19 – Là, c’était ma maison

L’eau coule sur nos deux corps enlacés. Après la longue marche de la journée, nous n’avons même pas l’énergie de faire l’amour. Nous laissons nos doigts nous caresser mutuellement, massant délicatement nos muscles courbatus.

– Viens, il est temps de rejoindre nos amis.
Nous montons à la surface, où, sous un des dômes, nous attendent Ixycs, quelques membres du nœud d’accueil, ainsi qu’une partie de l’équipage du premier vaisseau interstellaire. Très vite, Vadina s’enferme avec ses compagnons d’aventure dans une conversation technique qui me dépasse totalement. J’en profite pour me concentrer sur le délicieux canard à la vanille qui est au menu. Après le repas, je m’écarte un peu des dômes illuminés pour m’étendre sur le gazon et admirer ce ciel étoilé qui m’a pris Nielle et m’a offert Vadina en échange. La Voie lactée le traverse de part en part. On y distingue la Croix du Sud ainsi que le Sac à Charbon. Mentalement, j’essaie de me la représenter en trois dimensions. Lorsque j’y parviens, je suis pris d’un vertige irrésistible. Je suis ici, sur ce qui n’est même pas un grain de sable à l’échelle de la galaxie. À peine à côté, il y a ce cylindre noir noyé dans des luminescences bleutées se déplaçant à une vitesse maintenant proche de celle de la lumière, en route pour une étrange planète toroïdale, quelque part dans ces milliards d’étoiles.
– Est-ce que l’aspect du ciel a changé en cinq siècles ?
C’est Clod Sung qui me pose cette question en français.
– Cela ne te dérange-t-il pas que nous parlions en français ? Je n’ai pas beaucoup l’occasion de le pratiquer et ta présence ici est une aubaine pour moi.
– Avec plaisir. Cela fait maintenant près d’un an que je n’ai plus parlé dans ma langue maternelle. Si ça se prolonge trop longtemps, je risque d’en perdre la pratique et lors de mon retour en 1999, les gens vont s’étonner, craindre une lésion dans mon cerveau et me conseiller d’aller consulter un neurologue. Et je lui dirais quoi au neurologue ? Que tout va bien, que c’est juste que j’ai passé trop de temps dans l’avenir où j’ai perdu l’habitude de parler français ? Pour sûr que je finirais mes jours dans un asile avec un entonnoir sur la tête !
– Il faudra un jour que tu m’expliques cette histoire d’entonnoir, mais je suis vraiment curieux de savoir à quoi ressemblait le ciel à l’Éclosion.
– Ben, si on était suffisamment loin d’une ville, il était tout à fait semblable à celui-ci. Dans les villes, la pollution lumineuse faisait que seules les plus brillantes étoiles étaient visibles.
– Oh ! Tu sais, dans les villes actuelles, souterraines ou couvertes, on ne voit plus les étoiles du tout.
– Oui, mais non. Aujourd’hui, pour sortir d’une ville, il suffit de prendre le premier ascenseur pour monter à la surface ou sur le toit, et tu te retrouves, les nuits sans lune évidemment, dans le noir le plus total. À mon époque, en Europe, il n’y avait plus que quelques rares oasis d’obscurité et il fallait parcourir des centaines de kilomètres en voiture pour s’y rendre.
– Ne perçois-tu point de différence là, maintenant ?
– S’il y avait la Lune, je te dirais que oui, vu que maintenant elle a cette atmosphère qui la rend toute floue.
J’observe le ciel avec attention afin de tenter de percevoir cette différence que Clod semble me suggérer.
– Je ne connais pas bien le ciel austral, je ne l’avais jamais vu qu’en photo avant d’arriver ici. Mais ce à quoi tu fais allusion, c’est cette grosse nébuleuse vaguement rougeâtre, là dans la Voie lactée ? On dirait une grosse boule avec deux oreilles en trompette.
Je lui désigne une tache à peine perceptible dans la Voie lactée. Il me tend un disque transparent de même diamètre que les disques dorés.
– Regarde au travers !
Je place le disque à 20 centimètres devant mes yeux. Immédiatement, la nébuleuse devient bien plus lumineuse, permettant d’observer ses détails sans difficulté. Étonnamment, les étoiles environnantes ne deviennent pas plus brillantes. Il ne s’agit donc pas d’un simple amplificateur de lumière, mais d’un appareil plus complexe qui, d’une manière ou d’une autre, devine le centre d’intérêt de l’observateur.
– Génial, ce truc ! La nébuleuse, c’est quoi ?
– C’est Eta Carena, enfin ce qu’il en reste.
– Ah oui ! Je connais. C’est cette grosse étoile qui disperse de grandes quantités de matière dans son environnement sous forme de deux lobes coniques, non ? À mon époque, ces cônes, qui étaient le résultat d’une explosion qui s’était produite 150 ans plus tôt, ressemblaient à un gros diabolo de jongleur. À l’heure actuelle, ces lobes doivent être énormes, ils pourraient correspondre aux deux oreilles, là. C’est ça, non ?
– Oui.
– Mais la boule, c’est quoi ?
Il ne me répond pas, me laissant émettre ma propre hypothèse.
– Attend ! Je crois me souvenir que cette étoile pouvait se transformer en une supernova d’un instant à l’autre, soit dans une année, soit dans un million. Tu veux dire que Eta Carena a effectivement explosé en supernova et que cette boule matérialise l’onde de choc de l’explosion contre la matière interstellaire ?
Il ne me répond toujours pas.
– C’est arrivé quand ? Si je compare sa taille à celle des lobes, ce doit être très ancien. Je pencherais même pour la première moitié du 21e siècle. Dommage, j’ai dû manquer de peu un fameux spectacle… Mais, non, je suis bête. Puisque je vais retourner à mon époque, je vais pouvoir y assister en direct. Ah ! Ce sera cool, je pourrai dire aux gens que j’ai vu la nébuleuse planétaire qui restera dans un demi-millénaire.
– Je crains que tu ne sois déçu. Eta Carena n’a explosé qu’il y a une soixantaine d’années. Si la boule est déjà si grande, c’est que l’onde de choc avance bien plus vite que la matière des lobes. Dans une vingtaine d’années, ces lobes auront totalement disparu, rattrapés et dispersés par l’onde de choc.
– Ha ! C’est trop con. J’aurais bien voulu voir une supernova.
– Tu te consoleras probablement avec Bételgeuse, qui a explosé en supernova dans les années soixante du premier siècle de l’Éclosion.
– Les années soixante, ça fait dans les années 2030, j’espère que je ne serai pas trop gâteux pour pouvoir encore en profiter.
En silence, nous continuons d’admirer le ciel durant de longues minutes. J’essaie de m’imaginer ce qu’ont dû ressentir les observateurs de ce bout de ciel lorsqu’ils ont subitement vu s’allumer une étoile plus lumineuse que la Lune.
Il me désigne une étoile à côté de la croix du Sud.
– Sais-tu quelle est cette étoile ?
– Heu… non !
– C’est Alpha du Centaure.
– Tu veux dire l’étoile vers laquelle était parti le Santa-Maria ?
– Celle-là même !
– Merci ! Je m’étais souvent demandé où elle pouvait bien se situer dans le ciel.
Je contemple encore un moment cette étoile en imaginant les aventures que Vadina et ses compagnons ont vécues là-haut. Puis, des reflets du Lausanne futuriste que j’avais entraperçus ce matin refont surface dans les aires visuelles de mon cortex. Du coup, le ciel fournaisien ne me présente plus le moindre intérêt.
– Clod, ce matin, j’ai commencé à explorer la région où je vivais, mais en 2091 et j’ai envie de m’y replonger. Ça t’intéresse ?
– Et comment !
– On est bien ici. Je vais chercher une console. Je suis de retour dans deux minutes.
Je lui rends le disque transparent et m’apprête à me lever. Il passe sa main sur le disque qui, comme par magie, perd sa transparence et prend une belle teinte dorée.
– Cela ne sera pas nécessaire.

Revoilà la tour solaire dans le lac Léman et son champ de miroirs parmi les vignes. Revoilà l’autoroute avec ses… hou là, là… si nombreuses voitures qui la sillonnent. Revoilà enfin Lausanne et son nouveau centre-ville qui m’intrigue autant qu’il me choque.
La caméra se glisse maintenant entre les immeubles. Elle s’arrête à quelques mètres d’un rideau de végétation pendant d’une passerelle. Des ouvriers, suspendus par des filins, s’affairent à récolter de gros fruits mauves. J’ai l’impression qu’ils ne sont pas très habiles à cette tâche. En voilà d’ailleurs un qui laisse échapper un fruit qui va s’écraser sur le sol deux-cents mètres plus bas. Je m’étonne que l’on n’emploie pas plutôt des orangs-outangs ou des chimpanzés : ils seraient bien moins maladroits que des homos. Mais sans doute qu’il est encore trop tôt pour que leur humanité soit reconnue et qu’une place leur soit offerte dans nos sociétés.
L’image se déplace maintenant vers l’un des bâtiments. Celui-ci a une forme hélicoïdale. On dirait un gigantesque tirebouchon. Comment un tel immeuble peut-il seulement supporter son propre poids ? En approchant, on remarque que la structure s’accroche à la face intérieure d’un cylindre transparent constellé aléatoirement d’ouvertures circulaires de diamètres variés. Ce cylindre, on le devine plus qu’on ne le voit réellement. Quel matériau est utilisé pour réaliser une telle prouesse ? Je n’en sais rien. Mais je suppose qu’il suffit de demander.
– Heu… Réseau ? De quel matériau est constituée cette tour transparente ? Est-ce du verre ?
– Pas d’un verre commun à base de silice ! Wikipédia (quelle étonnante source d’information, à la fois si peu structurée et pourtant si diversifiée), précise qu’il s’agit de magalucarbotane, un alliage vitreux de magnésium, d’aluminium, de titane et de carbone. Cet alliage est aussi résistant que l’acier pour un poids très faible. Non seulement il est transparent aux longueurs d’ondes visibles, mais son indice de réfraction de 1.05 le rend pratiquement invisible dans l’air en raison de l’absence presque totale de réflexion et de diffraction. Dans le cas de cette tour, ce que l’on observe, c’est la poussière qui s’est déposée à sa surface et non la tour elle-même.
Clod Sung prend la parole.
– Serait-il possible de voir la même scène un jour de pluie ?
Immédiatement, la belle lumière de ce jour ensoleillé fait place à celle, terne, d’une journée de novembre. Des rafales de vent agitent les rideaux de végétation, les débarrassant de leurs dernières feuilles. Une pluie battante s’abat sur la ville. La tour que nous observons s’est transformée en une cascade liquide.
– Wow ! Bien vu Clod. Comme la tour est quasiment invisible, la pluie qui s’écoule le long de ses parois est mise en évidence. On dirait que la tour elle-même est une cascade. Crois-tu que l’architecte y a pensé en concevant ce bâtiment ?
– Va savoir. En tout cas, c’est très réussi.
Environ la moitié des immeubles est pourvue d’une telle carapace invisible. Le spectacle est enchanteur. Je ne peux qu’admirer les concepteurs de cette nouvelle version de la ville de Lausanne. Parvenir à transformer une triste journée d’automne en un fabuleux spectacle aquatique, c’est plus que remarquable.
– On peut retourner en été ? J’aimerais encore étudier la végétation sur ces immeubles, et malgré la beauté des cascades, cette pluie me déprime.
Aussitôt demandé aussitôt fait : le soleil est de retour. De la tour, on ne distingue plus que l’hélicoïde intérieur. En fait plus qu’à un tirebouchon, c’est à un escalier en colimaçon pour géant qu’il me fait penser. Chaque marche est un appartement dont les parois sont de larges baies vitrées. Une face donne sur le toit de la marche du dessous, offrant ainsi une large terrasse aux occupants. Chaque terrasse semble avoir été aménagée selon des désirs particuliers. Je remarque toutefois qu’une très large majorité d’entre elles est dédiée principalement à l’agriculture.
Non seulement les toits sont couverts de végétation, mais à l’instar des passerelles, des cultures variées pendent sous les appartements, certaines descendant jusqu’aux terrasses de la boucle en dessous.
La tour hélicoïdale est la plus aérée de toute la ville, mais chaque tour, quelle que soit sa forme, consacre une part importante de son volume et de ses surfaces à la culture d’espèces vivrières.
– Bernard, vivais-tu dans l’une de ces maisons ?
– Non, non. À mon époque, rien de tout cela n’existait encore. J’imagine qu’elles ont été construites dans la seconde moitié du 21e siècle, probablement dans les années 70 ou 80. En plus, je ne vivais pas à Lausanne même, mais dans sa banlieue ouest, à Renens.
– Me montreras-tu ?
– Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie. D’un côté, oui, c’est en partie pour voir ma maison que j’ai entamé cette exploration. D’un autre côté, j’ai un peu peur de ce que je vais découvrir. Je ne suis pas sûr d’apprécier la découverte d’un arbre poussant dans les ruines de mon appartement.
– Je ne veux point te forcer.
– Oh ! Et puis zut, je vais pas faire la mauviette. On y va !
La caméra reprend un peu d’altitude et se dirige vers l’ouest, en longeant d’abord la vallée du Flon, puis l’axe ferroviaire conduisant à Genève. Une fois quittés le centre-ville et ses immeubles extravagants, Lausanne m’apparait sous une image qui correspond mieux avec le plan gravé dans ma mémoire. Les immeubles d’habitation construits sur les pentes sont bien ceux édifiés durant l’explosion urbaine des 19e et 20e siècles, mais leur apparence est bien différente de celle présente dans mes souvenirs. Comme je l’avais déjà constaté, les toits ne sont plus couverts de tuiles en terre cuite, mais de panneaux solaires sur toute leur surface. Toutes les façades sauf celles orientées au nord sont également couvertes de panneaux solaires sombres. Le terme panneaux n’est pas très adapté, car il ne semble pas s’agir d’éléments que l’on aurait posés sur les façades existantes. J’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’un revêtement directement intégré au mur, voire d’une simple couche de peinture photovoltaïque. Je ne dirais pas que les couleurs ternes et salies des façades originales et les toitures brun-rouge étaient vraiment belles, mais cette noirceur omniprésente me dérange profondément. Déjà, dans les années 90, la mode du noir dans l’habillement m’attristait, mais que cette tendance se soit généralisée jusque dans l’architecture, même pour d’excellentes raisons, je n’arrive pas à l’accepter. La douleur s’atténue lorsque je remarque que les façades nord sont décorées de fresques aux couleurs vives, certaines s’étendant sur tous les immeubles d’une même rue, d’autres cherchant à marquer l’individualité d’un immeuble particulier. Le style de ces fresques est à mi-chemin entre les graphes peints nuitamment à la fin du 20e siècle et les décorations fractales des couloirs de Rama et de La Fournaise.
Contrastant avec les façades d’ébène, les rues entre les immeubles ne sont plus couvertes de bitume, ni encombrées de voitures. Elles forment maintenant de longs rubans végétalisés, gazonnés par endroits, couverts de fleurs ou de cultures potagères ailleurs, ou transformés en terrain de jeu pour les enfants du quartier. Des piétons et des cyclistes se partagent des chemins de terre battue serpentants au gré des caprices des paysagistes.
Depuis sa création au 19e siècle, la ligne de chemin de fer a servi d’attracteur à une myriade d’entreprises industrielles et artisanales. Il en est résulté une zone industrielle comme il en existait tant à mon époque, marquée par tous les excès et toutes les souillures des sociétés productivistes. Pourtant, les constructions présentes, bien que manifestement à usage industriel, font l’objet d’un soin esthétique et environnemental plutôt étonnant : à côté de bâtiments élégants aux façades photovoltaïques sont empilés des matériaux de construction, des tuyaux et autres rails de chemin de fer. Entre les piles, des moutons et des vaches broutent l’herbe d’une prairie généreuse. Plus loin, c’est au milieu de carrés de légumes que l’on stocke d’énormes rouleaux de câbles.
En 1999, malgré la volonté affichée des autorités de favoriser le transport de marchandises par le rail, on démantelait ou simplement abandonnait, les dernières voies ferrées reliant les entreprises au réseau ferroviaire, pour les remplacer par des camions polluants, au prétexte que c’était plus efficace et moins couteux. Eh bien, un siècle plus tard, les camions ont disparu et les trains de marchandises sont de retour. Il n’y a même plus de routes permettant d’accéder directement aux bâtiments industriels. Seuls des chemins piétonniers et des pistes cyclables les relient à la ville.
Soudain, un long train rouge et blanc passe à toute vitesse sous la caméra sans émettre le moindre bruit. Sur la motrice, on peut lire « Rail 2100 ».
Plus à l’ouest, la gare de triage de Renens a été démantelée. Elle est à présent remplacée par une forêt traversée d’est en ouest par la ligne de chemin de fer et du nord au sud par une rivière sinueuse dont le lit semble avoir été creusé patiemment au cours des millénaires. Pourtant, un siècle plus tôt, la Mèbre traversait Renens dans un bête tuyau.
Au-delà de la forêt se dresse un petit centre urbain centré sur ce qui était la gare voyageurs de Renens. Au-dessus flotte le nom « Ouestelaus ». Wikipédia nous apprend qu’il s’agit du nom de la localité issue de la fusion des anciennes communes de l’Ouest lausannois dans les années 2040.
Au premier abord, je crois que la gare n’existe plus. Rapidement, je m’aperçois qu’elle est toujours là, mais cachée dans un écrin végétal. Deux passerelles habillées de plantes grimpantes enjambent les voies. Le bâtiment de la gare est le même que dans mes souvenirs, mais les façades sont noires, bien évidemment.
La caméra quitte la ligne de chemin de fer et revient légèrement vers Lausanne pour s’arrêter au-dessus du site qui était le vieux village de Renens avant l’explosion urbaine. Ici, comme dans la banlieue est, la population s’en est allée vers des quartiers répondant mieux aux nouvelles manières de vivre. Le seul bâtiment qui ne soit pas en ruine, c’est le temple protestant, juste à côté de l’immeuble où j’avais mon petit deux pièces.
Est-ce une coïncidence, ou le réseau a-t-il délibérément choisi de me montrer cette journée-là ? Ma maison est l’objet d’une activité particulière, littéralement son chant du cygne. En effet, une grue mobile munie d’une grosse boule en fonte est occupée à démolir l’immeuble dans lequel j’avais vécu les quatre dernières années avant mon départ vers le futur et dans lequel je vivrai probablement encore quelques années après mon retour.
Sur la place du village, deux groupes de manifestants sans visages se font face en brandissant des pancartes et des banderoles. Ils ont aussi des drapeaux. Dans un groupe, on voit la croix suisse, blanche sur fond rouge et le drapeau vaudois vert et blanc avec l’inscription « Liberté et Patrie ». Les drapeaux de l’autre groupe me sont inconnus. Il y en a un qui est un rond bleu sur un fond noir parsemé d’étoiles jaunes. Un autre est le vieux symbole des opposants au nucléaire, l’Y renversé dans un cercle, avec dans chacun des secteurs un animal, un oiseau bleu, un poisson rouge et un lézard vert.
Sont-ils en train de protester contre la démolition du quartier ? Clod m’interroge :
– Que font ces gens sur la place ?
– Ben, une manif ! Mais je n’en connais pas le motif.
– Une manif ? Qu’est-ce cela ?
– Une manifestation. C’est… enfin, c’était… des gens qui se réunissaient sur la place publique pour manifester (d’où le nom) leur désapprobation ou leur soutien à un objet particulier.
– Mais pourquoi faisaient-ils cela ? N’est-il pas plus simple de former un noeud et d’agir ?
– Ce n’était pas aussi simple que ça. Les gens formaient bien des noeuds, on disait des associations à l’époque… enfin, à mon époque. Mais les décisions étaient prises par les autorités, élues ou non, selon le régime politique. Ces autorités avaient un pouvoir de décision important et les droits pour les simples citoyens de les contester étaient limités ou compliqués à exercer. En Suisse, on avait les référendums où il fallait réunir les signatures d’un certain nombre de personnes pour demander une consultation populaire sur le sujet contesté, on appelait ça une votation. Mais en Suisse, on était des privilégiés, ce droit de référendum était loin d’être reconnu dans tous les pays, même démocratiques. Et même en Suisse, il ne s’appliquait pas à tous les domaines.
– Et toi, as-tu participé à une de ces… manifs ?
– Oui, ça m’est arrivé. Mais comme je ne suis pas du genre militant, j’y allais assez rarement.
– Oh ! Et eux, alors, pour ou contre quoi manifestent-ils ?
– J’imagine qu’un des groupes manifeste contre quelque chose et l’autre pour. Concernant le sujet, il faut lire ce qui est écrit sur les pancartes.
Une banderole tendue par l’un des groupes de manifestants porte le slogan en français « Rendons le Village aux agriculteurs ». Leurs pancartes affichaient : « Terre = Nourriture », « La terre aux paysans », « Agriculture et Patrie », « Le Village n’est pas la gare de triage », « La nature au service des humains » et « Ici, c’est une terre de vignerons ». Les slogans de l’autre groupe de manifestants sont écrits en mandaranglais. Je ne sais pas les lire.
– Réseau ? Tu peux nous traduire ce qui est écrit en mandaranglais ?
Instantanément, les textes basculent en terrien homo. On y lit : « Pour un Village tourné vers l’avenir », « Les humains au service de la nature », « Gloire à Sainte Gaïa », « Rendons la terre à TOUS ses habitants », « Nous ne sommes pas seuls sur cette planète » et « L’avenir, c’est la nature ».
– Je ne comprends toujours pas leur motivation.
– Je ne suis pas sûr, moi-même, de comprendre. Mais je suppose que ceux du premier groupe, ceux qui ont les pancartes en français avec les drapeaux suisses et vaudois, représentent un mouvement conservateur, pour qui, si l’on démolit les quartiers abandonnés, il convient de les remplacer par des vignes comme c’était le cas dans le passé. Ceux de l’autre groupe, appelons-les des écologistes mondialisés, sont probablement des restituteurs avant l’heure qui revendiquent que l’on remette ces terrains dans leur état d’origine, d’avant l’arrivée des humains. Bon, là je résume. C’est un peu simpliste. La réalité est sans doute plus complexe.
– Mais c’est absurde. Au lieu de perdre leur temps à brandir leurs pancartes, ils feraient mieux de participer à la démolition et agir directement sur les surfaces libérées pour, ici planter des vignes, et là semer une forêt. Comme cela, chaque faction obtiendrait ce qu’elle désire et ne serait pas en conflit avec l’autre. Sans compter qu’en s’excitant de la sorte, ils risquent de perdre leur calme et d’en venir aux mains. Avec leurs pancartes, ils pourraient blesser quelqu’un. Ne leur a-t-on point enseigné dans leur enfance que la confrontation est dangereuse ?
– Non, on ne nous enseignait pas encore cela, hélas.
Vadina nous a rejoints. Clod se lève et s’apprête à nous quitter.
– Il se fait tard et j’ai passablement de travail demain. Je vais vous laisser entre amoureux.
– Bonne nuit, Clod. Merci de m’avoir accompagné dans cette exploration.
– C’est moi qui te remercie, Bernard. Bonne nuit.
– Bonne nuit.
Durant de longues minutes, Vadina et moi, blottis l’un contre l’autre, nous restons à regarder le ciel sans mot dire. Puis Vadina rompt le silence.
– Quelle étoile regardes-tu ?
Sans hésiter, je tends un doigt vers l’étoile que m’avait montrée Clod Sung.
– Celle-là !
– Ha ! Alpha du Centaure ?
– Oui. J’essaie de m’imaginer quelles formidables aventures tu vivais là-haut.
– Mes plus belles aventures, c’est avec toi que je les vis, ici !
Je la serre encore un peu plus fort dans mes bras.
– À l’avenir, lorsque l’on me demandera quel est le nom de cette étoile, je répondrai : Vadina. C’est tout de même plus joli qu’Alpha de quelque chose.

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