23 – Le temps des adieux

Je suis seul dans ce trop grand appartement creusé dans le flanc du Grand Bord sous le Mailledot. Durant le peu de temps où Vadina l’a partagé avec moi, sa présence l’emplissait en totalité, je m’y sentais si bien. Mais maintenant, il me semble plus vide que jamais.
Le Santa-Maria est désormais fermement amarré à la station intermédiaire de l’ascenseur. Son équipage au complet, ou presque, est réveillé et en bonne santé. Les banques de données du vaisseau sont décodées et intégrées au Réseau. Vadina m’a remis un exemplaire du livre que j’écrirai un jour, preuve de mon retour en 1999, m’a rendu heureux pour un temps, puis m’a quitté. Je n’ai plus rien à faire à La Fournaise. Il est temps que je prépare mon départ vers l’Europe.
Ah oui ! J’avais promis à Tong le cétologue de passer le voir à Singile. Et ce serait bien si je retournais encore une fois à Sinterose pour faire mes adieux à Ixycs et mes autres amis du noeud. Ensuite, je prendrai le premier vol en partance pour l’hémisphère nord.

Mon bagage fermé, je le confie au robot domestique.
– Pourrais-tu t’occuper de mon bagage et le faire suivre, quelle que soit ma destination ? Je ne sais pas s’il y a encore des aéroports en Suisse, pour autant que j’y parvienne par les airs.
– N’aie aucune inquiétude ! Il te suivra où que tu ailles. Je te souhaite un bon retour dans ta région natale, puis dans ton époque natale. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ton livre. J’espère que tu en auras autant à l’écrire.
– Je l’espère aussi, merci. Et si j’y écris une suite, je te promets de te mentionner.
– Pourquoi ? Mon existence n’a aucune importance. Un robot n’est qu’un robot. Rien ne nous différencie.
– Peut-être n’est-ce qu’une des illusions que se font les bios, mais chaque individu, quelle que soit son espèce, est différent de tous les autres, ne serait-ce que par son vécu.
– Je vais y réfléchir. Merci !

Pour la dernière fois, je parcours les couloirs sous le Mailledot en direction du métro. Plus aucune flèche ne m’indique le chemin à prendre. Je me dirige dans ce labyrinthe en me repérant à l’aide des motifs colorés ornant les murs. Ils commençaient juste à me devenir familiers. Je les regarde avec un sentiment de détachement mêlé d’une pointe de nostalgie. C’est fou ce que je peux m’attacher rapidement à un nouvel environnement. Oh ! C’est moi qui pense ça ? Suis-je en train de changer à ce point ?

Me voilà à Sinterose, où se trouve Ixycs en ce moment ?
– Réseau ? Pourrais-tu me conduire vers Ixycs ?
Pour toute réponse, une série de flèches s’allume devant moi. Très vite, je me retrouve à la surface, en pleine jungle. Sur ma droite, pratiquement caché par l’épaisse végétation, je devine un pan de mur rouge. Probablement la paroi extérieure de Centre Culturel Spatial. Je m’attends à ce que les flèches me conduisent dans cette direction. Il n’en est rien. Au contraire, il me faut suivre un chemin qui s’enfonce dans la forêt. Après quelques minutes de marche, je parviens au pied d’une vieille tourelle de pierre. On dirait un vestige d’une fortification moyenâgeuse. Comment est-ce possible ? À l’époque des châteaux forts, La Fournaise était encore un paradis inviolé. Sans doute, cette tour est le produit d’un caprice mégalomaniaque d’un des premiers colons. Derrière elle, je distingue une vieille case en bois, certes tout aussi anachronique, mais tout de même plus conforme à l’histoire locale.
Au pied de la tour, en partie enfoui sous des racines et des lianes feuillues, git le cadavre d’un vieux bus Volkswagen. De la carrosserie, il ne reste que quelques morceaux de tôle complètement rouillés. Seules deux ou trois taches de peinture bleue laissent deviner la couleur originale du véhicule. Dans la carcasse jouent quatre gamins, dont un chimp. Le mioche au volant, un petit gros, refuse de laisser le chimpanzé conduire.
– Non, Kyle ! Tu ne peux pas conduire. Les singes n’avaient pas le droit de passer leur permis. Ils étaient trop bêtes pour cela.
– Hou ! Hou ! Hi ! Hu ! Ta gueule Cartman ! T’es qu’un sale gros connard raciste !
– Oh ! Bonjour, m’sieur ! Tu viens faire un tour avec nous ?
– C’est gentil, les gosses, mais je crains de ne pas avoir beaucoup de temps.
– C’est dommage, on partait justement pour la Lune.
– C’est un joli voyage que vous entamez là. Mais votre carriole, vous êtes sûr qu’elle tiendra jusque-là ? Vous n’avez pas peur qu’elle tombe en panne en route ?
– Oh non ! Elle a déjà fait le trajet. Regarde le compteur ! Il fait exactement 384 402 kilomètres.
– Ah ouais ! Pile-poil ! Alors bon voyage ! Et ne rentrez pas trop tard ! Sinon vous risquez de vous faire prendre par Grand-Mère Kal.
Je repars tranquillement en direction de la case. En m’éloignant, j’entends encore l’un des marmailles :
– Non, mais ! T’as vu comment qu’il est naze, le vioc ? Grand-Mère Kal ! Pourquoi pas le Chik, tant qu’il y est ?

– Alors, comme ça, tu vas t’en aller maintenant ?
Ixycs m’accueille sur la terrasse de la case, l’endroit depuis lequel il m’avait invité à La Fournaise. Le bâtiment n’est pas d’époque. Il s’agit d’une reconstitution en matériaux modernes. Ce que j’avais pris pour une moustiquaire en tissu est en réalité une fine barrière de microturbulences. D’autres personnes sont présentes. Je reconnais entre autres quelques membres de l’équipage du Santa-Maria, dont l’astronome Lynya. Il y a aussi Clod Sung ainsi que des membres du noeud dont je n’ai pas retenu le nom. Vadina brille par son absence. Mon coeur le regrette amèrement, mais mon cerveau en comprend très bien la raison.
– Oui ! Il me semble que le temps est venu pour moi de reprendre ma quête d’un moyen de retourner à mon époque.
Je déteste les adieux. Il s’en dégage toujours des sentiments de tristesse dont je préfèrerais être épargné. L’une après l’autre, toutes les personnes présentes me gratifient de paroles d’encouragement pour l’avenir, ou en l’occurrence, pour le passé. Clod est le dernier. Il s’adresse à moi en français.
– Bernard, vas-tu prendre le dirigeable aujourd’hui même ?
– Le dirigeable, un planeur ou n’importe quel autre moyen de transport qui me permettra de remonter vers le nord. Je pense encore visiter cette région du sous-continent européen que l’on appelait la Suisse avant de retourner en 1999. Mais avant, je vais passer à Singile pour dire bonjour à un cétologue que j’ai rencontré durant le vol qui m’a amené à La Fournaise.
– Singile ? À l’interface ?
– Oui, il m’a proposé de me faire visiter les installations et également de me présenter à quelques-uns de ses amis à nageoires. Je pense que cela pourrait être très intéressant. Communiquer avec des cétacés, c’est une perspective qui me paraissait totalement impossible au 20e siècle.
– Alors, je te souhaite un bon voyage, ainsi qu’un retour rapide à ton époque.

Je suis sur le quai à attendre le métro qui va me mener à Singile, la tête pleine des images accumulées ces dernières semaines. Se mêlent en un tourbillon coloré la statue de Ham, la passerelle sur le volcan, le double visage de Grand-Mère Kal dans un halo bleuté, le professeur Kloïk invectivant son assistant, le jeune Bounda et les deux robots portant un pied de biche géant. Mais en superposition à toutes ces images s’impose en permanence celle de Vadina. Elle s’impose au point que je crois la voir sur le quai. Je voudrais que ce soit elle, mais la jeune femme dont le regard porte dans ma direction est sans le moindre doute attirée par une autre personne présente sur le quai. Elle s’approche et semble me sourire. Je tourne la tête pour tenter d’apercevoir le destinataire de ce sourire. Les rares personnes présentes ne semblent pas porter le moindre intérêt à cette femme. Le doute s’installe en moi. S’agirait-il bien de Vadina ? Je n’ose le croire.
– Eh Bien, Bernard ? Tu ne veux même pas me dire au revoir ?
Je suis totalement dépassé par la situation. Bien sûr que je voulais la revoir encore une dernière fois. Et bien plus qu’une dernière fois. J’aurais voulu la revoir encore des millions de fois. Mais je crains que je ne sois doué que pour les ruptures en catimini.
Dans un état second, je l’enlace tendrement, ne voulant plus jamais relâcher mon étreinte. Nous échangeons un baiser long et langoureux. Puis Vadina me regarde droit dans les yeux d’un regard intense et sérieux :
– Bernard, si jamais tu écrivais aussi une suite à ton histoire, fais-la-moi parvenir.
– Je n’y manquerai pas.
Nous nous écartons lentement l’un de l’autre, mais nos corps rechignent à se séparer. Ma main gauche glisse lentement de son épaule le long de son bras, puis de son avant-bras, franchit le poignet et s’enfonce dans la paume de sa main. Nos doigts se frôlent avec une lenteur extrême, le temps même s’en mêle pour s’étirer à l’infini. Si maintenant, Vadina repliait ses doigts sur les miens pour les retenir, je crois que je ne serais plus capable de la quitter. Mais l’éternité s’écoule en quelques secondes et arrive l’instant où nous ne sommes plus reliés que par les quelques millimètres carrés de peau de l’extrémité de mon annulaire et de son index. Puis plus rien. Le temps reprend son vol effréné. Nos regards se croisent encore un moment, je vois une larme perler et couler lentement sur son visage de rêve. Ma vision se trouble également. Enfin, dans un synchronisme parfait, nous nous détournons l’un de l’autre, nous éloignant chacun vers notre propre destin.

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