6 – Forêt de corail

Nous voguons actuellement au beau milieu d’une forêt de plusieurs centaines de ces étranges constructions. Chacune d’elles projette une ombre importante sur la surface de l’océan. Mais bizarrement, il émane des flots une luminescence inhabituelle. Je prends conscience d’une légère, mais sensible, baisse de la température de l’air. J’imagine que les ombres portées par ces choses n’y sont pas étrangères. Je me demande quel impact cela pourrait avoir sur les écosystèmes marins. Il faudra que je me renseigne.
La luminescence semble provenir de la partie immergée des colonnes. J’ai beau réfléchir, je ne parviens pas à déterminer la fonction de ces édifices. Pilane m’avait parlé de « colonnes d’extension coralliennes ». Qu’est-ce qu’elles ont à voir avec le corail ?
Je n’ai pas le temps de prolonger mes réflexions, car lorsque l’on parle du loup, enfin de la louve, voilà que Pilane apparait sur le pont. Elle se dirige vers moi.
— C’est impressionnant, non ?
— Assez, oui !
Accoudés au bastingage, sans un mot, nous contemplons le spectacle durant plusieurs minutes. Puis ma curiosité devient trop forte.
— Mais… ces trucs, là ! Ces… comment tu disais ? Ces colonnes coralliennes… C’est ça, non ? Ça sert à quoi ? Ça me rappelle les champs d’éoliennes que l’on installait à l’Éclosion. Mais on m’a dit qu’on les avait démantelées lorsque les besoins en énergie ont baissé, ou qu’on avait trouvé des moyens différents pour la produire, je ne sais plus bien. Alors, les remplacer par des champs de panneaux solaires, c’est bizarre, non ? Et puis, toute l’ombre que projettent ces machins, ça ne doit pas être si bon pour l’écosystème, non ? Et cette luminescence, c’est quoi ? Et qu’est-ce que le corail a à voir avec tout ça ?
J’accompagne ma dernière phrase par un large mouvement du bras pour désigner les tournesols géants. Pilane semble amusée par ma soudaine logorrhée.
— Tu veux vraiment que je réponde à toutes ces questions ?
— Ben oui ! J’aimerais bien. Et à plein d’autres aussi !
— OK ! Mais je commence par laquelle ?
— Ben, par la première, tiens ! Enfin, la principale, quoi ! Franchement, c’est quoi ces machins, là ?
Au lieu de me répondre immédiatement, elle inspire longuement, se donnant le temps de la réflexion.
— Dis-moi : qu’est-ce que tu sais du corail ?
— Le corail, c’est une structure calcaire qui ressemble à des arbres ou à des buissons sous-marins. En fait, ce sont des colonies de minuscules animaux qui sécrètent une sorte d’armature calcaire. Des polypes, on les appelle, je crois.
— C’est tout ?
— C’est vraiment gentil de répondre à mes questions. Heu… Le corail, lorsqu’il meurt, il se transforme en sable qui finit par durcir et constituer les récifs qui entourent les iles tropicales. Le corail a besoin de la lumière du soleil et ne peut croitre que près de la surface. Mais si le niveau des mers monte trop vite, ou si la température de l’eau est trop élevée, le corail meurt et le récif cesse de croitre. À l’Éclosion, on avait très peur de ça. Enfin les écologistes, parce que la plupart des gens n’en avaient rien à foutre et ne comprenaient pas qu’on leur interdise d’emporter des branches de corail comme souvenir de leurs vacances balnéaires à l’autre bout de la planète.
— Bien ! Je pense que tu devrais comprendre rapidement. Les craintes des écologistes de ton époque étaient justifiées. Vers la fin du premier siècle, lorsque les eaux ont accéléré leur montée, à partir de 83 en particulier, lors de la catastrophe en Antarctique, les récifs déjà affaiblis par le réchauffement et la pollution, sans même parler des dégâts provoqués par les navires échoués, la plupart des récifs ont perdu la course contre la montée du niveau des océans.
— Tu veux que j’en déduise que ces constructions, là, ont à voir avec une éventuelle solution à ce problème ?
— Oui. Et pas seulement pour les récifs victimes de la dernière montée des eaux. De nombreux mythes, partout sur la planète, font mention d’inondations généralisées, voire même de continents engloutis. Tu dois en connaitre quelques-uns, non ?
— Heu… Tu veux parler du Déluge biblique et de la disparition de l’Atlantide ?
— Entre autres, oui. Mais il y en a beaucoup d’autres.
— Mais ce ne sont que des légendes !
— La plupart des légendes sont le souvenir déformé d’évènements très anciens. Celles dont je te parle font référence à la brusque et très importante montée du niveau des océans à la fin de la dernière glaciation. Imagine ! Le niveau est monté de près de 150 mètres en quelques milliers d’années et pas progressivement, mais par brusques paliers de, parfois, plus de dix mètres en moins d’un siècle. Il y a aussi eu des évènements cataclysmiques, tels l’inondation en moins de deux ans du bassin de la mer noire, il y a environ 8000 ans.
— Au point de transporter l’Arche de Noé au sommet du mont Ararat.
— Oui. Tu connais tes classiques.
— Ben… tu sais, à l’époque, on nous obligeait encore à ingurgiter ce genre de vérités divines lors de ce que l’on appelait « l’école du dimanche ». Mais si on revenait au corail.
— Un récif de corail sain s’adapte aux variations du niveau de l’océan par le dépôt progressif du calcaire des branches de corail mortes lors des hausses ou par l’érosion des vagues lors des baisses. Mais pour cela, il faut que la variation soit lente, de pas plus de quelques centimètres par siècle. Dans le cas contraire, par exemple une baisse rapide, le récif va émerger et former une ile. S’il s’agit d’une élévation rapide, alors la lumière solaire ne parvient plus au corail et l’algue photosynthétique, qui vit en symbiose avec le polype, meurt, entrainant fatalement la mort de son symbiote. Le récif cesse de croitre et les atolls, aux lagunes peu profondes qu’il entourait, forment alors de larges bancs inondés, presque plats, que l’on trouve fréquemment dans les environs. Remarque qu’ils ne se trouvent pas tous à la même profondeur, car ces récifs ne sont pas morts aux mêmes époques.
— Mais pourquoi ? Le niveau de l’océan est sensiblement le même partout et ses variations de niveau sont les mêmes où que l’on soit sur la planète. Donc, si les récifs meurent lors des brusques montées de l’océan, ce phénomène doit se produire partout en même temps et ainsi, ils devraient se trouver tous à la même profondeur… Non ?
— En réalité, il y a d’autres facteurs qui peuvent influencer la croissance du corail. Un récif peut mourir à la suite d’une maladie qui s’y propagerait. Il y a les proliférations d’étoiles de mer qui peuvent totalement ravager un récif en quelques années. Et surtout, il y a l’influence de la température de l’eau. Si celle-ci dépasse une certaine valeur, alors le polype rejette son algue symbiotique, c’est ce que l’on appelle le blanchissement du corail. Sans l’apport énergétique que lui fournissait l’algue, la croissance du corail est stoppée, la rendant ainsi démunie en cas d’élévation, même modérée, du niveau des eaux.
— Et comme la température de l’océan varie beaucoup d’un endroit à l’autre et avec le temps, les épisodes de « décrochage » du récif par rapport à la surface dépendent des conditions locales. C’est bien ça ?
— Oui ! Exactement.
— Tu me parais très au courant de la biologie marine pour une spécialiste des propulseurs de bateau.
— Oh ! Tu sais, on a tous plusieurs centres d’intérêt, même si généralement l’un d’eux prend le dessus.
— Oui, en vieux français, on parlait d’un hobby, même si ce mot était repris de l’anglais.
— Hobby ? Marrant comme mot ! Hobby ! Hobby ! Hop !
— Mais ça ne me dit toujours pas à quoi ils servent ces trucs, là.
— Une partie de mon intérêt pour le corail vient du fait qu’avant de m’occuper des moteurs du Nisshin Maru, j’ai passé quelque temps à l’installation des plus récents de ces trucs, là, comme tu dis.
— Et ?
— Comment dire ? Ce sont des sortes de… fermes de corail. Leur fonction est de favoriser la croissance rapide et en grande quantité de corail pour produire du calcaire à grande échelle afin de faire remonter le récif vers la surface.
— Ah ! Et ça marche comment ces fermes de corail ?
— Comme tu peux le voir, le mât, ancré sur le récif qui est ici à 30 mètres de profondeur, est composé d’une structure métallique offrant de nombreuses aspérités destinées à faciliter l’ancrage de très jeunes pousses de corail.
— Je suis surpris qu’il s’agisse de métal. Depuis le temps que je suis à cette époque, je m’attendais plutôt à du silicarbone.
— Tu as raison. C’est essentiellement du silicarbone, mais recouvert d’une épaisse couche métallique pour permettre la circulation d’un courant électrique qui a la particularité d’accélérer la croissance du corail.
— Ah ! Je comprends maintenant la fonction de ces chapeaux photovoltaïques. C’est juste dommage qu’ils projettent cette ombre sur la mer. S’il y a moins de lumière, ça ne facilite pas la croissance du corail, non ?
— En fait, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas près de la surface que l’on fait croitre le corail. Il y fait trop chaud pour cela, comme je viens de te le dire. L’ombre a plutôt un effet favorable en abaissant la température de l’eau de surface.
— Mais il faut quand même de la lumière !
— Bien sûr, mais en fait, seule une petite partie de la lumière captée par ces panneaux est convertie en électricité. Le reste est canalisé dans des fibres optiques et redistribué tout le long du mât, permettant ainsi la croissance du corail sur toute sa longueur.
— Alors, c’est de là que provient cette luminescence que l’on voit dans le fond ?
— Exactement !
— Bon d’accord. Vous faites croitre du corail accroché sur ces colonnes, mais qu’est-ce que ça apporte ? Ça fait de beaux récifs verticaux. J’imagine que ça favorise également toute la variété biologique que l’on trouve sur un récif naturel. J’imagine aussi que l’on crée ces fermes pour sauver les récifs qui ont été engloutis depuis l’Éclosion. Mais dans ce cas, pourquoi les avoir placés sur des sites à plus de 30 mètres de profondeur ?
— C’est que la fonction initiale n’est pas de simplement préserver ou reconstituer un semblant de normalité pré-Éclosion. Ça n’a pas de sens de vouloir figer la Terre dans un état qui nous semblait optimal, simplement parce que nous y étions adaptés. La planète ne nous laisserait d’ailleurs pas faire.
— Je comprends de moins en moins. Ces fermes, vous ne les faites pas pour corriger les effets des changements climatiques?
— La planète, telle que tu l’avais connue il y a 500 ans, est perdue pour toujours. On est en train de basculer dans une nouvelle ère géologique. Le climat se stabilisera dans un mode où il fera plus chaud, sans glace aux pôles, et cela pour plusieurs millions d’années. Notre espèce a, sans le vouloir, brisé le cycle des glaciations qui s’était mis en place voici 14 millions d’années. On pourrait certes agir encore plus fort sur la machinerie atmosphérique pour la faire retourner vers son ancien équilibre. Mais à quoi bon ? La plupart des espèces adaptées aux climats froids ont disparu, si l’on néglige les quelques individus enfermés dans des zoos ou dont on aurait conservé l’ADN dans des banques génétiques. Tenter de revenir en arrière ne ferait que faire subir de nouvelles contraintes aux espèces survivantes. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenter de stopper l’érosion biologique provoquée par la principale conséquence de l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère.
— La principale conséquence, c’est bien l’augmentation de température. Il faudrait justement refroidir l’atmosphère pour limiter les dégâts.
— L’augmentation de la température a eu pour conséquence la fonte des glaces et donc l’augmentation du niveau des mers. De nombreuses espèces ont ainsi vu leur habitat détruit et ont disparu faute de parvenir à s’adapter. Mais ce n’est rien par rapport au véritable drame qui est en train de se jouer dans les océans, son acidification.
— C’est à dire ? Les océans deviendraient plus acides ? Serait-ce à cause de la combustion des composés soufrés qui se trouvaient dans les combustibles fossiles et qui provoquaient des pluies acides ?
— Non, ce problème a été résolu dans le courant du 21e siècle. La principale conséquence de l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère a été son absorption progressive par l’océan.
— Ben, c’est justement ce que l’on espérait à la fin du 20e siècle. Si le CO2 est absorbé par l’océan, il y en aura moins dans l’air.
Pilane s’excite brusquement.
— Mais c’est ça qui est dramatique ! Lorsque le carbone se dissout dans l’eau de mer, il se transforme en acide carbonique. Normalement, les organismes marins transforment le gaz carbonique en calcaire qu’ils utilisent soit pour se fabriquer des coquilles ou des os. Ce calcaire se dépose à leur mort dans les sédiments et est ainsi retiré de la circulation. Mais c’est un processus lent qui ne peut absorber tout seul tout le carbone envoyé dans l’atmosphère par toi et tes contemporains. Et pire encore, l’acide carbonique a la fâcheuse tendance à perturber les processus de calcification en particulier chez les microorganismes comme les diatomées et aussi le corail, justement ceux qui sont les plus actifs pour retirer le carbone de la biosphère. Il en a résulté d’une part une quasi-disparition du plancton qui est à la base de la chaine alimentaire marine et aussi, c’est ce qui nous intéresse ici, l’arrêt de la croissance des récifs coralliens. C’est un cercle vicieux : plus l’océan contient de carbone, moins il est capable de…
Le mentor de Pilane, une belle broche fixée à sa blouse sur son sein gauche, se met à émettre un bipbip insistant, interrompant son discours. D’un geste, Pilane stoppe le signal sonore, puis elle se penche vers moi, pose un bref baiser sur mes lèvres, me caresse délicatement la joue, recule d’une dizaine de centimètres et penche la tête sur le côté pour mieux m’observer.
— Là, il faut que je te laisse. On a besoin de moi en salle des machines. Nous allons bientôt arriver à Cocoïllande.
Elle s’éloigne d’un pas rapide. Moi, je reste là, interloqué, ne comprenant pas ce qui m’arrive.

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