5 – Le vrai et le faux

Parfois, je me demande si le mélange de lassitude, d’impatience et de résignation que j’éprouve en étant coincé sur ce bateau n’est pas comparable avec ce que pouvait ressentir un prisonnier au fond de sa cellule. Heureusement, à l’exception peut-être de la Lune, je n’en suis même pas certain, nul n’est plus amené à croupir durant de longues années dans un espace réduit sans son consentement. Et puis, franchement, cette comparaison est bien digne de l’enfant gâté que je suis. C’est vrai, bien qu’il me soit actuellement impossible de quitter ce navire et que, ma foi, la mer, ça n’est pas vraiment ma tasse de thé, salée en plus, ma situation n’a rien de comparable avec celle d’une personne privée de sa liberté, quelles que soient les causes de cet enfermement.
Notre route longe l’extrémité sud du bassin des Masques Araignées. « Masques Araignées », quel drôle de nom. Une recherche rapide sur le Réseau m’apprend que l’origine de ce nom s’était perdue dans la nuit des temps, jusqu’au retour du Santa-Maria, le premier vaisseau interstellaire à être parti pour Alpha du Centaure voici plusieurs siècles. Retour qui, non seulement, m’avait fait rencontrer Vadina, la biologiste de l’équipage… Ah ! Vadina ! Pourquoi mes relations amoureuses ne parviennent-elles jamais à perdurer ? … mais avait également, grâce aux archives qu’il contenait, permis de reconstituer de nombreuses pièces manquantes au puzzle de l’histoire. Il s’avère que cette portion de l’océan Indien devait son nom au navigateur portugais Pedro de Mascarenhas qui l’explora en 1513 (calendrier grégorien). Au fil des siècles, des influences des différentes nations qui se disputaient le monde et des hasards culturels, le nom évolua en Mascareignes, puis pour les francophones et pour des raisons qui, elles, restent mystérieuses, en Masques Araignées. Lorsque le terrien homo s’est imposé comme langue commune à la planète, la phonétique originelle fut abandonnée au profit d’une nouvelle qui conservait toutefois la sémantique précédente. C’est comme pour de nombreux noms de lieux bizarres de l’ile de la Fournaise, il me faut rechercher la traduction littérale en français pour comprendre le lien avec les anciens noms. J’imagine que cela est valable un peu partout sur la planète, comme ce nouveau nom ridicule de Jeune-Ève pour Genève.
Le soleil s’est levé une heure avant moi. Ce soir, lorsqu’il se couchera, nous serons arrivés à Cocoïllande. Mais pour l’heure, je me balade sur le pont avant de descendre à la cantine pour le p’tit déj. Du regard, je balaie l’horizon à la recherche de… de quoi d’ailleurs ? Des baleines qui veulent aller sur Mars, d’une ile qui me permettrait d’élargir quelque peu mon espace vital ou autre chose ? La dauphine ! Oui, c’est ça. Ce que je cherche à apercevoir, c’est cette femelle aquatique que la présence répétée, puis l’absence inexpliquée m’intriguent et me troublent même.
Mes réflexions sont interrompues par la perception d’un éclat brillant à bâbord, légèrement au-dessus de l’horizon. Qu’est-ce que ça pourrait être ? Un avion ? Non, il n’y a plus guère d’avions dans les cieux. Je dirais peut-être un dirigeable ou un planeur à quille. Enfin, la quille d’un tel planeur, car le planeur lui-même serait bien trop haut pour être aperçu. Quoique, avec la distance, il peut paraitre bas sur l’horizon. Mais quelque chose me dit que la chose se trouve juste au-dessus de l’eau.
En regardant mieux, il me semble distinguer une structure métallique. Non ! Plusieurs structures métalliques ! On dirait des plateformes de forage pétrolier. Mais ce n’est pas possible. Pour les gens d’aujourd’hui, le pétrole représente le symbole ultime des erreurs commises dans le siècle qui a précédé l’Éclosion. Et puis, d’un point de vue géologique, je doute que cette zone de l’océan Indien soit propice à la présence de gisements d’hydrocarbure. Il doit s’agir de l’exploitation d’une autre ressource, à moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’une illusion d’optique. N’empêche, s’il s’agit juste d’une illusion, elle me parait bien être de facture humaine.
Houla ! Si je veux encore pouvoir prendre mon p’tit déj, je ferais bien d’y aller maintenant. Je trouverai bien quelqu’un qui pourra me dire ce que c’est.
Lorsque j’arrive au réfectoire, il n’y a plus que deux ou trois personnes qui s’apprêtent à s’en aller.
— Ah ! Bernard ! On se demandait si tu allais venir. On allait ranger, mais puisque tu es là, tu vas pouvoir t’en occuper, n’est-ce pas?
— Heu… Merci !
C’est bien ma veine. Mais c’est aussi bien fait pour ma pomme. Je n’avais pas à rêvasser. Pilane m’interpelle :
— Tu faisais quoi encore sur le pont ? Tu as revu ta belle sirène?
Je rougis et proteste sans parvenir à masquer le trouble qui me saisit à l’idée que je puisse me sentir attiré par une femelle d’une autre espèce.
— Mais non ! Pas du tout ! J’ai vu des trucs bizarres au nord-ouest. On aurait dit des plateformes de forage pétrolier. Mais ça me parait absurde. On ne pompe plus de pétrole, n’est-ce pas ?
— Effectivement, il ne s’agit pas de plateformes pétrolières. Ce sont des colonnes d’extension coralliennes.
— Des quoi ? C’est fait avec du corail ? Mais ça sert à quoi ?
Pilane semble pressée de s’en aller.
— Excuse-moi ! Mais j’ai à faire, là ! On en reparlera ce soir. Tu auras d’ailleurs l’occasion d’en apercevoir d’autres, entretemps. À plus !
Bon, ben… Est-ce qu’il reste du café ? Ah oui, juste de quoi m’en remplir un bol.

Une fois mon p’tit déj terminé et le réfectoire rangé, je remonte sur le pont pour revoir ces étranges « colonnes coralliennes ». Hélas, j’ai beau scruter l’horizon, je ne vois rien d’autre que les ondulations des vagues sur la surface vide de l’océan. Si Pilane ne m’avait parlé de colonnes d’extension coralliennes, je me demanderais si je n’avais pas été victime, une fois de plus, d’un mirage ou d’une illusion.
Je commence à me lasser de regarder sans cesse la mer. Je ne suis d’aucune utilité à l’équipage, ni aux scientifiques, ni aux marins. J’ai parfois l’impression de leur trainer dans les pattes. Qu’est-ce que je fous ici ? Je voudrais tant retourner chez moi, à mon époque, en 1999.
Ah non ! Je ne vais pas me laisser une fois de plus sombrer dans la mélancolie. Je sais qu’un jour je retournerai dans le passé, dans mon vrai présent à moi. Je ne sais pas quand, mais je le sais. À défaut de rentrer immédiatement, je pourrais quand même penser à le préparer un peu ce voyage de retour.
Je retourne dans ma cabine, m’étends sur la couchette et me mets à réfléchir.
Bon, pour mon retour, j’aurai besoin de… des vêtements que je portais lorsque je me suis fait endormir en cette soirée fatidique de 1999. Ils sont dans le bagage qui m’accompagne depuis mon départ de Rama. Il est étonnant ce bagage : il me suit partout où je vais, sans que j’aie besoin de m’en occuper. On dirait qu’il a des pattes pour me suivre comme un petit chien. Des pattes ? C’est n’importe quoi ! Pourquoi pas aussi une gueule avec des dents acérées qui dévorerait tous ceux qui essayent de s’emparer de son contenu ? La réalité, c’est que ce sont les robots domestiques et l’infrastructure moderne que les humains ont construite autour d’eux qui prennent en charge toute la logistique du moindre de mes déplacements.
Bon ! Je m’égare, là. Il faut que j’essaye de me concentrer. Les vêtements, c’est OK. Qu’est-ce qu’il me faut d’autre ? Ah oui ! J’ai besoin d’une pile thermodynamique, une pile Emmel comme on les nomme, du nom du chimiste qui en a découvert le principe de fonctionnement. Et puis, j’aurais aussi besoin de trouver un mandat de transfert pour envoyer mon sarcophage cryogénique vers Rama. Sans oublier qu’il me faudra ramener un ou deux gadgets contemporains pour convaincre les gens de 1999 que je ne leur raconte pas des conneries. Tiens ! Jimini, il fera l’affaire. Un tel bijou de technologie, personne ne pourra prétendre qu’il a été fabriqué au 20e siècle. Et puis, ça lui fera les pieds à ce schtroumpf à lunettes. Je le vois déjà se languir d’avoir, non seulement perdu Rama, mais également d’être privé de tout accès au Réseau. Ha ! Ha ! Ha ! Mouais ! Ce n’est pas vraiment très charitable, même pour un automate.
Ah oui ! Chaque fois que je partais en voyage professionnel, je rapportais un petit truc à mes enfants. Mais où vais-je bien pouvoir dénicher un gadget « Star Wars » ou un accessoire « Merry Muffins » à c’t’heure ? À part dans un musée, je ne vois pas bien. Ha ouais, dans un musée ! Je me vois aller demander au conservateur s’il veut bien me confier l’une ou l’autre de ses précieuses reliques pour les offrir en cadeau à mes enfants chéris :
— Mais si, mais si, Monsieur le conservateur ! Je vous promets de vous les rendre tout de suite. D’ailleurs les voilà ! Ils avaient 500 ans d’âge, ils en ont 1000 maintenant.
Bon ! Faut que j’arrête de déconner ! À quoi est-ce que je pensais ? Ah oui ! La pile Emmel et le mandat de transfert.
Le plus simple serait de retrouver les originaux, ceux qui accompagnaient mon sarcophage. Oui, mais il se peut qu’ils soient restés dans Rama. Il faut que je vérifie. Mais… heu… Si je ramène ces objets en 1999… Je vais créer une boucle temporelle. Ces objets n’auront jamais été fabriqués. Ils seraient alors, en même temps tout neufs et infiniment vieux, avec tous les âges intermédiaires par pas de 500 ans. Oui, mais… si une telle boucle temporelle est impossible pour une pile matérielle, comment pourrait-elle être envisageable pour moi-même, pour mon corps physique ?
Durant quelques secondes, je laisse mon inconscient jouer avec ce problème, ma conscience temporairement inactivée.
Mais bien sûr ! Réutiliser la même pile implique une boucle temporelle matérielle. Mon retour dans le passé provoquera ma présence temporaire en deux instances disjointes, comme celles de la pile Emmel, ce qui ne constitue qu’une boucle de causalité. Tant qu’il n’y a pas de constitution de paradoxe, rien ne s’y oppose.
D’un bond, je me lève et vais m’installer devant le disque doré de ma console d’accès au Réseau. J’allume celle-ci d’un claquement de doigts. La sphère brumeuse se forme au-dessus du disque.
— Réseau ! Je voudrais savoir comment je peux me procurer une pile Emmel du modèle de celle qui alimentait mon cryostat et également savoir où se trouve actuellement celle qui a été retrouvée avec moi.
— Il s’agit d’un modèle qui n’est plus fabriqué depuis plus de 300 ans. Il n’en existe plus que 817 exemplaires dans tout le système solaire, Lune comprise. Seuls 34 sont encore fonctionnels. Celui qui était connecté à ton sarcophage est actuellement hors du système solaire, dans le vaisseau Eclosionus. Il n’est pas inclus dans le décompte, car il est matériellement impossible d’y avoir accès avant un éventuel retour du vaisseau, ce qui impliquerait au minimum un délai de 3000 années terrestres.
Un modèle simplifié du système solaire se forme devant mes yeux. Une multitude de points rouges clignotent sur ou autour des différentes planètes, lunes ou stations spatiales représentées. Un nombre bien plus réduit de points verts tentent d’attirer mon attention. Seuls deux points verts clignotent sur la Terre. D’un geste, je zoome sur ma planète natale : l’un se trouve en plein milieu du continent africain, l’autre au centre de l’extrémité occidentale du continent asiatique que l’on nomme Europe, plus précisément dans la région que l’on appelait France.
— Voilà ! C’est celui-là qu’il me faut. Je n’aurai qu’à le prendre en passant lorsque que le Nisshin Maru sera arrivé en Méditerranée. Réseau ! Est-ce qu’il est disponible ?
— Il est actuellement partie intégrante d’un dispositif de plus grande taille. Il conviendrait de négocier avec le dépositaire de ce dernier si l’extraction de la pile est envisageable. Il est à noter un fait particulier et surprenant : le numéro de série de cet exemplaire est le même que celui qui t’intéresse. Faut-il faire une note sur l’inconsistance des méthodes de gestion de production à cette époque reculée ?
Tiens ! Le Réseau semble étonné. C’est la première fois qu’il me laisse transparaitre une émotion. Je l’en croyais totalement dépourvu.
— Inutile ! Il s’agit du même exemplaire. La pile qui se trouve actuellement dans l’ancienne France et celle qui est restée dans Rama forment un seul et même objet, que j’emporterai dans le passé et qui m’accompagnera jusqu’à aujourd’hui. C’est parfaitement normal.
— Parfaitement normal. C’est noté. Il est notoire que ton arrivée nécessite la création d’un certain nombre de connexions entre des évènements qui étaient jusqu’ici causalement disjoints. Cela implique une restructuration non négligeable, mais passionnante, des connaissances… Incohérence résolue !
— Réseau ! Pourrais-tu effectuer une recherche similaire pour le mandat de transfert qui m’accompagnait ? Je suis juste intéressé par celui qui doit porter le même numéro de série, si tant est qu’ils disposent d’un tel numéro.
— Ils en disposent. Mais… mais… autre fait étrange… Il n’existe aucun mandat de transfert correspondant au numéro de série concerné. C’est un faux, ce qui est attesté justement par ledit numéro de série qui fait partie d’un intervalle réservé à cet effet.
— Quoi ? Un faux ? Comment peut-on, dans une société totalement transparente, falsifier un document ? Ça me parait absurde. C’est un non-sens !
— Non ! Il existe des circonstances où il est nécessaire d’établir des documents en dehors des procédures habituelles. Afin de garantir la cohérence des bases de données, ces documents sont identifiés spécifiquement.
— Mais c’est débile ! Si on fait un faux, c’est pour tricher ! C’est comme si je fabriquais une fausse montre de luxe et que j’écrivais en gros dessus : « Attention, ceci est une fausse montre ».
— Ton concept est difficile à comprendre. Si la copie est identique à la montre véritable, il n’y a pas de raison de la considérer comme fausse. Si elle diffère en quoi que ce soit de l’original, même si ce n’est pas immédiatement visible, il ne s’agit pas du même objet et ce fait est toujours parfaitement identifié.
— Oui, mais bon ! Je faisais allusion à des copies de produits à grande marge de profit, vendues à bas prix, mais qui permettaient néanmoins de dégager un profit non négligeable pour le faussaire.
— De telles circonstances sont désormais obsolètes. Elles ne sont plus possibles que dans des contextes de transparence incomplète, comme sur la Lune par exemple.
— Oui! Mais alors à quoi cela sert-il de tricher si l’on ne peut le faire qu’à la connaissance de tous ?
— La signification des mots « tricher » et « faux » est ambigüe. Tu leur donnes un sens qui n’a plus cours. On produit un faux document si une action en dehors des procédures s’avère nécessaire. Mais il est évident que cette action doit être enregistrée comme toutes les autres.
— Je crois me souvenir que Mongo, l’historien de Rama qui s’occupait de mon affaire, m’avait dit que le mandat était parfaitement en règle. S’il s’agit manifestement d’un faux, comment pourrait-il être en règle ?
— Ce n’est pas parce qu’il est faux qu’il ne pourrait pas être en règle. S’il avait un numéro de série d’un mandat authentique, quoiqu’établi en dehors des procédures, alors là, oui, il y aurait un problème. Problème qui aurait été résolu par l’invalidation dudit mandat dès sa première utilisation.
— Bon ! Vrai ou faux, en règle ou pas, je m’en fous ! Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment je pourrais me le procurer. Même s’il porte un numéro de série inhabituel, on doit pouvoir déterminer sa localisation actuelle, non ?
— Les faux numéros de série sont attribués au fur et à mesure des besoins. Avec le taux actuel de falsification, on peut statistiquement prévoir que ton mandat de transfert sera établi aux alentours de cérès ou jupiter de cette année, soit dans environ six mois.
— Cérès ou jupiter ? Ha oui ! les mois du nouveau calendrier. Dans six mois, donc ! Mais ne peut-on pas savoir où il sera établi ?
— Non !
Réponse laconique qui a au moins l’avantage d’être claire.
— À défaut du lieu précis, j’aimerais tout de même savoir dans quel genre de… d’officines je pourrais me le procurer, ce fameux mandat.
— Il existe un certain nombre de noeuds ou d’individus qui se consacrent à des activités qui impliquent l’usage de faux document de toutes sortes. Mais ces milieux sont très changeants. Réitère ta demande en cérès. Il sera alors possible de t’indiquer à qui il te faut t’adresser.
— Bon ! Ben, je vais attendre. Merci quand même.
J’éteins la console. Je ne suis pas plus avancé qu’avant. La pile Emmel m’attend quelque part en France et le mandat, lui, ne pourra être établi que dans six mois. Ah ! Voilà au moins une info intéressante. Je vais rester à cette époque encore au moins une demi-année. Au point où j’en suis…

Je retourne sur le pont, histoire de voir si la mer n’aurait pas changé de couleur, si le soleil tourne toujours autour de la Terre, si le Nisshin Maru ne croiserait pas à proximité de colonnes coralliennes comme celles aperçues ce matin. Histoire aussi de voir si la femelle dauphine ne serait pas venue nous rendre une nouvelle visite.
Pour l’instant, la surface de l’océan est vide, à part quelques nuages à l’horizon. Ah ! Il y a quelque chose qui se déplace dans le ciel. Un dirigeable ? Une quille de planeur ? Oh ! Je l’ai perdu, maintenant. Ah non ! le revoilà. Il se rapproche rapidement. C’est un oiseau, une mouette ou un goéland. Je n’ai jamais bien su faire la différence. L’un des deux a un bec crochu, je ne sais pas lequel. Le goéland, je crois. D’ailleurs, à cette distance, je suis incapable de distinguer de si petits détails.
Le volatile vient se poser sur les superstructures du bâtiment.
— HIHIHÂAARRH !!!
Ce cri ! On dirait la mouette rieuse de Gaston Lagaffe. Il ne lui manque qu’une boite de sardines dans le bec et l’illusion serait parfaite.
La présence d’un oiseau est un signe que la terre est proche. En l’occurrence, il doit s’agir de Cocoïllande, le prototype même de ces iles désertes de trois mètres carrés sur lesquelles les caricaturistes plaçaient sadiquement des naufragés pour faire rire les lecteurs de la gazette du dimanche. Encore distante d’une bonne vingtaine de kilomètres, il est illusoire d’espérer l’apercevoir avant d’avoir le nez juste dessus. Je me demande même comment cette ile a fait pour ne pas être complètement submergée par l’élévation du niveau de la mer. À l’Éclosion, son point le plus haut devait culminer à, peut-être, trois mètres au-dessus du niveau moyen de la mer, quatre tout au plus. Lors de la moindre des tempêtes, les vagues devaient la traverser sans même prendre conscience de sa présence. Alors maintenant, elle devrait se retrouver à barboter sous plusieurs mètres de flotte. Bien sûr, le principe même des bancs de coraux est de s’adapter aux variations du niveau des mers. Mais à mon époque, on disait qu’ils ne seraient pas capables de suivre l’élévation due à la fonte des calottes polaires. Peut-être que les experts s’étaient trompés.
Longuement, je scrute l’horizon vers lequel se dirige le Nisshin Maru. Les infimes nuances de bleu et de gris produites par le mélange du ciel et des nuages poussent mon cerveau à imaginer des montagnes qui émergeraient de la brume, des montagnes et de ces constructions bizarres que Pilane nomme des colonnes d’extension coralliennes. Mais tout ça, ce n’est qu’illusions. Quoique !
Les montagnes ne gagnent pas en consistance, ce qui n’est pas le cas des colonnes. Petit à petit, celles-ci s’imposent comme une réalité tangible. J’en aperçois une dizaine, mais il semble que ce ne sont que les premiers éléments d’un champ bien plus vaste.
Effectivement, plus nous approchons, plus l’horizon se couvre de ces étranges édifices. Je commence à distinguer des détails sur les plus proches. Des plateformes pétrolières, elles reprennent la structure métallique. Mais la ressemblance s’arrête là. Elles sont beaucoup plus fines et couvertes au sommet d’un large disque projetant son ombre sur la mer. Il s’agit probablement de panneaux solaires, car ils sont inclinés en direction du soleil. On dirait un vaste champ de tournesols.

Laisser un commentaire