10 – Échangerait mentor contre livre ancien

Je me réveille lentement. Avant de me lever, je reste dans le lit à penser aux évènements de la journée précédente. Dans l’ensemble, tout se passe bien. Malgré un choc prévisible, suite à la découverte de la disparition de la sphère privée, l’équipage du Santa-Maria semble s’adapter assez facilement à son nouvel univers. Il est possible que la faculté d’adaptation à un futur indéterminé fît partie des critères de sélection. De plus, il ne semble pas y avoir d’obstacle au décryptage des bases de données du vaisseau. Je connais un virtuel qui en sera grandement soulagé. C’est marrant comme les entités artificielles peuvent être perturbées par des situations somme toute banales au 20e siècle. Ouais, bon, les humains d’aujourd’hui aussi sont exagérément affectés par ce genre de situations. Ils en arrivent à se montrer agressifs, ne serait-ce que légèrement, alors que la veillance et les mentors permettent normalement de pacifier tous les rapports sociaux.

Tiens, personne n’a pensé négocier la libération des humains non homos retenus sur la Lune en échange d’un accès aux données du Santa-Maria. Bon, d’accord, c’est bien une idée tordue d’un sauvage du passé. Comment pourrait-on, aujourd’hui, envisager de retenir de l’information, et surtout de faire un négoce de cette information ? Et puis…

– Bernard, Ixycs désire te parler. La communication peut-elle être établie ?

C’est l’intelligence de l’appartement qui me tire de mes pensées.

– Oui, oui.

– Bonjour Bernard. J’espère ne pas t’avoir réveillé.

– Non, non. Je ne dormais plus. Je me remémorais les évènements d’hier.

– Il est temps que nos nouveaux amis se choisissent un mentor. Pourrais-tu te charger de cette tâche envers Vadina ?

– Pourquoi moi ?

– Tu sembles avoir déjà établi une relation particulière avec elle. Et tu sais mieux que quiconque ce que l’on peut ressentir à recevoir un mentor à l’âge adulte. Tu sauras comment le faire sans lui ajouter un nouveau traumatisme.

– Je ferai de mon mieux. Devrais-je aussi m’occuper des autres membres de l’équipage ? Vadina, je veux bien, mais je ne voudrais pas passer pour « Mr Mentor ».

– Non, ne t’inquiète pas. Si tu étais volontaire pour le faire, ce serait bien, mais d’autres personnes ont déjà choisi de s’en charger.

– OK. Heu… Je vais poser une question stupide : les mentors que je vais lui proposer, je les trouve où ?

À voir la tête d’Ixycs, ma question devait effectivement être stupide.

– Ils devraient te parvenir dans les prochaines minutes. L’intelligence domestique te fournira de plus amples détails.

– Bien. Je vais m’y mettre tout de suite. Y a-t-il autre chose de prévu pour aujourd’hui ?

– On va travailler au transfert et au décodage des archives du vaisseau, mais je ne pense pas que Vadina fasse partie des personnes impliquées dans cette action, ni toi non plus. Profitez-en pour vous balader. A plus.
Il raccroche avant que je ne puisse lui poser une autre question. C’est tant mieux, cette question aussi était stupide : où trouverai-je Vadina ce matin ?

Je suis en route vers Sinterose, une mallette à la main. L’intelligence domestique du logement de Vadina m’a signalé qu’elle était sortie et se promenait actuellement le long du rivage. Les flèches qui me guident dans le sous-sol de l’ile me mènent directement à la sortie la plus proche de la belle astronaute.

Il est encore très tôt, la température est très agréable, environ 25 °C. Je trouve Vadina assise au bord d’une falaise de lave haute d’une dizaine de mètres. Elle occupe une légère dépression dans la roche partiellement polie par les vagues, sur un tapis de mousse vainqueur provisoire de la lutte continuelle entre la colonisation végétale et l’érosion marine. Elle tient sur ses genoux un appareil inconnu qui me fait penser à un ordinateur portable. Elle balance lentement la tête, probablement au rythme de la musique que lui diffusent deux oreillettes rouges. Un léger sursaut trahit sa surprise lorsque Vadina prend conscience de ma présence.

– Oh ! je ne t’ai pas entendu venir. Assieds-toi là et laisse-toi imprégner par la puissance de l’océan. Tu sais, au cours de notre expédition, j’ai plusieurs fois cru ne plus jamais revoir la mer.

– Il n’y a pas d’océans sur les planètes que vous avez trouvées là-haut ?

– Non, les planètes rocheuses de ce système ressemblent en gros à Mars. Il y a bien de l’eau, mais elle est emprisonnée sous forme de glace dans le sous-sol. C’est dommage. On ne pourra pas aller y vivre.

Je souris en pensant aux transformations que la planète Mars a subies en quelques siècles de colonisation terrienne.

– Mars ne ressemble plus beaucoup à ces planètes. Il y a des mers maintenant sur Mars. Sur la Lune aussi, d’ailleurs. Pas encore sur Vénus ; mais on y travaille.

– Tu me racontes des colles, là, non ?

– Non, non !

– Il faut croire que j’ai loupé un ou deux épisodes cruciaux durant mes… vacances. Tu m’aideras à combler ce retard ?

– Ce sera avec plaisir. Je n’ai pas de projets bien définis… enfin, à court terme. Mais je dois t’avouer que, moi aussi, j’ai quelques lacunes en histoire.

– Oui, j’imagine.

Sans me laisser le temps de donner un sens à sa dernière phrase, elle retire une de ses oreillettes et l’introduit dans mon oreille. Elle glisse ses doigts sur ce qui ne ressemble pas à un clavier. L’écran, lui, est bien un écran, quoiqu’holographique. Un hologramme restant prisonnier de son écran, bien plus primitif que ceux qui flottent au-dessus des disques dorés.

– Ça te dit quelque chose, ce morceau ?

– ♫ Nigths in white satin… Never reaching the end.. ♫

– Houu ! C’est vieux ça. C’est « Nights in white satin » des Moody Blues, non ?

– Exact ! Et ça ?

– ♫ Round n’ round… Carrousel… Has got you under it’s spell… ♫

Une chanteuse anglophone, dans un mélange de jazz et de country où l’instrument principal est le piano. Une très belle chanson langoureuse, mais que j’entends pour la première fois.

– Heu… non. Jamais entendu. C’est très cool, j’aime bien, mais je ne parviens pas à identifier cette chanteuse. Qui est-ce ?

– Norah Jones, une des filles de Ravi Shankar.

– Ah ! Ravi Shankar, c’était un célèbre joueur de sitar. Mais je ne savais pas qu’il avait des filles. En tout cas, celle-ci n’a pas repris le style musical de son père. Et le morceau, c’est quoi ?

Elle effectue quelques incantations manuelles sur son ordinateur.

– Le morceau, c’est « Carnival Town » de son second album sorti en 2004. Le premier date de 2002.

– 2004 ? 2002 ? Normal que je ne la connaisse pas… encore. Mais c’est clair, je vais adorer.

Vadina devrait s’étonner de mes paroles. Au contraire, elle me fait un petit sourire en coin, complice. Là, c’est moi qui dois avoir l’air dérouté.

Soudain, elle désigne la mallette que j’avais déposée à mes côtés.

– Ah ! Je crois reconnaitre cette mallette. C’est pour moi ?

– Heu… Oui ! Mais je ne suis pas sûr que tu vas apprécier.

– Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi. Et je suis certaine que tu vas apprécier.

– Ha bon ? C’est quoi ?

– Patience ! « Priorité aux dames », c’est comme ça qu’on disait au 20e siècle, non ? Allez, ouvre cette mallette !

Depuis hier, j’avais le sentiment qu’elle se posait des questions à mon sujet, mais maintenant, j’ai la certitude qu’elle a deviné que je viens du passé. Comment le sait-elle ? Saurait-elle déjà se servir du Réseau ? Bon, on verra bien.

Je pose la valise devant nous et l’ouvre cérémonieusement.

– Voilà.

– Hooo ! Ils sont jolis.

Elle regarde les objets, en effleure certains du doigt, en saisit d’autres pour une étude plus approfondie, puis elle me regarde droit dans les yeux.

– Vas-y ! Dis-moi ce que c’est !

Je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai l’intime conviction qu’elle sait de quoi il s’agit, mais elle a décidé de me faire marcher et de feindre l’ignorance.

– Ben, heu… C’est… c’est… ce sont des mentors.

Elle me fixe quelques secondes avec son sourire narquois.

– Des mentors ?! Mais encore ?

– Heu… Comment dire ?

Je me gratte la tête.

– Un mentor… c’est une sorte de… Ah ! Je n’aurais jamais dû accepter cette corvée. Comment t’expliquer, alors que je ne parviens pas vraiment à l’accepter moi-même ?
Comme si elle ne m’avait pas entendu, elle reporte son regard dans la valise, hésite un instant puis se saisit d’une très belle fleur multicolore.

– Je choisis celle-ci. C’est un bon choix, non ?

– Heu, oui, sans doute. L’important, c’est qu’elle te plaise.

Elle plante la fleur dans sa belle chevelure noire. La corole semble se lover afin de s’installer confortablement.

– Je vais l’appeler « Crickette ». Comme ça, elle devrait bien s’entendre avec ton « Jimini ».

– Mais… mais… comment tu sais ?

Elle ne me répond pas, mais me tend une boite en carton. Déjà, le carton, c’est un matériau que l’on ne rencontre plus de nos jours, mais celui-ci a l’air d’avoir pas mal bourlingué. Il y a collé dessus les restes d’une étiquette où l’on peut encore vaguement déchiffrer : « Rue…, 41-1006 Lausanne, Union Européenne ». L’emplacement réservé aux timbres est occupé par ce qui doit être une sorte de code-barre et une date : 2067-08-12. Le paquet était scellé par une bande adhésive qui semble avoir été coupée très récemment.

– Qu’est ce que c’est ?

– Ouvre-le !

Je m’exécute. La boite contient un cahier à anneaux et un livre. Le cahier possède deux couvertures. Une première faite d’une épaisse feuille de plastique translucide. Le plastique a mal vieilli. Il est jaunâtre et se brise en petits morceaux si l’on tente de le plier. La seconde couverture est blanche et comporte le mot « Google » en grosses lettres colorées. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Mystère. Les pages intérieures sont couvertes d’une écriture manuscrite qui me semble familière.

À la lecture de la première page, mes doutes se dissipent : c’est bien moi qui ai écrit ces lignes.

Je reste hébété devant cette découverte. Mon cerveau tourne en boucle sans parvenir à comprendre. C’est Vadina qui me ramène à la réalité.

– Et le livre, tu ne regardes pas le livre ?

Ah oui ! Le livre. Je pose délicatement le cahier dans les mains de Vadina, comme si je lui confiais le destin de l’univers et sors le livre de la boite. J’aurais dû m’y attendre, pourtant la surprise est totale. Il y a mon mentor Jimini sur la couverture. Le titre est « Voyage en Acratie » et j’en suis l’auteur.

Je n’ose ouvrir le livre. Je le tiens du bout des doigts comme s’il allait me bruler. Je le retourne précautionneusement. Sur le quatrième de couverture, il y a ma photo. Je porte un harnais et une combinaison blanche. La photo doit avoir été prise après mon retour, car je n’en ai encore aucun souvenir. Je ne sais pas ce que je ferai ce jour-là, mais à voir mon sourire, ce sera vraiment cool !

– C’est pas vrai ! Où est-ce que tu l’as trouvé ? Tu sais qu’il n’en existe plus un seul exemplaire ? Enfin, à part celui-ci ?

– Oui, je le sais. Pardonne-moi, mais je n’ai pu m’empêcher d’ouvrir la boite. J’ai dévoré le livre cette nuit. Je crois que c’est vraiment ce qu’il me fallait pour mieux comprendre cette époque.

– Tu… tu parles le français, alors ?

– Je le lis, sans trop de difficulté, mais je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de le pratiquer. Considère que je ne le parle pas !

– Tu ne m’as pas répondu : comment cette boite est entrée en ta possession ?

– C’est Lynya qui me l’a donné hier soir.

– Lynya ?

– Oui, Lynya. C’est l’astronome du Santa-Maria. Son rôle principal était de détecter tous les astéroïdes qui auraient pu présenter un danger pour le vaisseau.

– Ha ! Mais elle ? D’où le tient-elle ?

– C’est une très étrange histoire. Quelques jours avant le départ, une vieille dame est venue la voir. Elle lui a confié la boite en lui demandant de la remettre à son grand-père après leur retour. Bien sûr, Lynya a été très étonnée et surtout méfiante. La vieille lui a dit d’ouvrir la boite et de vérifier le contenu pour s’assurer qu’il ne contenait rien de dangereux. Elle est restée très évasive concernant ce grand-père et comment, il se faisait, que celui-ci puisse vivre plusieurs siècles après sa petite fille. Elle a juste dit que lorsqu’elle serait en face de lui, elle le reconnaitrait immédiatement. Mal à l’aise, Lynya a juste remercié la vieille en lui promettant de faire de son mieux. Sur le moment, elle a imaginé qu’il s’agissait d’un canular inspiré de ce vieux film : « Retour vers le futur ». Elle a mis la boite dans ses bagages en se disant qu’au pire, ça lui ferait de la lecture pour les longues soirées de l’espace. Elle a fini par oublier l’existence même de cette boite jusqu’à ce que, hier soir, je lui fasse part des questions que je me posais à ton sujet.

– Tu te posais des questions à mon sujet ? De quel genre ?

– Tu es très différent des autres gens. Tu ne parais pas très… d’époque.

– Ha ! Ha ! Tu sais, je crois qu’on me voyait déjà comme ça bien avant que je n’échoue ici et maintenant. Mais continue ton récit.

– Oui, je disais que Lynya s’est soudain souvenue de la vieille et de sa boite. Elle l’a retrouvé dans ses bagages, qu’on venait de lui remettre. On a ouvert la boite et on a trouvé que la photo de l’auteur était très ressemblante. En parcourant le livre, tout s’est clarifié.

Pris d’une soudaine inspiration, j’ouvre le bouquin à la dernière page.

– Merde ! Il se termine par mon retour sur Terre.

– Tu ne t’attendais tout de même pas à y trouver le moyen de retourner à ton époque ?

– Ben… Heu… Ça valait la peine de vérifier, non ? Tu le sais, toi, comment je vais faire pour rentrer chez moi ?

– Évidemment non. Je ne connais de toi que ce que tu as dévoilé dans ton livre.

– Et aussi les quelques heures que nous avons déjà passées ensemble depuis hier.

– Oui, ces heures-là aussi.

Nous restons là, sans mot dire, durant de longues minutes, face à l’océan.

Par quelques glissades de ses doigts sur son ordinateur, Vadina nous concocte un programme musical éclectique, certains morceaux me tirant des larmes de nostalgie, d’autres m’étant parfaitement inconnus, issus de styles inventés par le 21e siècle.

– Tu as une impressionnante collection musicale. Elle fait combien de gigaoctets ?

– Je ne sais pas exactement. Il y a là-dedans l’intégralité de toute la production musicale depuis les premiers enregistrements pour gramophones, jusqu’aux derniers tubes à la mode avant notre départ. Enfin, tout ce qui n’a pas été perdu entretemps.

– Perdu lors de la crise des archives, c’est bien ça ?

– Il n’y a pas eu de crise des archives comme tu la décris dans ton livre. Il doit s’agir d’une légende ou tout au moins d’une de ces déformations de l’Histoire dont celle-ci est truffée. La calotte antarctique s’est bien effondrée en 2053, mais il n’y avait pas, à ma connaissance, de banque de données centralisée là-bas. Les pertes de données ont été progressives et eurent plusieurs causes.

– Lesquelles ?

– D’abord, à l’époque, il n’était pas considéré que tout devait être conservé. On n’hésitait pas à détruire ce qui n’avait plus d’intérêt immédiat, sans se préoccuper d’un éventuel regain d’intérêt futur. On cherchait aussi à se débarrasser de tout ce qui pourrait, un jour ou l’autre, devenir compromettant. J’imagine que c’était aussi courant au tournant du siècle, non ?

– Effectivement. Certains militaient pour la constitution d’archives digitales de la culture humaine, mais dans les faits, on dépensait bien plus pour cacher l’information que pour la disséminer.

– Oui, ça aussi c’est une cause de disparition d’information. Mais il ne faut pas négliger la mauvaise qualité des supports de données, tels que les primitives bandes magnétiques, vos vieux CD, DVD ou même les plus récents holoflashs quantiques. Sans compter tous les formats de données exotiques dont les spécifications n’ont jamais été rendues publiques, sous prétexte de secret commercial ou militaire. Et même si on était encore capable de les lire, nombreux étaient les documents de toutes natures à avoir été codés avec des clés perdues à jamais.

– Ah ça ! Tu peux le dire. T’imagines pas la panique quand j’ai annoncé que, peut-être, on ne pourrait jamais consulter les données de votre vaisseau, juste parce qu’il nous manquait une bête clé de quelques centaines d’octets.

Elle arbore un petit sourire cynique.

– Si si ! Je l’imagine très bien.

– Pour revenir à la musique, tu crois qu’on pourrait la transférer de ton PC, là, vers le Réseau ? Parce que ça me ferait vachement du bien. La musique actuelle, j’ai vraiment de la peine à m’y faire. Il y a des trucs très bien, mais ils ne développent en moi que peu d’émotions, en tout cas pas de celles que j’attends de la musique.

– Depuis mon « assistant cognitif », je n’en sais rien, mais comme son contenu n’est qu’une partie infime des connaissances accumulées par le Santa-Maria, tu devrais bientôt retrouver toute cette musique « ringarde » sur ce fameux « Réseau » qui fait tout ici.

– Tu as sans doute raison.

La curiosité se met à me titiller. Je lui résiste quelques secondes.

– Ton « assistant cognitif », comme tu dis, il m’intrigue. Surtout, la manière dont tu interagis avec lui me fascine. On dirait que tes doigts dansent au-dessus de ce… ce truc-là… qui remplace les bons vieux claviers de mon époque.

– On appelle ce dispositif de saisie une « scène », car il est le théâtre de la gestuelle d’interaction.

– Ça a été inventé par un Italien ?

– Je sais pas. Pourquoi ?

– Oh rien ! Juste un cliché. Les italiens avaient la réputation d’illustrer leurs paroles par de nombreux gestes.

L’image de Roberto Begnini faisant le pitre pour cacher les horreurs de la guerre à son fils dans « La vita è bella » surgit de mes souvenirs. Je croyais avoir fait preuve d’esprit, mais Vadina ne semble pas y être réceptive. J’essaie de me rattraper.

– Et puis, aussi, les Italiens avaient aussi une très longue tradition théâtrale.

Elle revient à son assistant.

– Chaque geste effectué par chacun des doigts a une signification particulière.

– Un peu comme les danses des abeilles pour communiquer les positions des sites de nourriture ?

– Oui, c’en est directement inspiré.

– Mais ce ne serait pas plus simple d’utiliser une interface vocale comme on le pratique avec le Réseau ? Ce n’était déjà plus tout à fait de la science-fiction en 1999.

– Effectivement, il y a aussi une interface vocale, mais l’interaction gestuelle est bien plus rapide pour tout ce qui est recherche dirigée.

– Salut l’ordi de Vadina. Tu pourrais me jouer un titre de… William Sheller ? Disons… « Un homme heureux » ?

Vadina me lance un regard désolé.

– Malheureusement, il ne reconnait pas le « terrien homo », ni même le français. Il n’a été configuré que pour le mandaranglais.

– le manda quoi ?

– Mandaranglais, un mélange d’anglais et de mandarin. C’était la langue de communication la plus utilisée sur la planète à la fin du 21e siècle.

– Comme l’anglais l’était un siècle plus tôt, c’est cela ?

– Exactement. Et c’était aussi la langue officielle de l’équipage du Santa-Maria.

– Bon, ben, à défaut d’apprendre les rudiments de la gestuelle, je serai incapable de l’utiliser ton ordi. Montre-moi comment on fait pour choisir un morceau.

– Si tu connais l’auteur ou l’interprète et le titre, tu le lui demandes vocalement ou par la gestuelle d’écriture. Pour un choix spontané plus intuitif, le plus simple, c’est de partir du genre de musique désiré.

Elle fait un geste que je ne serais pas capable de répéter. Au-devant de l’écran holographique se forme une liste de mots en caractères romains écrits dans une police assez bizarre.

– Tu veux quel genre ? Tu aimes la musique classique ?

– Moyen ! Mais pourquoi pas ?

D’un geste, elle effleure la liste, la faisant défiler vers le haut. Elle donne une chiquenaude à un mot de la liste. L’image ondule comme la surface d’un liquide. Une fois stabilisée, la liste comporte par ordre alphabétique les noms de compositeurs célèbres. Tiens, c’est marrant : entre « Bach » et « Beethoven », il y a « (the) Beatles ». Si les Beatles se disaient plus célèbres que Jésus-Christ, ils ne se revendiquaient pas pour autant de la musique classique.

– Va pour les Beatles. La chanson « Yesterday », c’est une de mes préférées.

Avant même que les doigts de Vadina n’aient eu le temps de danser la sélection, les premières notes jaillissent de l’oreillette.

– ♫ Yesterday… All my troubles seemed so far away… ♫

– Oh ! Comment il a fait ? Je croyais qu’il ne me comprenait pas ?

– Le contexte était suffisamment restreint pour que les mots que tu as prononcés soient sans ambigüité.

Nous écoutons le reste de la chanson sans plus échanger d’autres paroles, perdus dans nos pensées. Ses pensées sont-elles les mêmes que les miennes, dirigées vers des jours passés si lointains ? En écrivant cette chanson, Paul McCartney aurait-il pu imaginer qu’un jour, quelqu’un se languirait d’un hier si éloigné ?

La chanson terminée, Vadina ferme son assistant et se lève.

– Tu ne trouves pas qu’il commence à faire un peu trop chaud ? Si on allait dans un endroit plus frais ?

Nous nous éloignons du rivage par un chemin qui serpente sous les frondaisons. Le sol est jonché de graines qui ressemblent à d’énormes grains de maïs. Un regard au-dessus de nous me fait découvrir qu’elles proviennent de gros fruits ronds produits par un arbre aux longues feuilles vertes et aux racines apparentes. Vadina me prend par la main.

– Viens ! Ne perdons pas notre temps ici.

Je ne sais pas comment réagir. Comme hier, je suis pris entre une sensation de bienêtre intense et un sentiment de culpabilité à l’idée de trahir cet amour qui est tout ce qui me reste de Nielle. Bof, ne pas réagir est peut-être la meilleure réaction possible. Nous échangeons un bref regard.

Après une dizaine de minutes de marche, nous parvenons devant un de ces disques métalliques sur le sol, caractéristiques des ascenseurs donnant accès au monde souterrain. Au-dessus du disque flotte une flèche holographique pointée vers le bas surmontée de l’inscription : « Huilet du Jardin des Soleils levants ». J’interroge Vadina :

– C’est là que tu es hébergée ?

– Oui. Pas toi ?

– Non. C’était complet. J’habite de l’autre côté de l’ile. Mais avec le métro, on y est en un rien de temps.

– Vu que Trembley n’occupe visiblement pas la suite qui lui était réservée, tu pourrais t’y installer, non ?

– Oui, peut-être. Mais là-bas, je jouis d’un privilège que les gens d’aujourd’hui ne savent pas reconnaitre à sa juste valeur : un vrai balcon avec une vue fabuleuse, pas un bête paysageur.

– Hooo ! Il faudra que tu me le montres. Mais pour l’instant, si tu venais me montrer comment utiliser mon… bête paysageur ?

– Heu… OK !

Elle désigne l’ascenseur.

– Allons-y !

L’ascenseur nous dépose au seuil d’un couloir qui semble déboucher sur une salle d’assez grande taille. Sur les murs, il y a de vieilles photos. On y voit des cases perdues dans la végétation, trois mâts portant les drapeaux français, européens et réunionnais, une tour de pierre et une table de tennis de table. Vadina me désigne une photo plus grande que les autres. Un homme grisonnant et barbu manipule la maquette d’un drôle d’avion blanc et rouge. L’avant du fuselage comporte une série de hublots ronds comme les taches sur le dos d’une coccinelle. Les ailes repliées sont marquées des couleurs de la compagnie Virgin Galactic. La légende stipule qu’il s’agit de Ti-Pignon, fondateur du Centre Culturel Spatial de La Fournaise et du Jardin des Soleils levants.

– Tu as vu, sur le Space Ship One, c’est le logo de l’armateur du Santa-Maria.

– Ha ? Et c’est Virgin Records qui a fourni les freins à disques du train d’atterrissage ?

– Très drôle !

Nous pénétrons dans la salle. Il y a là Ixycs, Toubib et deux autres Fournaisiens. Face à eux se trouvent Ling Pol Zola, Toussaint M’Bala et une femme membre de l’équipage dont je ne connais pas le nom. Ils semblent accablés de tristesse. Lâchant ma main, Vadina interpelle la femme.

– Lynya, que se passe-t-il ?

En pleurs, celle-ci lui répond.

– C’est Moulis et Loukas. Ils… Ils sont décédés.

– Non ! Ce n’est pas possible !

Vadina fond en larmes. Je pose ma main sur son épaule pour tenter de lui témoigner ma sympathie. Elle semble ne pas s’en apercevoir et va se jeter dans les bras de Lynya. Sans un mot, celle-ci l’emmène dans un autre couloir qui doit mener vers les chambres de l’équipage.

Je ne sais comment me comporter. Ixycs s’approche de moi.

– Laissons-les. Nous les reverrons plus tard. Il est temps de préparer les funérailles.

– Heu… Il ne serait pas judicieux de leur laisser choisir les modalités des obsèques ?

– Bien évidemment. Nous évoquions justement cela à votre arrivée. Nos amis consacreront cette journée à un recueillement intime. Demain aura lieu la cérémonie de décarbonisation.

– Décarbonisation ? De quoi s’agit-il ?

Ixycs ne répond pas directement à ma question.

– Joins-toi à nous pour la préparation de la cérémonie. Tu y trouveras des réponses.

Je ne suis pas enthousiasmé par cette proposition. Peut-être ai-je peur d’être confronté de trop près à la mort, je sens l’angoisse monter en moi. Je ressens un besoin urgent de m’enfuir, de me réfugier en moi-même, d’oublier le monde extérieur. C’est juste si je parviens à prendre congé poliment d’Ixycs et de ses comparses.

– Non merci. Ixycs. Je crains de ne pas me montrer utile, au contraire. Et puis, Vadina vient de me remettre un exemplaire du bouquin que j’écrirai sur ma présence en cette époque. Une vieille dame, dont je serais le grand-père, le lui a remis… enfin… à Lynya… avant leur départ. Je vais le potasser. Tu comprendras que cela a de profondes implications sur mon avenir.

Il semble intéressé par mon histoire de bouquin, mais se retient de me demander des détails.

– Je comprends. J’espère toutefois que tu te joindras à nous pour la cérémonie. Fais-le au moins pour Vadina.

– Oui. Bien sûr.

– Elle aura lieu demain matin au volcan. Passe une bonne journée.

– Merci. À demain.

Je m’éloigne, serrant sous le bras le carton contenant la preuve définitive de mon retour vers le passé, là où se trouve mon avenir.

Lire un livre dont je suis l’auteur, mais que je n’ai pas encore écrit provoque en moi des émotions vraiment étranges. Il y a de très nombreux passages relatant les évènements tels que je les ai vécus. D’autres, en revanche, sont ponctués d’inexactitudes, voire de contrevérités manifestes. Certains évènements marquants, enfin, sont complètement passés sous silence. Quelle en est la raison ? Ma mémoire me jouera-t-elle des tours ? Des évènements futurs nuanceront-ils ma perception des faits marquants de mon aventure ? Se pourrait-il que pour satisfaire les caprices d’un éditeur, j’en vienne à dénaturer certains faits ? Mystère.

Et que dire de ce carnet contenant des notes que je m’adresse à moi-même de mon avenir vers mon passé ? Je me parle comme si j’étais un autre. Même si je me reconnais parfaitement dans l’écriture, et la manière de présenter les choses, j’ai l’impression qu’il a été écrit par quelqu’un de profondément différent de celui que je suis. Il s’y trouve des sous-entendus qui laissent à penser que je ne suis pas au bout de mes surprises, que bien que je retournerai un jour chez moi, mon odyssée est loin d’arriver à son terme. Certaines remarques qui me sont actuellement incompréhensibles me paraitront sans doute limpides lorsque je serai confronté aux évènements qu’elles recouvrent.

Mon humeur est ballotée entre les frissons, le rire et les larmes par la simple évocation des évènements qui ont ponctué mon séjour dans Rama : de la découverte de la géométrie démente de ce monde, au départ du vaisseau vers les étoiles, en passant par les instants de bonheur auprès de Nielle. Incapable de dévorer le livre d’une seule traite, je lis une page par-ci, deux pages par-là. Confronté à une narration en désaccord avec mes souvenirs, je consulte parfois les archives du Réseau afin de reconstituer la réalité au plus près. Parfois, le livre prends des libertés avec les faits, parfois c’est ma mémoire qui est prise en défaut. Mais à chaque fois que je lis le mot Nielle, mon coeur se crispe de douleur.

Puis arrive un moment où mon esprit se refuse à poursuivre cette confrontation avec le passé, un moment où je replonge dans le présent, l’ile de La Fournaise, le Santa-Maria, Vadina et sa douleur en apprenant la mort de ses compagnons de voyage. Il faudra que je lui dise que je suis très affecté par sa douleur. Mais je ne suis pas doué pour exprimer mes sentiments, en particulier lorsqu’ils concernent les malheurs des autres. Il me faudra faire attention à mes paroles demain, il m’est si facile de blesser avec un mot inapproprié.

Mon esprit se vide. Il se réfugie dans cet endroit qui n’est plus de la veille, pas encore du sommeil. La conscience s’estompe, laissant le subconscient faire un brin de ménage.

– Bernard, ce que tu nommes Globule désire te parler. La communication peut-elle être établie ?

Branlebas de combat. Tout le monde sur le pont ! Je refais surface.

– Globule ? Oh oui ! Bien sûr !

L’image du virtuel s’incruste dans l’écran mural. Elle est bien nette, sans ces parasites qui la perturbaient lors de notre dernière rencontre.

– Ah ! Globule ! C’est avec plaisir que je vois que tu sem-bles moins soucieux. J’espère que c’est bien le cas.

– Oui, nous allons mieux. La résolution de la crise est la bienvenue. Merci d’y avoir apporté ton concours.

Il a dit : nous allons mieux. De qui ou de quoi parle-t-il ? De son double parti avec Rama ou des autres virtuels assurant la maintenance du Réseau ? La question traverse mon esprit à grande vitesse, mais s’estompe avant que je ne parvienne à la formuler à haute voix. Tant pis.

– Il n’y a pas de quoi. Je suis persuadé que sans moi, vous auriez eu accès aux données du Santa-Maria sans plus de difficulté. Je pense même que je porte une certaine responsabilité dans l’ampleur de cette crise.

– Pourquoi cherches-tu à minimiser ta contribution à ce formidable apport à la connaissance du passé ? Sais-tu qu’un des objectifs de la mission du Santa-Maria, au cas où ils auraient trouvé une planète facilement habitable, était d’y fonder une colonie autonome ? Les mémoires du vaisseau contenaient, en plus de toutes les informations relatives à sa mission, l’essentiel des connaissances historiques, artistiques et scientifiques de l’époque de son lancement. L’échec partiel de l’expédition aura tout de même permis, et c’est une chance extraordinaire, de grandement renforcer la structure de nos maigres connaissances des temps passés.

– Je n’en doute pas, mais au risque de créer une nouvelle crise, je dois te rappeler qu’avant la veillance, la fiabilité des archives était sujette à caution. Il va vous falloir trier les faits réels des manipulations délibérées et des erreurs. Là, il va y avoir du boulot.

– Certes, nous en sommes conscients. Nous espérons toutefois pouvoir compter sur ton aide et sur celle des membres de l’équipage du Santa-Maria pour définir les critères objectifs de ce tri.

– Je crains que nous ne soyons trop subjectifs pour que notre point de vue soit d’une quelconque utilité.

– C’est justement cette subjectivité qui sera votre contribution majeure. Sans permettre de reconstituer la réalité des faits passés, elle servira de base à une quantification de la plausibilité des faits reportés.

– Là, ça me dépasse. Mais si je puis être utile… Pour autant que cela ne retarde pas ma propre quête du moyen de retourner chez moi. Oui, parce que Vadina m’a apporté la preuve ultime et définitive de mon retour vers mon époque.

– C’est justement à ce sujet là que je désirais te parler.

Un espoir fou envahit mon cerveau.

– Quoi ? Tu sais comment et quand je vais pouvoir repartir ?

– Hélas non, Bernard. Je n’en ai pas la moindre idée. Mais tu détiens des documents anciens uniques dont le contenu ne fait pas partie des archives du Santa-Maria, et à plus forte raison, du Réseau. Pourrais-tu nous les remettre afin qu’ils soient intégrés ?

L’espoir est remplacé par la panique.

– Il n’en est pas question ! Jamais je ne me séparerai de ce livre, ni du cahier. Je sais que je ne devrais pas m’inquiéter, mais je ne veux en aucun cas courir le risque de les perdre. Ils contiennent probablement les clés de mon retour.

– Calme-toi ! Tu n’auras même pas à les quitter des yeux, si cela peut te rassurer. Il suffit que le robot ménager de ton appartement parcoure les pages une à une pour qu’elles soient intégrées.

– Alors, dans ce cas-là, je suis d’accord. Mais ces ouvrages sont fragiles. J’espère qu’il en prendra soin.

– Comme de la prunelle de tes yeux !

– Bien. Alors, autant qu’il le fasse tout de suite.

À peine ai-je terminé ma phrase que le robot émerge de son placard. Sans hésiter, il se dirige vers la table de chevet sur laquelle reposent mes trésors. Je frémis à l’idée qu’il s’empare des livres. Je ne sais pas pourquoi, mais je serais plus rassuré si c’était moi qui les lui tendais. De toute manière, le mal est fait : les deux ouvrages en main, il revient dans le salon et s’installe confortablement dans un fauteuil.

Il lui faut une dizaine de minutes pour numériser les trois-cents et quelques pages du roman. Durant tout ce temps, il reste parfaitement sans expression, comme le fait tout robot bien élevé et aussi parce que les robots ne sont pas conçus pour exprimer physiquement des émotions. Quoique ce ne soit pas tout à fait vrai. Par moments, il émet des petits bruits mécaniques que l’on pourrait confondre avec un rire humain.

Lorsqu’il pose le livre, j’en profite pour lui parler :

– J’espère ne pas te vexer, mais à mon époque, dans des films, on voyait parfois des robots qui lisaient des livres. Pour faire rire les spectateurs, le robot tournait les pages à toute vitesse de sorte qu’il avait terminé en quelques secondes. Je m’attendais un peu que tu fasses pareil.

– Il n’y a pas de quoi se vexer. S’il n’avait été question que de numériser le contenu de ce livre, cela ne m’aurait guère pris plus de temps que dans tes films. Mais je tenais à le lire par moi-même et pas seulement lors d’un éventuel rêve. Je dois t’avouer que de vivre ton histoire depuis un cerveau humain est une expérience absolument passionnante pour un robot. Cela nous donne une perspective totalement différence sur ce que vous, les bios, ressentez. Crois-moi, ton roman va avoir un succès fou parmi mes semblables.

– Heu… Merci.

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