peux plus. Trop d’émotions. Il faut que je me couche un moment. Le lit est de l’autre côté de la cloison fumée. Celle-ci est fermée. Il doit y avoir une de ces portes invisibles. Mais où? J’essaie la même technique que pour les autres portes: je m’approche de la cloison. Rien ne se passe. Je répète l’expérience tout le long des cinq mètres de la cloison. Toujours rien. Il doit bien y avoir un moyen d’ouvrir, mais lequel? Bientôt, je suis dans le même état d’abattement que lorsque je suis bloqué dans un jeu d’aventure sur ordinateur. Ca m’énerve! J’explose:

– Et merde! Comment on fait pour ouvrir cette putain de porte?

Comme dans la boutique, une voix me répond:

– Il suffit de demander.

Simultanément, la cloison se rétracte en direction de la fenêtre. Lorsque la moitié de la cloison a disparu, la voix reprend:

– Faut-il ouvrir complètement?

– Euh… Oui, oui. En fait, c’est égal. Mais… qui est-ce qui me parle?

– Personne. C’est l’appartement qui s’adresse à toi. Si tu veux quelque chose, formule ta demande et l’appartement essayera de te satisfaire.

– Tout ce que je veux, c’est dormir, dormir, dormir. Serait-il possible d’assombrir l’appartement?

Dehors, le soleil accélère soudain sa course. En moins de dix secondes, le voilà couché. Quelques secondes de plus et il fait nuit. De l’autre côté du vallon, brillent les lumières de quelques villages.

Il y a bien sûr quelque chose de bizarre dans cette nuit qui est tombée si brusquement, mais trop c’est trop, je renonce à comprendre cette nouvelle magie. Je m’effondre sur le lit. Je ralentis ma respiration. Je me détends. Une grande paix intérieure me gagne.

A la limite entre la conscience et le monde des rêves, s’éveillent les fantômes des heures passées. Dans le désordre, ils viennent danser devant mon esprit. Après avoir effectué quelques pirouettes, tels des feuilles mortes, ils se laissent tomber dans des petites boîtes bien rangées, qui, avec le temps, se transformeront en souvenirs.

Il y a Maïté la bonobo, une peau de banane sur la tête et qui me demande: – Alors, on est dans la Lune?

Il y a aussi Marlok, dansant les claquettes et chantant les louanges du prophète Armstrong. Il est accompagné de Floanne faisant la roue et répétant à qui veut l’entendre: – Les zérogés sont des gens bizarres, ils ne savent pas marcher.

Puis c’est le tour de deux techniciens en blouse blanche qui, penchés sur moi, m’ordonnent: – Compte jusqu’à dix et l’an 2000 sera passé.

Et aussi mon chef habillé en rocker, criant dans un micro: – COBOL tu sais, COBOL tu déboguera!

Mes collègues de bureau reprenant en coeur: – COBOL tu sais, COBOL tu déboguera!

Finalement, une farandole serpente dans le champ de ma pensée. Je reconnais là tous mes amis, mes proches, mes frères et soeurs, mes enfants, toute ma famille. Ils me tendent un doigt accusateur: – Pourquoi nous as-tu abandonnés?

– NOOOONNNNNNN! C’est pas vrai. J’ai pas pu faire ça?

Hélas! Je prends enfin conscience de la pire des vérités: tous ceux que j’aimais sont morts. Morts depuis près de cinq cents ans, par ma faute. Tel un apprenti sorcier, par une formule mal comprise, j’ai envoyé le monde entier dans un univers parallèle, sans espoir de retour.

Bien sûr, ce raisonnement est absurde. C’est moi qui suis parti. Le monde a tranquillement continué de tourner sans moi. Mais voilà, la raison ne fait pas bon ménage avec l’esprit humain. La culpabilité, la honte et le désespoir d’avoir détruit mon univers me transpercent le coeur.

Je pleure. Je pleure jusqu’à ce qu’une alarme, quelque part dans mon cerveau, décrète que, le réservoir de chagrin étant vide, il faut le laisser se remplir à nouveau. J’en profite pour dormir un peu. Dès que le réservoir est plein, je me remets à pleurer, jusqu’à la prochaine alarme.

Enfin, les larmes ont achevé leur travail: elles ont noyé la douleur. La vie va pouvoir reprendre le dessus.

Quand la vie reprend le dessus, elle se manifeste généralement par le rappel des contingences les plus banales. J’ai soif et je grignoterais bien quelque chose. Mais surtout, j’ai là un besoin urgent qui, enfin quoi… Bref, il me reste à trouver les toilettes. Et avec toutes ces portes invisibles, ça va pas être coton.

Ah oui, il suffit de demander, paraît-il.

– Appartement?

– Oui?

– J’ai comme qui dirait un besoin urgent qui, enfin quoi, heu… Bref, où sont les toilettes?

– A gauche juste avant la sortie. La porte est ouverte.

En effet, dans le vestibule, une porte donne accès à une salle de bain. Enfin, je suppose qu’il s’agit bien d’une salle de bain. Il y a une cabine qui doit être une douche. Et là, serait-ce la cuvette des WC? Tiens, je ne vois pas de lavabo.

– Appartement?

– Oui?

– Je débarque, là. Et tous ces trucs, ben, j’ai aucune idée quant à leur mode d’emploi. Quelques éclaircissements seraient les bienvenus.

Après explications, il s’avère que l’utilisation en est très facile. Il suffit de savoir. La douche par exemple: On se met dans la cabine et l’eau se met à couler. Le réglage de la température se fait par commande vocale, comme tout le reste dans l’appartement. L’eau est directement savonneuse, sauf lors du rinçage, bien sûr.

Pour les WC, comment les décrire? C’est à la fois… très simple et très compliqué. Voilà, c’est… Non! Je renonce. C’est inutile. Il faut les voir pour comprendre.

Quand on a fini, pour se laver les mains, il suffit de les introduire dans les deux orifices prévus à cet effet dans le mur. Lavage, désinfection, manucure. Tout en une seule opération. Nickel!

Ah oui, j’oubliais: on sort de la cabine de douche sec, peigné et rasé de près. On n’arrête pas le progrès.

Je sors de la salle de bain. Je suis dans le vestibule. J’ai toujours soif.

– Appartement?

– Oui?

– Y a-t-il quelque chose à boire ici?

– Bien sûr. Dans la cuisine.

Une porte s’ouvre en face de moi. Tiens, cette cuisine ressemble à une cuisine. A côté de l’évier en inox, un grand plan de travail. Presque toutes les parois sont couvertes de placards. Et là, il y a même un four à porte vitrée. Mais je ne vois pas de plaques de cuisson. Peut-être que je ne sais pas les reconnaître.

Ah, voilà le frigo. Les boissons doivent s’y trouver. Je tire sur la poignée. Je m’attendais à devoir vaincre la légère résistance de la fermeture magnétique. Mais non, la porte s’ouvre sans effort. Par contre, au moment de l’ouverture, l’espace d’un instant, tout autour de moi se met à onduler. Je suis brièvement pris de vertige, puis tout redevient normal. Je me demande si ce phénomène était réel, ou si ce n’était qu’un effet de mon imagination.

Zut, le frigo est en panne. Il y fait tout aussi chaud qu’en dehors. J’espère seulement que les denrées entreposées ne sont pas avariées.

Il y a là une série de boites ressemblant à des plats précuisinés. Evidemment, ne sachant pas lire, je ne parviens pas à identifier leur contenu. Il y a également des fruits et des légumes. Ils ont l’air d’avoir été tout fraîchement cueillis.

Bien, j’espère que les boissons sont dans le même état de conservation. Celles-ci se trouvent, comme je m’y attendais, dans l’épaisseur de la porte. Une dizaine de bouteilles contenant chacune environ un demi-litre de liquides de couleurs variées. Je crois reconnaître différents jus de fruits, suppositions parfois confirmées par une illustration sur l’étiquette. Pour d’autres bouteilles, je n’ai pas la moindre idée de la nature de leur contenu.

Mais celle-ci? Non, c’est pas vrai. Ca existe encore? J’y crois pas! Six cents ans de condamnation par la diététique n’auraient pas suffi pour faire disparaître cette boisson stimulante? Y a pas de doute. Ce liquide brun foncé, la forme de la bouteille et surtout l’étiquette rouge. Je veux savoir si ça a toujours le même goût.

Je prends la bouteille et referme le frigo. Il se produit exactement le même phénomène d’ondulation et de vertige que lors de l’ouverture. Bizarre. Mais occupons-nous plutôt de la bouteille.

Evidemment, le système de fermeture m’est inconnu. Je pourrais demander de l’aide, mais pour une fois, je veux trouver par moi-même. Observons le goulot.

Il n’y a ni capsule, ni bouchon à visser. Le goulot est bouché par un truc qui ressemble à un diaphragme. Ah, il y a une bague métallique autour du col. Si j’essaie de la tourner… Ouais, gagné! Un demi-tour de la bague provoque l’ouverture du diaphragme.

Le coca, c’est meilleur glacé que tiède. Tant pis. J’ai trop soif. Je bois au goulot. Je chercherai des verres une autre fois.

Glou, glou. Aaaahhhh! Ca fait du bien. Cool! Il est encore froid. La panne du frigo doit être toute récente.

– Bernard?

C’est l’appartement qui m’interpelle.

– Oui?

– Floanne est de retour.

– Eh bien, qu’elle entre!

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