15 – J’avais raison

Le soleil est sur le point de disparaitre sous l’horizon lorsque je rejoins enfin la plage, là où quelques heures plus tôt, le jeune chimpanzé avait appelé son ami orque en frappant des bâtons sous l’eau. Ces derniers trainent encore sur le sable. Si la marée monte encore un peu, ils risquent de se faire emporter. Je les ramasse avec l’intention de les déposer un peu plus haut hors d’atteinte des flots. J’en profite pour les examiner. Ce ne sont pas de simples bouts de bois que le primate aurait ramassés au hasard. Il s’agit de bâtons taillés dans un bois dur et dense. Ils sont sculptés de motifs variés et surtout de rainures parallèles à l’une des extrémités, l’autre étant taillée un peu comme la poignée d’une épée. J’imagine qu’en les frappant l’un contre l’autre, le contact des rainures doit produire un son assez particulier. J’hésite à les essayer, de peur de lancer un faux appel à l’intention du cétacé. En fait, il n’y a pas de grand risque, car le chimpanzé frappait les bâtons sous l’eau.
À peine les ai-je frottés ensemble que j’entends des cris furieux provenant de la direction du village. Bientôt, je vois apparaitre le jeune chimp qui galope dans ma direction. Arrivé à deux mètres de moi, il s’immobilise et me fait une grimace menaçante, en retroussant ses lèvres.
— Ces bâtons sont mes miens ! Rends-les-moi !
Bien qu’encore juvénile, sa force physique doit déjà être largement supérieure à la mienne. S’il s’en prenait à moi, je passerais une mauvaise kiloseconde. Comme je n’ai de toute manière aucune intention de confrontation, ni celle de m’approprier les bâtons, je les lui tends immédiatement.
Il s’en empare et me porte un instant un regard que je ne parviens pas à déchiffrer, mais je doute qu’il soit bienveillant. Puis, sans un mot, il se met à courir sur trois pattes en direction du village. Avant de disparaitre, il s’arrête et se tourne vers moi.
— Ne t’avise surtout pas de recommencer !
Puis il reprend sa course.

Lorsque j’arrive au réfectoire du village, après un détour par le Nisshin Maru pour déposer mon matériel de plongée et prendre une douche rapide pour me débarrasser de la croute de sel qui avait séché sur ma peau, les préparatifs pour le repas du soir vont bon train. Une femme m’interpelle :
— Ah ! Bernard ! Tu tombes bien. Tu vas pouvoir nous aider à dresser le couvert.
Moi qui désespérais de me rendre utile, je ne me fais pas prier.
— Avec plaisir. Pour combien de personnes ?
— Autant qu’il y a de chaises. Tu trouveras les couverts dans ces placards et ces tiroirs.
Au fur et à mesure que je mets en place les couverts, les habitants de l’ile entrent dans le réfectoire et s’installent autour des tables. On devine la fatigue sur leurs visages. Les conversations qui s’engagent sont lentes et sobres. Ces gens ne sont vraiment pas là pour s’amuser.
Dès ma corvée terminée, je m’apprête à me joindre à l’un des groupes pour éventuellement m’immiscer dans leur conversation. Mais je n’ai que le temps de reculer la chaise que j’avais choisie, la femme qui m’avait sollicité à mon arrivée m’interpelle :
— Bernard ! Aurais-tu encore un peu de temps à nous consacrer ?
Et pis quoi encore ? J’ai déjà dressé la table pour près de cent personnes. Ils veulent quoi encore ? Que je leur pèle les patates ? Mais ils n’ont pas de robots domestiques ?
— Heu… Oui, oui ! Bien sûr !
Je me dirige vers la cuisine, m’attendant à la corvée de patates ou à devoir faire la plonge face à des piles d’assiettes sales se dressant jusqu’au plafond. Mais la cuisine ressemble plus à une salle blanche d’usine de haute technologie qu’à la kitchenette crasseuse d’un bouiboui pourri au fin fond d’un port malfamé. Une dizaine de personnes, affublées du même genre de déguisement qu’à mon époque, du genre tablier blanc et toque trois fois plus grosse que la tête qu’elle chapeaute, découpent des légumes qu’ils mettent ensuite dans des cuiseurs fermés hermétiquement ou nappent de sauces épaisses des filets de poisson. Des plats, prêts à être portés en salle, attendent sur une table en dégageant des volutes de vapeur. Ça a l’air vachement appétissant. Je réalise soudain que je suis affamé. L’envie me démange de picorer dans ces plats.
— Oui, Bernard. Ce sont bien ces plats qu’il faut amener en salle. Il y en a un par table.
Peu habitué par le fonctionnement très manuel de cette cuisine, j’exprime mon étonnement.
— Mais ! Vous n’avez pas de robots domestiques ? Ça vous simplifierait vraiment le travail.
Mes paroles déclenchent l’hilarité générale.
— Ben Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Ha ! Ha ! Bernard ! Tu t’es trop bien adapté à l’époque actuelle. Mais surtout à l’environnement des grandes concentrations humaines. Ici, on est en marge de tout ça. Les robots sont utilisés pour les tâches vraiment pénibles. Si tu tiens à être utile, bouge-toi le cul. Il y a des estomacs vides qui attendent.
C’est vrai qu’on est loin des grandes villes souterraines dans lesquelles j’ai vécu dans Rama et sous la Fournaise. Ici, c’est plutôt une sorte de Far West, enfin sans les hors-la-loi ou les shérifs. Quoique cette femme semble avoir une influence sur le fonctionnement de cette cuisine qui va bien au-delà de ce qui est vu comme politiquement correct dans une société acratique. Tout en me laissant la porte ouverte à refuser ma collaboration, ce sont bien des ordres qu’elle me donne.
— Oui, oui ! Tout de suite !

Il ne reste plus qu’un plat à apporter. Je m’en empare et m’apprête à quitter la cuisine.
— Hé ! Où vas-tu avec ça ? Il est pour nous celui-là. Viens t’assoir avec nous !
Quelqu’un dresse des couverts pour les cuistots. Je repose le plat. Celui-ci se fait immédiatement attaquer par un essaim de fourchettes et de cuillères. Eh ! Oh ! J’espère qu’ils vont m’en laisser un peu. C’est que j’ai la dalle aussi, moi.
Heureusement, il m’en reste bien assez. Je me sers une énorme portion, histoire de compenser l’énergie dépensée durant les heures passées avec Ponyo, portion que je dévore avec avidité.
Un des cuisiniers se tourne vers moi et m’interroge :
— Dis-moi, Bernard ! Tu pourrais nous parler un peu de ton époque ?
Je finis de mâcher ce que j’ai en bouche, l’avale et m’essuie les lèvres avant de répondre.
— Oui, je veux bien. Mais c’est vaste. Je ne sais pas par quoi commencer. Il n’y a pas un sujet qui t’intéresserait plus particulièrement ?
— Ben… Heu… Je sais pas. Disons… Ben, tiens ! Parle-nous un peu de la nourriture. Comment faisiez-vous pour vous nourrir ? Qu’est-ce que vous mangiez ?
— Ce que l’on mangeait ? Ben, en gros les mêmes aliments qu’aujourd’hui. Mais ça dépendait des pays. Dans chaque région du monde, il y avait des traditions culinaires différentes. Par exemple, la cuisine asiatique était très différente de celle que l’on préparait en Europe ou en Afrique. Et la quantité de nourriture consommée variait également suivant les régions. Dans les pays riches, on mangeait même beaucoup trop. Il y avait des maladies dues à la suralimentation. Nombreux étaient ceux qui souffraient d’obésité, alors qu’ailleurs, les gens souffraient de sous-alimentation.
— À voir ton petit ventre rebondi, tu devais faire partie de cette catégorie d’obèses.
— Holà, non ! Non, non ! Moi, j’étais considéré comme étant de corpulence normale. Je n’étais pas maigre, mais loin d’être obèse. Il y avait des gens qui pesaient plus de cent kilos.
— Cent kilogrammes ? Ouais, ça devait être des cas exceptionnels. Personne ne se laisserait aller à de tels excès. Jamais un mentor ne laisserait son protégé prendre de tels risques de santé. Cent kilogrammes ? Bonjour les problèmes cardiovasculaires.
— Je t’assure que si ! Et ils étaient nombreux. Il y en avait même qui dépassaient les cent-cinquante kilos. Et je crois que le record dans le Guinness Book doit être autour de cinq ou six-cents kilos.
— Le guinaisse quoi ?
— Le Guinness Book. Ça, c’était à coup sûr un truc spécifique à mon époque. C’était un livre dont on sortait une nouvelle édition chaque année et qui listait tous les records les plus débiles.
— Mais ça ne peut intéresser personne un tel ouvrage.
— Tu parles ! Il s’en vendait plus d’un million d’exemplaires chaque année. Et je ne te parle pas des dizaines de milliers de tentatives de records qui lui étaient soumises tous les ans.
— Mais il n’y avait que des crétins à ton époque ! Comment vous avez fait pour envoyer des gens sur la Lune avec une telle bande de tarés ? Je comprends que tu aies décidé de fuir cette époque de fous.
— Ben… Heu… Je dois faire partie de ces débiles, parce que je n’ai pas fait exprès de venir ici et qu’en plus, je suis prêt à tout pour parvenir à y retourner. Avec un peu de bol, je pourrai même me retrouver dans le Guinness Book en tant que voyageur temporel le plus stupide. Ha ! Ha ! Ha !
Apparemment, je suis le seul à trouver ça amusant.

C’est à ce moment-là que Pilane guigne par la porte de la cuisine.
— Vous n’auriez pas vu Bern… Ah ! C’est là que tu te caches?
— Ben non ! Je ne me cache pas. Comment voudrais-tu que je me cache, avec la veillance ? C’est juste qu’ici, les gens ont su apprécier mes capacités à leurs justes valeurs et les mettre à contribution.
— Oh mon pauvre petit chou qui se sent rejeté ! Mais non, au contraire. Certains parmi nous voudraient bien parler avec toi de ton escapade avec ton amie tursiops.
— Ah non ! Vous pensez que j’ai fait crac-crac avec Ponyo et maintenant vous avez envie d’assouvir vos penchants pervers en m’écoutant raconter par le menu mes… mes exploits zoophiles. Et bien, tant que vous êtes, vous pouvez vous les mettre où je pense !
— Mais de quoi tu parles ? Une bulle de veillance a été installée sous la colonne corallienne que vous avez visitée à Cocoïllande. On voulait juste partager avec toi les découvertes qui y ont été faites. C’est tout.
Ne sont-ils pas encore au courant ou s’en moquent-ils complètement de ce qui s’est passé cet après-midi entre Ponyo et moi ? Le mieux, c’est surement que je fasse comme s’il ne s’était rien passé du tout. Et puis, en réalité, il ne s’est effectivement rien passé, si ce n’est dans mon cerveau un peu fêlé.
Je prends congé du noeud culinaire et rejoins celui du Nisshin Maru dans la grande salle.
— Ah ! Bernard ! Enfin te voilà ! On se demandait si tu en avais assez de notre compagnie.
Milbir, spécialiste en maintenance Réseau, à l’Éclosion on aurait plutôt dit « ingénieur système », s’interpose.
— Ouais ! On se demandait si tu ne préférais pas les caresses ultrasonores de ta sirène. Ha ! Ha ! Ha ! Aïeu !
Apparemment, quelqu’un vient de shooter dans le mollet de l’impertinent.
— Ben non ! C’est tout simplement que j’ai aidé l’équipe de cuisine et j’ai pris le repas avec eux. Rassurez-vous : je ne vous lâcherai pas avant que nous atteignions les côtes européennes. Après ça, bien sûr… Mais si nos routes viennent à se recroiser avant mon départ vers le passé, alors je serai très heureux de vous revoir.
— Ha ! C’est bien ce que je disais ! S’il ne saute pas dans le premier dirigeable de passage, c’est à cause de son sonar à nageoires, là !
— Ça suffit, crétin ! Bernard ! Excuse-le ! Il ne se rend pas compte de ce qu’il dit. Il a un peu abusé du krall.
Je me tourne vers Pilane avec un air interrogateur du genre : j’espère que tu n’en as pas avalé de trop grandes quantités toi aussi. Pour toute réponse, elle agite la tête de gauche à droite de manière presque imperceptible.
— Oh ! Ce n’est pas grave. J’ai l’habitude de ce genre de poivrots. Il y en avait plein les bistrots à mon époque. Mais si on en revenait à notre ami Pol le Poulpe.
— Oui ! Tu as raison. Et en fait, tu avais parfaitement raison. Regarde !
Tong repousse d’un bras les plats vides qui encombrent encore la table et il y pose un disque doré. La sphère laiteuse apparait spontanément et se transforme rapidement en une image de l’intérieur de la cavité que nous avions exploré la semaine dernière, Ponyo et moi. Par des gestes simples, comme s’il manipulait une véritable sphère, il fait pivoter la caméra virtuelle afin d’explorer l’ensemble de la cavité. Comme lors de notre visite, on y voit les objets et débris divers que le mystérieux collectionneur a accumulés à cet endroit. Une fine couche de sable recouvre les artéfacts.
— Là, c’est ce que l’on observe juste après l’installation de la bulle de veillance. Comme tu peux le constater, il n’y a pas de traces d’un quelconque occupant.
— Pas de traces ? Mais qu’est-ce qu’il te faut ? Tous ces bidules, là ! Ils sont pas venus tous seuls, non ?
— Attend ! Ce que je veux dire, c’est qu’à ce moment-là, il n’y avait personne.
— Ben, ça, on le voit bien qu’il n’y a personne. Et ce n’est pas un scoop. Même si je peux témoigner que c’est une visite qui vaut le déplacement, il n’y a pas beaucoup de gars suffisamment tarés pour aller se balader là-dessous.
— Et c’est encore heureux ! Taré zon… T’as raison ! Ha ! Ha ! Ha !
— Mais faites-le sortir, merde !
— Non ! Je ne parlais pas particulièrement d’humains, ni de cétacés, mais de tout être pensant qui pourrait être à l’origine de ceci.
— Hein ? Tu n’envisagerais tout de même pas l’intervention d’extraterrestres dans cette histoire ? Ah oui ! Je vois ça : un E.T. avec des branchies dont le vaisseau est tombé en panne et qui prend la colonne corallienne pour une fusée. Il récupère toutes sortes de déchets pour remplir son Mr Fusion qui devrait alimenter un condensateur de flux.
— Non ! Et arrête de m’interrompre tout le temps ! Il faut vraiment être né à l’Éclosion pour encore croire que seuls les humains et éventuellement certains cétacés pensent. Tout être capable de prendre des décisions en fonction de son environnement et de son passé pense. Une souris est un être pensant, même si ses pensées ne sont pas aussi évoluées que celles d’un grand singe et à fortiori d’un cétacé. À la limite, on pourrait même dire que les fourmis pensent, bien que ce soit de façon tout à fait rudimentaire.
— Ça nous éloigne de notre sujet, mais si je comprends bien, un automate pense, un robot pense?
— Ben oui ! Évidemment ! Mais revenons à ceci !
Il tend un doigt vers l’image flottant au-dessus du disque doré. Les poissons qui la parcourent semblent soudain pris d’une intense frénésie, tandis que l’eau se trouble d’une sorte de brume jaunâtre.
— Je fais avancer l’enregistrement en accéléré. Est-ce que tu remarques quelque chose de particulier ?
— À part les poissons qui semblent effectuer des sauts quantiques, non.
— Regarde mieux ! Particulièrement les artéfacts.
— Non, je ne vois rien. Ou… peut-être… Ah oui ! la couche de sable qui les recouvre est bien plus épaisse, on ne distingue même plus la couleur des objets. Et alors ?
— Et alors ? Mais ça signifie qu’ils ont été nettoyés peu de temps avant l’installation de la bulle de veillance. On peut en déduire que celui qui a réuni ces objets à cet endroit veille également à une sorte d’entretien.
— C’est une pieuvre, je vous dis, une pieuvre géante. Ça fait des jours que je m’évertue à vous le dire. Mais bon, quitte à jouer l’avocat du diable, ces images ne prouvent rien. Si ces objets étaient venus là tous seuls, pourquoi ne se dépousseraient… dépoussièriseraient-ils pas également tous seuls ?
— Ha ! Ha ! Le diaaaaable, c’est Pol le Poulpe lui-même et tu es son avocat ! Ha ! Ha ! Ha !
Personne ne réagit à cette dernière intervention de Milbir, ne serait-ce que par un regard de mépris.
— Et puis, les gens qui ont installé les caméras peuvent avoir créé des turbulences avec leurs palmes qui auront entrainé le sable au loin.
— La bulle de veillance a été installée par des robots depuis l’extérieur de la colonne.
— Bon ! Et puis, je m’en fous des détails. Puisque tu disais que j’avais raison, c’est donc que vous avez fini par le filmer, le fameux Popol. Alors, on pourrait directement zapper au moment de son entrée en scène, non ?
Instantanément, les poissons reprennent leur vitesse habituelle et la neige de sable semble se figer. Quelques secondes s’écoulent, puis soudain, tous les poissons s’éclipsent, laissant une bizarre impression de vide, comme dans un western lorsque les bandits entrent en ville pour aller dévaliser la banque.
Le champ de la caméra glisse lentement vers la droite, puis s’immobilise en face du trou béant d’obscurité de l’ouverture de la pseudocaverne. Il manque manifestement une bande-son pour soutenir le suspense. Je verrais bien un air lancinant d’harmonica.
Tout le monde attend qu’il se passe quelque chose. Même le sable a cessé de tomber. Au terme d’une éternité, on distingue un vague mouvement dans l’obscurité de l’entrée. L’extrémité d’un tentacule vient s’enrouler autour de la barre marquant la base de l’ouverture. Un second appendice s’accroche à une barre latérale, puis un troisième. En tout, cinq tentacules s’agrippent à l’armature de la colonne corallienne avant que l’on aperçoive enfin une énorme tête toute fripée et surmontée de deux monstrueux yeux aussi gros que des boules de pétanque.
— Oh putain ! Quel monstre ! Il est encore bien plus gros qu’il ne m’était apparu sur place. Il devait être plus loin que je ne l’imaginais. Encore heureux pour moi.
L’octopode géant manifeste son intention de pénétrer dans la cavité. Mais il est bien trop gros. Il ne pourra jamais passer par l’ouverture.
L’animal n’a cure de mes doutes. Ses tissus sont si mous qu’ils se déforment comme cette gelée gluante avec laquelle on jouait en étant gosse. Siliputti, ou quelque chose comme ça, que ça s’appelait.
Une fois à l’intérieur, il occupe pratiquement tout le volume disponible. La bulle de veillance doit se résoudre à nous montrer une image reconstituée de l’extérieur. On y voit un dernier tentacule qui tente avec obstination à faire entrer un gros objet blanc, mais qui parait ridiculement petit comparé à ce Leviathan. Quelqu’un demande :
— C’est quoi ce bidule ? Quelle forme bizarre ! À quoi cela pouvait-il bien servir ?
— Une cuvette de WC ! On baissait son froc et on s’asseyait dessus pour faire nos… gros besoins. Évidemment, ça ne ressemble pas beaucoup aux modèles actuels.
— Aux chiottes le poulpe ! Ha ! Ha ! Ha ! Et si elles sont bouchées, il a toutes les ventouses qu’il faut pour y remédier. Wouah ! Ha ! Ha !
Koulienne se lève et empoigne le grossier personnage.
— Bon ! Je crois qu’il est vraiment temps que quelqu’un aille le mettre au lit.
— Oh ! Koukou ! Tu veux faire dodo avec moi ? C’est gentil, ça !
— Pfff ! Même pas en rêve ! Allez ! bouge ton cul !
— Mais… ce sera avec grand plaisir. Attends que l’on soit dans… ma cabine… Et là, hop ! Crac, crac ! Ha ! Ha ! Ha !
— Heu… Koulienne ? Tu ne voudrais pas un peu d’aide?
— Non ! Non ! Je vais très bien m’en sortir toute seule. D’ailleurs, il a son compte.
Koulienne et son fardeau titubant se dirigent vers la porte. Autour de la table, les regards se dirigent à nouveau vers l’hologramme. Le poulpe est apparemment parvenu à faire entrer l’accessoire de toilettes dans son antre, à moins qu’il ne l’ait laissé couler vers le fond. Les seuls mouvements perceptibles sont de lentes oscillations des extrémités de tentacules qui dépassent ça et là. Tong reprend la parole.
— Ensuite, il ne se passe plus grand-chose durant les deux heures suivantes. On va passer en accéléré.
Les tentacules s’agitent frénétiquement.
— Bernard ! Tu avais raison. Pardonne-nous d’avoir douté de tes perceptions !
— Oh ! Il n’y a pas de quoi. Si je ne l’avais pas vu de moi-même, je n’y aurais probablement pas cru non plus. Une pieuvre de cette taille, ça ne peut pas exister, enfin c’est ce que je croyais. Un calmar géant, je veux bien. Il y en a même des bien plus gros que ça. Mais une pieuvre aussi grosse, c’est pas naturel.
— Effectivement, un tel animal n’a jamais été répertorié, ni par aucune expédition océanographique, ni même dans les nomenclatures établies avec l’aide des habitants des mers. Pourtant ces dernières contiennent de nombreuses espèces qui n’ont encore jamais été observées par des humains.
— Ce serait donc un représentant d’une espèce apparue récemment ?
— Peut-être ! Mais rien ne permet de l’affirmer. Il est peu probable qu’il s’agisse d’une espèce ancienne qui aurait échappé aux océanologues jusqu’à aujourd’hui. Je pencherais plus sur un individu d’une espèce connue qui, pour une raison qui reste à déterminer, aurait subi une croissance hors normes.
— Une sorte de mutant, quoi ?
— On ne peut pas l’exclure… ni le prouver… pour le moment.
Une pause de réflexion s’installe sur le groupe. Je finis par rompre le silence.
— Mais… avec tous les coraux modifiés pour provoquer leur croissance accélérée… que vous avez disséminés dans les océans et particulièrement ici autour… ne se pourrait-il pas que les gènes en question aient été transmis à d’autres espèces, à certains poulpes par exemple ?
Ma réflexion ne semble pas les rendre plus bavards. Aurais-je touché un point sensible ? Presque une minute s’écoula avant que Bloudard, un des biologistes du Nisshin Maru, ne me réponde.
— Eh bien ! C’est une question intéressante que tu nous poses là… Une question que nous ne nous posons peut-être pas assez souvent.
Il marque un nouveau silence avant de reprendre.
— Mais la probabilité qu’un tel évènement ait pu se produire est négligeable.
— Ha ! Je n’imaginais pas qu’une telle langue de bois était encore pratiquée actuellement. On croirait entendre les techniciens de la centrale nucléaire de Tchernobyl après que leur joujou leur ait pété à la gueule.
Le point sensible, c’est maintenant que je l’ai touché. Là, il s’énerve carrément.
— Tu ne crois pas que ce pourrait justement être les conséquences des accidents avec vos joujoux, comme tu dis, qui soient la cause des mutations que nous avons observées depuis quelques siècles ? À ton avis, les tonnes de matériaux radioactifs libérés par tes Tchernobyl, Fukushima, Mühleberg et j’en passe, n’auraient eu aucune conséquence sur les écosystèmes touchés ? Et avec tous les produits chimiques toxiques que tes contemporains ont joyeusement déversés un peu n’importe où durant plus de deux siècles, tu crois aussi que les animaux et les plantes qui les ont goulument absorbés, ne s’en sont sortis que renforcés ? Hein ? Hein ?
Mühleberg, c’est le nom d’une des centrales nucléaires suisses, la plus ancienne, je crois, située près de Berne, en Suisse, à moins de 70 kilomètres de chez moi. Ça faisait des années que les écolos dénonçaient son état de vétusté, il s’y serait donc finalement produit un désastre ? Qu’est-ce que je vais trouver là-bas à mon retour ? Il faudra que j’interroge le Réseau à ce sujet.
Mes compagnons de voyage, constatant mon désarroi, l’interprètent de travers. Bloudard en rajoute une couche.
— Ha ! Ça t’en bouche un coin, hein ! Monsieur « sait mieux que personne »… Monsieur « vous n’êtes pas meilleurs qu’à mon époque »… ne sait plus quoi répondre. Hein !
Maladroitement, j’essaie de lui expliquer la cause de mon trouble.
— Non ! Non ! C’est pas ça !
— Comment, c’est pas ça ? Ça pourrait très bien être ça !
— Je voulais juste dire que ce qui m’a fait un choc, ce n’est pas ton accusation de pollueur, j’y suis largement habitué, crois-moi ! Non ! C’est l’évocation du nom de Mühleberg, c’était le réacteur atomique le plus proche de chez moi. Le fait d’apprendre qu’il s’y soit produit un inci… un accident, ne me laisse pas indifférent.
— Non ! Mais écoutez-le ! Un incident ! Monsieur qualifie l’évacuation de plus d’un million de personnes d’incident.
Je n’ai pas le temps de répliquer. Koulienne est de retour.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? J’aurais loupé un épisode ?
C’est Tong qui lui répond.
— Je crains que Milbir ne soit pas le seul à avoir bu un peu trop de Krall. Il est probablement temps que nous allions tous prendre un repos mérité. D’autant plus que nous appareillons tôt, demain matin.

Je suis sur le point de m’endormir, mais Pilane a d’autres projets. Elle vient tout contre moi, se lovant comme un chat qui s’installe sur un oreiller, cherchant à faire coïncider les concepts de confort et de perfection. Une fois la position idéale trouvée, elle se laisse aller, son corps emmêlé au mien. S’endormir avec 45 kg de douceur dans les bras, c’est ça le bonheur.
Mais dormir ne semble pas figurer à son programme. Avec une douceur infinie, elle glisse son corps contre ma peau dans un mouvement qui, instantanément, réveille en moi le souvenir de mes ébats avec Ponyo. Du coup, dans mon esprit s’engage une furieuse bataille entre l’intense plaisir provoqué par les caresses expertes de Pilane et la terrible douleur d’un incontrôlable sentiment de culpabilité. Mon trouble ne passe pas inaperçu.
— Tu n’aimes pas ?
— Si ! Si ! J’aime beaucoup. Je ne crois pas me souvenir d’aussi tendres attentions. Mais…
— Mais quoi ?
Blocage ! Je suis totalement incapable d’exprimer le conflit dont mes neurones sont le théâtre. Il y aurait des carpes dans les eaux environnantes, qu’elles seraient plus bavardes que moi.
— Dis-moi : ton trouble ne serait-il pas lié à certaines de tes activités d’aujourd’hui ?
Je ressens dans sa question plus de curiosité que de jalousie.
— Ben… Heu… C’est-à-dire que…
Est-ce pour m’encourager à parler ? Ses mains redoublent d’attention à l’égard de mon épiderme. Je ne suis pas sûr que cela m’aide beaucoup. Mes doigts, par contre, ne se font pas prier pour répondre à ses sollicitations.
— Tu n’as pas envie d’en parler?
— Ben… C’est que… quand tu es comme ça avec moi, tu sais, le passé, l’avenir… n’existent plus. Il n’y a plus que le présent à baigner l’univers. Et encore, cet univers semble se réduire à toi et à moi, comme s’il était victime d’un « bigcrunch » et s’apprêtait à nous emmener dans le néant.
Elle réduit un peu l’intensité de ses caresses.
— Hou là, là ! Tu veux nous faire disparaitre… et tout l’univers avec ? Tu deviens sinistre, là.
C’est à mon tour d’intensifier mes caresses, pour tenter de faire perdurer cet instant d’extase.
— Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je voulais te faire comprendre que, dans ces moments-là, il n’y avait que toi et nos interactions qui avaient la moindre importance. Et oui, dans ces moments-là, le devenir de l’univers m’est totalement indifférent.
— Alors, tu ne veux vraiment pas me parler de ce que tu as fait aujourd’hui ? Vas-tu me laisser comme seule issue à ma curiosité de devoir consulter les archives de veillance ?
Le temps s’est finalement décidé à reprendre son cours. Ce sont des cascades de secondes qui s’écoulent subitement du passé, laissant le présent sur place en s’enfuyant vers l’avenir. Les évènements de la journée surnagent et parviennent de justesse à s’agripper aux rives rocailleuses de ma conscience.
— Ce matin, je suis parti me balader en suivant la plage. J’avais l’idée, futile, je m’en suis aperçu rapidement, de faire le tour de l’ile.
— Ah ! Et… tu n’as rencontré personne ?
— Non ! Personne ! À part quelques crabes à l’état de coquilles vides.
— Vraiment personne ?
— Ah si ! Il y avait des oiseaux qui volaient au-dessus de moi, mais je ne leur ai pas prêté beaucoup d’attention. Eux n’en manifestaient pas plus à mon égard. Et puis, j’ai parlé avec Ariel, la version de mon mentor que m’a offerte Tynuï.
Ignorait-elle que c’était sa fille qui m’avait offert le pendentif ? À voir la surprise qui se dessine sur son visage, c’est bien possible. Mais elle reprend rapidement le contrôle de ses muscles faciaux. Elle caresse entre ses doigts le dauphin argenté que j’avais gardé autour du cou.
— Ce n’est pas à ce dauphin-là que je pense. Tu n’as pas vu d’autres dauphins par hasard ?
Je fais semblant de ne toujours pas comprendre où elle veut en venir.
— Des dauphins ? Non, non ! Je n’en ai pas vu le matin.
Je ne peux réprimer un sourire taquin en disant cela. Pilane me repousse tendrement avec un petit rire.
— Hi ! Hi ! Mais c’est que tu te moquerais de moi.
— Moi ? Me moquer de toi ? Roooh ! Mais je ne me le permettrais jamais.
Elle reprend un air plus sérieux, mais je ne parviens pas à deviner son réel état d’esprit.
— Si tu me parlais plutôt de ce qui s’est passé l’après-midi ?
Je ne me résous pas encore à satisfaire sa curiosité.
— Ben… Si c’est de l’après-midi que tu veux que je parle, c’est plus tard, pas plus tôt.
Si je continue comme ça, je risque de l’agacer et ce n’est pas mon intention.
— Aurais-tu quelque chose à me cacher pour que tu ne veuilles pas répondre à mes questions ?
— Et puis d’abord… Pourquoi je devrais répondre à tes questions, hein ? T’es de la police ?
Évidemment, elle n’a pas compris le mot police, il n’a plus de signification aujourd’hui.
— Si j’ai la peau lisse ? Peut-être moins lisse que la sienne, mais est-ce si important ? Tu n’aimes pas ma peau ?
Je la caresse de haut en bas, partant de la base du cou, descendant jusqu’au mollet en insistant sur la rondeur de ses fesses.
— Je l’adore ta peau ! Cela n’a rien à voir.
Il n’est plus temps de jouer à cachecache. Je lui raconte en détail les instants magiques passés avec Ponyo cet après-midi, sans lui cacher la moindre des émotions, ni le moindre des sentiments ressentis. Je suis reconnaissant à Pilane de m’en faire parler, car une séance de confessionnal avec Jimini n’aurait pu m’apporter le soulagement que je ressens en ce moment. Il y a clairement une limite aux bienfaits que peuvent apporter ces psychos-machines. Elles ne remplaceront jamais un vrai contact humain. J’espère que les gens d’aujourd’hui en sont conscients.
— Voilà ! Tu sais tout. Bien plus que n’auraient pu t’apprendre quelques caméras et une paire de micros.
— C’est évident ! La veillance n’a pas pour but de dévoiler le détail des pensées et des émotions qui agitent nos petits sacs de neurones. Son rôle est de nous responsabiliser pour nos actes et lever les ambigüités et les malentendus qui résultent immanquablement de l’ignorance. Pour ce qui est de démêler les noeuds qui se forment dans ta petite boite, là, derrière tes yeux, rien ne vaut les oreilles d’un être cher. Et puis, si vraiment il y a des trucs que tu ne peux exprimer à un proche, les mentors peuvent alors être très utiles, mais c’est un pis-aller.
— Et tu n’es pas jalouse ?
— Jalouse ? De quoi ? D’un poisson ?
— Pilane ! Un dauphin n’est pas un poisson ! C’est un mammifère !
Elle éclate de rire.
— Et alors ? Un être vivant est ce qu’il est. Peu importe la classification dans laquelle on le met.
Elle se serre plus fort contre moi.
— Viens ! Fais-moi l’amour comme tu l’aurais fait à Ponyo si cela avait été possible.

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