16 – Leçon d’histoire

Ma petite virée chez les zérogés m’a retardé de plusieurs heures. J’aurais dû avertir Mongo. Il m’aura attendu des heures pour rien. Quoique, ne me voyant pas arriver, il aura simplement pris de mes nouvelles en direct et réorganisé sa journée en conséquence. M’en voudra-t-il? A mon époque, une telle désinvolture n’était pas particulièrement appréciée. Il n’y a aucune raison que l’évolution des mentalités ait rendu les gens moins exigeants en matière de ponctualité. Hum, bon, d’accord: la ponctualité helvétique n’était pas nécessairement pratiquée par tous les peuples de la Terre. Mais ayant été forgé dans ce moule, j’ai de la peine à imaginer que ce monde hypertechnicisé puisse fonctionner sans un minimum de rigueur et d’autodiscipline.

C’est donc lesté du poids de ma culpabilité que je me présente au bureau de Mongo. Celui-ci est situé dans la tour sous laquelle Maïté a joué le rôle du prince charmant, affrontant tous les dangers pour me sauver, moi, le « looser » au bois dormant. C’était il y a seulement deux semaines. Dans un roman, le héros dirait qu’il commence déjà à oublier son monde d’origine. Ma réalité est toute différente. La moindre évocation du passé m’accable de douleur. J’essaie tant bien que mal de ne pas y penser.

Je ne suis pas surpris d’apprendre que Mongo n’est pas là. Un membre de son noeud de recherches historiques m’apprend qu’il a profité de ce contretemps pour aller se balader dans l’immense parc au pied de la tour.

– Tu vois cette petite île là-bas sur le lac? Mongo a l’habitude de s’y rendre dès qu’il a un moment de libre. Il t’y attend.

– Ha, bien! Et on fait comment pour s’y rendre?

– Tu peux t’y rendre à pied, mais cela te prendrait bien dix kilosecondes. Par contre, à vélo, tu y seras en à peine plus de deux kilosecondes.

– Ah oui, c’est vrai. Des vélos, j’en ai vu dans le hall principal au niveau du sol.

– Exactement.

– Mais… Pour en emprunter un, on fait comment? Il ne suffit pas, simplement, d’en choisir un et de s’en aller, non?

– Bien sûr que si, pourquoi?

Mon interlocuteur me regarde sans comprendre.

– Heu, non, non, pour rien. Mais… juste une dernière question. Y a moyen d’obtenir une carte de la région? J’ai peur de me perdre.

Un sourire compatissant se dessine sur ses lèvres. Il doit vraiment me prendre pour un imbécile.

– Tu ne vas pas te perdre. Ne t’inquiète pas.

Puisqu’il le dit…

Je prends congé et rejoins rapidement le niveau zéro. Là, je me dirige vers les bicyclettes. Il y en a des centaines. De toutes tailles et de tous modèles. J’en trouve une assez proche des vélos de mon époque. Avant de m’en saisir, je vérifie autour de moi que personne ne va m’interpeller. Je n’ai pas la conscience tranquille. Bien que ce libre-service soit parfaitement dans la logique de la société contemporaine, j’ai l’impression que je suis en train de le piquer, ce vélo.

Mais personne ne me prête la moindre attention. Surmontant mes inutiles scrupules, je retire l’engin de son support et m’apprête à l’enfourcher. C’est à cet instant que je remarque l’absence de chaîne. Et merde, ça n’arrive qu’à moi ce genre de trucs. Le gars qui a utilisé ce vélo avant moi a pété la chaîne et aura rangé discrètement la bécane sans la faire réparer. Bon, ben, il ne me reste qu’à trouver l’atelier d’entretien et de choisir un autre vélo.

Je réalise très vite qu’aucun de tous ces vélos ne possède de chaîne. La transmission doit se faire différemment. Comment? J’en sais rien, mais l’important est que mon engin semble en parfait état de fonctionner. Il est temps de rejoindre Mongo.

Je monte sur le vélo. Zut, la selle est trop basse. Je n’ai pas le temps de me demander si le réglage se fait encore comme il y a cinq siècles. Spontanément, la selle s’élève jusqu’à la hauteur optimale. Il en va de même pour le guidon. L’engin s’est adapté à moi. Cool!

En quelques coups de pédales, je me retrouve à l’extérieur. Ouais, c’est génial! Il y a une boîte à vitesse automatique ou un truc comme ça. Je sens que je vais utiliser souvent ce mode de transport.

Mais mon objectif actuel est de rejoindre l’île où m’attend Mongo. Le plus simple, pour ne pas me perdre, est de longer la rive du lac. Ce doit être par là. Allons-y à fond. Yeah!!!

Seul dans la forêt, sur un chemin de terre battue, utilisant un mode de transport familier: je me sens bien. Les essences végétales sont semblables à celles du plateau suisse. Ca y est: je suis de retour chez moi. Tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Décidément, j’ai beaucoup trop d’imagination. Demain, je retournerai tranquillement au bureau pour tenter de préserver le monde du bug de l’an 2000. Vivement l’année prochaine, qu’on en ait fini avec toute cette connerie. En attendant, je vais profiter un max de ce dimanche ensoleillé et ne plus penser à rien d’autre que: la Terre est la plus belle planète que j’ai jamais visitée.

– Le chemin sur ta gauche te fera bien gagner cinq cents secondes.

Le retour à la réalité ne me surprend même plus. La voix n’est pas celle de Jiminy. Ce doit être le vélo qui s’adresse à moi. Toutes les machines savent parler, de nos jours. C’est bien connu.

– Hein, quoi? C’est toi, le vélo, qui me parle?

– Que veux-tu que ce soit d’autre? La forêt? Les arbres ne parlent pas, tout le monde sait cela.

Que les arbres ne parlent pas, je le savais. Mais que les bicyclettes aient le sens de l’humour, là honnêtement, ça me troue le cul.

– Qu’est-ce que tu disais? Il faut prendre à gauche?

– Oui. Tu vois cette colline devant toi? Elle s’enfonce dans le lac sur plusieurs kilomètres. La contourner te prendrait bien plus de temps que de la franchir en ligne directe. Tu aurais droit à un détour de près de dix kilomètres.

– OK. Et comme ça, je verrai ce que tu vaux à la montée.

– Ne crois-tu pas que la bonne question soit de savoir ce que tu vaux, toi, à la montée, non?

– Grrrmmll!

Et en plus, il se fout de ma gueule. Ah, il veut savoir ce dont je suis capable? Et bien, il verra.

Je m’élance avec vigueur à l’assaut de la pente. Pas longtemps. Ma forme physique laissait déjà à désirer, avant. Ma petite sieste de cinq siècles ne l’a pas améliorée, loin de là. Mais il n’est pas question de m’arrêter avant le sommet. Je serais prêt, à la rigueur, à perdre la face devant un être humain, mais pas devant une machine. Ah, ça non!

Finalement, j’atteins le sommet sans trop de difficultés. Je m’arrête quelques minutes pour souffler un peu.

– Alors, déjà fatigué?

– Moi? Non, non! Pff! C’est juste, pff, pour profiter du, pff, paysage.

C’est vrai que, du haut de cette butte, le paysage est magnifique. Tant depuis le sol que des étages supérieurs des tours, l’aspect cylindrique de ce monde est dominant. Mais d’ici, le relief positif rétablit une certaine impression de normalité. Du moins sur les premiers kilomètres. Plus loin, bien sûr, le décor s’entête à s’élever de part et d’autre du ciel. Le mélange de ces deux topologies contradictoires me donne le vertige. A moins que ce ne soit de l’hypoglycémie. J’ai soif.

– Hé! le vélo? Il n’y aurait pas un bistrot dans le coin, sinon une source ou un truc dans le genre? J’ai une de ces soifs.

– Mais tout est prévu. Tu vois cette boîte sous la selle? C’est une gourde. Elle est pleine d’une délicieuse boisson énergétique. Cent pour cent synthétique. Garanti sans résidus naturels.

Garanti sans résidus naturels? Décidément, le monde a bien changé. Je goûte le liquide. Bof, pas terrible comme goût. Mais c’est rafraîchissant et j’en avais bien besoin.

L’effet est presque immédiat. Très vite, je me sens à nouveau plein d’énergie. J’en aurai besoin. Il semble ne pas y avoir de pont pour rejoindre l’île. Sur celle-ci, je devine un petit débarcadère. Je sens qu’il va falloir encore pédaler. Heu non, ramer.

Je m’élance sur la pente. Il n’y a pas besoin de freiner, l’engin contrôle spontanément la vitesse, ralentissant de lui-même à l’approche des virages. Je n’ai qu’à me laisser aller.

– Continue de pédaler, les batteries doivent être rechargées.

– Quoi? Pédaler à la descente? Alors que tu freines. Tu n’es pas équipé pour récupérer l’énergie cinétique?

– Bien sûr que si, mais ce n’est pas suffisant. Tu en auras besoin au retour pour l’assistance motrice à la montée.

– Peuh! J’en ai pas eu besoin à l’aller, je m’en passerai très bien au retour.

– Ha, parce que tu crois que tu as fait cela tout seul. Tu surestimes largement tes forces. Sans assistance, tu serais péniblement arrivé à mi-pente.

Putain, il commence vraiment à me foutre les boules. Y en a marre de ces intelligences artificielles.

– Bon, si je pédale, tu arrêtes de me critiquer. OK?

Le vélo ne me répond pas, mais émet une sorte de grincement que je soupçonne être un ricanement.

C’est en silence que j’atteins la rive, face à l’île. Effectivement, il n’y a pas de pont. En revanche, sur la plage sont échouées quelques barques. Un orang-outang fait la sieste dans un nid construit au creux d’une branche basse. A mon approche, il se laisse glisser à terre et s’avance vers une des barques en dodelinant. Il me fait signe d’approcher.

– On m’a annoncé ton arrivée. J’ai préparé cette barque pour toi. A ton retour, si je suis parti, tu n’auras qu’à nouer l’amarre à ce piquet. Tu sais ramer, au moins?

– Heu, oui, je crois. Mais ce bateau, il parle aussi?

Le singe me regarde d’un drôle d’air.

– Ben non. Pourquoi il parlerait? C’est pas un vélo.

Je monte à bord de la barque. L’orang-outang la pousse à l’eau et me salue.

– Bonne traversée!

– Merci.

L’île ne se trouve qu’à une centaine de mètres du rivage. Je devrais pouvoir l’atteindre en quelques minutes, malgré ma maladresse à la manoeuvre. Je n’ai même pas l’excuse du fossé technologique. Il s’agit d’une simple barque en bois, identique aux modèles de mon époque. Au moins, ce véhicule ne fait pas de commentaires désobligeants à mon égard.

Tant bien que mal, et même sans perdre trop de temps, je parviens à rejoindre l’appontement aperçu depuis la colline. Une autre barque s’y trouve déjà. Sans doute celle de Mongo.

L’île n’est qu’une simple colline boisée d’une trentaine de mètres de haut et d’un kilomètre de pourtour. J’imagine que Mongo ne sera pas difficile à trouver. Le mieux est sans doute de suivre ce chemin qui s’enfonce dans la forêt.

Je découvre Mongo dans une clairière, près d’un ruisseau. Il est assis en tailleur sur une vielle souche. Une image flotte à quelques centimètres de ses yeux.

– Mongo? Je suis désolé pour ce retard. J’ai eu envie de faire un détour par le monde des zérogés. Et, heu… ça m’a pris un peu plus de temps que prévu.

Le vieillard me fait signe de m’installer sur une autre souche, en face de lui. L’hologramme qu’il étudiait s’éteint dès qu’il l’effleure d’un doigt.

– Tu as très bien fait, Bernard. Et puis, en déplaçant notre rendez-vous, cela te donne l’occasion de découvrir mon petit repère secret. C’est ici que je viens me réfugier lorsque j’ai envie de me sentir seul, loin de l’agitation des mondes. J’ai pensé que cet environnement naturel te conviendrait.

– Tu ne t’es pas trompé. Cet endroit me rappelle effectivement mon coin de Terre. En venant, j’ai même crû un instant que j’étais toujours en 1999, que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Mais ça n’a pas duré. Le vélo m’a vite rappelé que je suis coincé ici, à cinq siècles dans le futur.

– Je suis sûr que tu t’y feras. Et pour t’y aider, que dirais-tu d’une petite leçon d’histoire? N’as-tu pas envie de savoir ce qui s’est passé pendant ton sommeil?

– Ce que je voudrais vraiment savoir, c’est pourquoi je n’ai été réveillé qu’au bout de cinq siècles, et surtout dans une station orbitale?

– Ca, ce n’est malheureusement pas très clair. Tout ce que l’on sait, c’est qu’une grosse caisse blindée a été découverte par hasard dans des ruines, il y a une année terrestre environ, lors de travaux de désurbanisation dans la région de Lôzan sur le continent européen.

– Lausanne? En Suisse? C’est chez moi, ça! C’était mon sarcophage cryogénique, non? Mais ça n’explique pas pourquoi j’ai été transféré dans Rama?

– C’est là que commence le mystère. La caisse était enfouie depuis des siècles dans le sol et pourtant elle était accompagnée d’un mandat de transfert vers Rama parfaitement en règle. Le transfert devant avoir lieu deux mois après la découverte.

– Attends! Tu ne veux pas dire que ce mandat a été joint au sarcophage lors de son enfouissement?

– Si! On a d’abord pensé à un canular. Mais quand les analyses ont indiqué que, tant la caisse que le mandat, étaient vieux de cinq siècles, on a commencé à se poser des questions.

– Mais c’est pas possible. Comment quelqu’un aurait-il pu, à la fin du 20ème siècle, établir un tel document? Il n’y avait même pas moyen de deviner quels seraient le format du papier ou son contenu, ni de savoir qu’il y aurait un jour une station orbitale nommée Rama.

– En effet, ce n’est pas possible. Car il n’a pas été établi au vingtième siècle. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un document en papier. Nous n’utilisons plus ces méthodes depuis bien longtemps. Non, ce mandat est constitué d’un module de mémoire neurotique contenant toutes les informations nécessaires au transfert. Il suffit de le connecter au Réseau pour que toutes les opérations soient prises en charge automatiquement. Il y a à l’intérieur du module des circuits qui permettent de tracer son histoire. Tu vas être surpris. Il a été fabriqué trois ans avant la découverte de la caisse. Le mandat sera, je dis bien sera, établi dans deux ans seulement. Il a été évidemment antidaté pour le rendre valide. Ensuite, plus aucune opération n’a été effectuée sur le module jusqu’à ce qu’il soit lu après sa découverte, soit 506 ans plus tard.

– Mais ça ne tient pas debout ton histoire. Pour la rendre plausible, il faudrait que le voyage dans le temps soit une réalité. Et j’ai crû comprendre que les chronoticiens d’aujourd’hui ne savent pas plus que les physiciens de mon époque comment ce serait possible. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas?

– Effectivement, ça ne tient pas debout. Les gens qui ont découvert la caisse ont simplement décidé d’activer le mandat de transfert et de voir ce qui allait se passer. Lorsqu’elle est arrivée ici, un noeud dont je fais partie a été constitué pour éclaircir ce mystère. Nous avons réalisé qu’il s’agissait d’un caisson cryogénique, quoique d’un modèle extrêmement primitif. Après avoir vérifié que son contenu était intact, nous avons mis en route la réanimation.

– OK. La suite, je la connais. J’ouvre les yeux et je demande si on est bien en l’an 2000.

– Oui, mais ce n’est pas la suite qui m’intéresse. C’est le début.

– Je ne crois pas que cela éclaircira le mystère. Mais je vais essayer.

– Je t’écoute.

– Voilà. Je suis informaticien. A mon époque, les ordinateurs n’étaient que des machines programmables très complexes, mais sans aucune intelligence. Pour les faire fonctionner, il fallait décrire les opérations à effectuer jusque dans les moindres détails. C’est un processus difficile et fastidieux comportant d’innombrables opportunités pour que des erreurs s’infiltrent dans les programmes. Presque tous les programmes étaient bogués. Des fusées ont explosé en plein vol, des trains se sont percutés, simplement parce qu’un de mes collègues avait mis un signe plus à la place d’un moins. Entre informaticiens, on disait que l’on cessait de trouver des bogues dans un programme le jour où l’on renonçait à utiliser ledit programme.

– Bien, et alors?

– Alors? Dans de nombreux programmes, on avait pris l’habitude de stocker les années sur deux chiffres au lieu de quatre, pour économiser de la place dans les mémoires. L’argument est discutable, mais c’est comme ça qu’on faisait. On a fini par se rendre compte qu’en passant à l’an 2000, tous ces programmes se comporteraient comme si l’on retournait en l’an 1900. Le problème, c’est que tous les programmes se planteraient à peu près en même temps. Si l’on ne faisait rien, toute l’infrastructure pourrait s’effondrer d’un coup. Il fallait corriger des milliers de programmes. Pire encore, on ne savait pas quels programmes étaient bogués. Il fallait tous les vérifier, sans exception. Mais comme il s’agissait d’une tâche non productive et extrêmement coûteuse, les entreprises ont repoussé son exécution jusqu’au dernier moment. A partir de 1998, les gens ont commencé à paniquer. Il fallait d’urgence rattraper le temps perdu. Manque de bol, dans ma boîte, c’est tombé sur moi. La pression était énorme. Si nos programmes se plantaient le jour fatidique, ce serait moi, le responsable. Des mois de stress ont suivi. J’étais sur le point de péter les plombs. Un jour, j’ai appris qu’un département de l’entreprise travaillait sur l’hibernation des mammifères. J’ai réussi à convaincre deux gars de l’équipe de me congeler, pour quelques mois, le temps que l’an 2000 arrive et que, quoi qu’il se passe, les gens pensent à autre chose. Mais ils ont dû le faire clandestinement. Parce qu’il y avait des problèmes d’éthique, qu’ils disaient. Ils avaient caché le sarcophage cryogénique dans un local désaffecté qui ne servait plus qu’à entreposer des vieux trucs inutiles. Ma dernière pensée, au moment de me congeler, c’était la question de savoir si le programme qui contrôlait ce gros congélateur passerait l’an 2000. Il l’a passé. Trop bien, même!

– C’est tout?

– Ben oui, c’est tout! Lorsqu’à mon réveil, j’ai vu un singe en blouse d’infirmier, j’ai réalisé que toute cette histoire de bug de l’an 2000, c’était de la gnognote à côté de ce qui m’attendait.

– Mais concernant le mandat de transfert…

– Rien. J’en sais rien. Je viens d’en entendre parler pour la première fois il y a quelques minutes, de ta propre bouche. Non, vraiment, je suis désolé!

– Hmmm.

Il reste songeur un instant.

– Pourtant, il ne peut s’agir que d’une supercherie. Mais laquelle? Et dans quel but?

– Hé! ho! Je ne suis pas une supercherie, moi. Je suis bien né au vingtième siècle.

– Il n’y a pas le moindre doute. Ce n’est ni toi ni ton origine qui nous intriguez. C’est ce mandat de transfert… Quelqu’un l’aura discrètement mis en place peu après la découverte de la caisse. Ce qui est inquiétant, c’est qu’il ait pu le faire à l’insu du réseau de veillance.

Mongo marque une nouvelle pose. Soudain, un éclair de passion éclaire son visage.

– Mais ce n’est pas pour cela que je t’ai fait venir. Mon principal fantasme d’historien a toujours été de pouvoir raconter l’avenir. Pas celui de la science-fiction, mais le vrai, celui qui constituera le passé des générations futures. Ton arrivée parmi nous est une aubaine pour moi. Tu es le public idéal. Je vais te narrer des événements passés qui, d’une certaine manière, auraient fait partie de l’avenir de celui que tu étais il n’y a encore que quelques jours.

– Wow! Ton enthousiasme me rappelle un prof de maths féru d’histoire, particulièrement de l’époque napoléonienne. Il enseignait les maths parce qu’il pensait que l’enseignement de l’histoire, tel que préconisé par les programmes scolaires, constituait une trahison du passé. Je sens que ça va être passionnant. Je t’écoute.

– Je vais accompagner mon récit de quelques documents d’époque. Certains ne sont pas de très bonne qualité, surtout les plus anciens. Leur restauration a été limitée pour ne pas fausser la réalité.

Il prend le disque doré qu’il tenait posé sur ses genoux et le jette sur le tapis de feuilles mortes entre nos deux souches. Comme un génie sortant de la lampe d’Aladin, une image haute de deux mètres cinquante se forme au-dessus du disque. Apparaissent alors en relief intégral, son dolby panoramique et tout le bazar, les scènes les plus horribles qu’ai pu produire le génie humain. Pêle-mêle, il y a des gens usant de la machette sur tous ceux qui passent à leur portée, un vol de bombardiers lâchant un tapis de bombes sur la jungle, des zombies brûlés par les radiations errant dans les ruines d’une grande ville, des colonnes de réfugiés mitraillées depuis un hélicoptère et j’en passe. J’ai presque envie de vomir. Si c’est cela, l’image laissée dans l’Histoire par mon époque, alors je comprends mieux les propos tenus par Floanne lors de notre première rencontre. Mais je suis bien placé pour témoigner que le vingtième siècle n’était pas que cela, que, si ces choses-là se produisaient bien trop souvent, la plupart des individus menaient une vie normale. Je me dois de corriger cette image.

– Mongo, arrête ça tout de suite. C’est insupportable. Tu crois vraiment que mon époque n’était que cela: des guerres et des génocides? Bien sûr que ces chose se sont produites, mais ça ne représente qu’une partie de la réalité. Mes contemporains ont aussi fait des choses merveilleuses. Là, sous le choc, j’ai de la peine à trouver des exemples, mais je sais pas, moi… Tiens, par exemple: la pyramide du Louvre à Paris. Ou alors la fusée Saturne V qui a emmené Armstrong sur la Lune. Ca peut paraître riquiqui vu depuis l’intérieur de Rama, mais pour les gens de mon époque, cela avait demandé des trésors d’ingéniosité et de créativité. Sans parler des moyens considérables qu’il a fallu mettre en oeuvre. Et les gens n’étaient pas tous des monstres. La plupart étaient comme ceux d’aujourd’hui, simplement préoccupés par la quête éternelle du bonheur. J’espère que ce n’est quand même pas cette image-là que tu mets dans la tête des gosses?

Mongo interrompt la projection. Il paraît surpris par l’ampleur de ma réaction.

– Non, Bernard, rassure-toi! Mon époque est parfaitement consciente de la complexité de la tienne. Mais si j’insiste sur cet aspect des choses du temps de l’éclosion, c’est pour te préparer à la suite. En un sens, le siècle suivant a été encore pire. Parce que, bien que ce que vous appeliez la « Mondialisation » a permis de faire disparaître progressivement les conflits armés, les conséquences des comportements passés, particulièrement sur l’environnement, ont causé la mort de plus de trois milliards d’individus. Trois milliards, tu te rends compte? Plus que la population actuelle de tout le système solaire.

Non, je ne me rends pas compte. J’ai toujours rêvé d’un monde où les choses iraient mieux, où les gens souffriraient moins. Le monde dans lequel je me suis réveillé me semble proche de cette utopie. Il la dépasse même en partie. Mais qu’il ait fallu de telles pertes humaines pour y parvenir, c’est au-delà de ma compréhension.

– Le réchauffement global, c’est cela, non?

– Principalement. Mais c’est aussi la mauvaise gestion des ressources, la Crise des Archives, la faillite d’un système économique conçu pour fonctionner dans un système ouvert, sans limites. Cela pouvait plus ou moins marcher dans une société en expansion, mais en s’étendant à la planète entière, les effets pervers se sont multipliés. Regarde!

La projection reprend. Les premières images sont idylliques. On y voit une plage bordée de cocotiers. Le commentaire précise qu’il s’agit des Iles Maldives dans l’océan Indien. Ces images ont été prises à l’époque de l’Eclosion. Puis la plage disparaît. Il n’y a plus que de l’eau. Quelques rouleaux trahissent la présence de hauts-fonds. Un siècle plus tard, avec la montée des eaux, l’archipel a été totalement englouti.

Progressivement, les séquences deviennent de plus en plus catastrophiques. En Sibérie, la fonte du pergélisol transforme la Taïga en marécage. Un troupeau de mammouths tente d’échapper à l’enlisement. Ailleurs, c’est l’augmentation des précipitations hivernales qui ensevelissent des pays entiers sous des mètres de neige. Le Sahara a traversé la méditerranée et déborde désormais sur le sud de l’Europe. Le désert de Gobi engloutit Beijing, la capitale de la Fédération Asiatique. Partout, des forêts sont rasées, parfois par la folie des hommes, parfois par le feu, souvent par des cyclones d’une ampleur et d’une fréquence inhabituelles.

Le reportage décrit maintenant les impacts sur la société humaine. Les transports sont désorganisés: aéroports bloqués, routes et chemins de fer coupés, navires échoués sur les récifs. La production dans les pays industrialisés est complètement désorganisée. L’épuisement des gisements d’énergie fossile lié aux difficultés de leur distribution entraîne des pénuries de combustible. Des centaines de milliers d’individus meurent de froid chaque hiver. Des millions de réfugiés fuient les régions dévastées vers des contrées encore épargnées. Des pétroliers désormais inutiles sont transformés à la hâte en paquebots de fortune pour évacuer les populations des régions inondées vers les rares paradis subsistants. Une fois arrivés à destination, ces bâtiments sont échoués sur les côtes pour empêcher les autorités locales de les remorquer au large. D’autres pays, sans accès à la mer, évacuent leur population par avion et parachutent leurs passagers au-dessus de leur destination. Pour repousser l’invasion, les pays d’asile finirent par couler les bateaux au large et abattre les avions en plein vol.

Puis se succèdent une série de déclarations d’hommes et de femmes politiques montrant un désintérêt certain à l’égard des problèmes auxquels est confrontée la société:

– Bien sûr, la situation est critique. Mais nous ne pouvons pas toujours être les premiers à prendre des mesures. Ca nous servira à quoi d’avoir un environnement sain si nous ne sommes pas compétitifs sur le plan économique?

– Et puis vous savez, les gens en ont assez de payer toutes ces taxes qui ne servent à rien, sinon à enrichir quelques écolos.

– Le protocole de Kyoto est contraire aux intérêts économiques de l’Amérique!

– Dieu a dit: multipliez-vous, emplissez la Terre et dominez la nature! C’est ce que nous faisons. S’il faut que quelques espèces disparaissent pour que s’accomplisse la volonté divine, il n’y a rien à redire. Ceux qui s’y opposent sont manipulés par le démon.

– Nous avons déjà beaucoup fait pour la nature. Il est temps que le reste du monde fasse sa part.

– Pendant des siècles, nous avons soutenu économiquement ces gens pour leur permettre d’atteindre un niveau de civilisation décent. Et comment est-ce qu’ils nous remercient? En osant prétendre que c’est nous qui les avons plongés dans la merde. Ils sont incapables de reconnaître les bienfaits du monde moderne. Ce ne sont que des fainéants qui, ma foi, ne méritent même pas d’exister. Qu’ils crèvent, et nous laissent travailler honnêtement!

– Si l’on ne respecte pas les lois du Marché, on court à la catastrophe.

– Le Monde Libre n’a de leçons à recevoir de personne.

– Non, non! L’éboulement qui a submergé les habitations de « Las Colinas » n’est pas la conséquence d’une mauvaise gestion environnementale. C’est juste un phénomène naturel. Des précipitations d’une intensité exceptionnelle. C’est la faute à pas de chance.

Mongo suspend à nouveau la projection. Mais il ne prend pas la parole, attendant sans doute ma réaction. Je laisse mon esprit assimiler toutes ces images avant de répondre.

– J’ai deux remarques au sujet de ce que tu viens de me montrer: premièrement, ce reportage est aussi subjectif que le précédent. Il ne montre que l’aspect négatif de la situation. Bien sûr, je n’ai pas vécu ces événements. J’étais tranquillement en train de dormir pendant ces temps troublés. Mais déjà au vingtième siècle, les mouvements de protection de l’environnement avaient acquis une influence non négligeable, bien que largement insuffisante, je l’admets. Je ne peux pas croire, comme le laisse supposer ton exposé, qu’ils aient complètement disparu de la scène politique. C’est peut-être dû à l’angélisme de ma vision du monde, mais il me paraît impossible que, face à la dégradation de la situation, personne n’ait rien tenté pour la redresser.

Je réfléchis un instant, avant de continuer.

– Ma seconde remarque est en réalité une interrogation: du peu que j’en sache de l’histoire en général, il me semble que lorsqu’une civilisation s’effondre, il s’ensuit une période d’anarchie et d’obscurantisme qui peut durer des siècles. Ensuite, le rattrapage culturel, scientifique et technique ne se fait pas en un seul jour. Comment a-t-on réussi, en moins de trois siècles, à remonter la pente depuis l’état de délabrement total que tu viens de me décrire à la capacité de construire ce vaste monde qu’est Rama? J’ai déjà de la peine à imaginer que cela eût été seulement possible dans l’hypothèse que la catastrophe du 21ème siècle ne se soit pas produite.

– Oui, j’avoue avoir biaisé ma présentation avec l’espoir que tu aurais cette réaction. Ta remarque contient la réponse à ton interrogation. En fait, la civilisation ne s’est pas effondrée. Malgré la succession de catastrophes naturelles, malgré les pénuries de toutes sortes, en dépit des coupures d’électricité, l’ébauche de ce qui allait devenir le Réseau s’est maintenue tant bien que mal.

– On appelait ça Internet, le « Réseau des réseaux » ou encore « Les autoroutes de l’information ». Toutes sortes d’appellations pompeuses. Mais si je compare à ce qu’est ce Réseau aujourd’hui, Internet me fait penser à un bête poste à galène.

– Je ne sais pas ce qu’est un « postagalaine », mais même si cela paraissait ridicule à ton époque, c’était sans doute quelque chose de fantastique pour les gens de l’époque où cela a été inventé. Tu ne crois pas?

– Heu.. Si, si! Mais je t’ai fait dévier du sujet. Excuse-moi!

– De rien. Je disais donc que le protoréseau a permis de maintenir le contact entre les différentes régions de la Terre, tant au niveau des gouvernements que des populations, permettant à une portion suffisante des populations d’échapper à la peur de l’autre. Le pire a pu être évité. Les armées ne se sont pas lancé leurs bombes atomiques à la figure et, malgré les privations, les mouvements de solidarité de tout genre ont évité que les frustrations populaires ne dégénèrent en haine.

– Il n’y a rien de nouveau dans tout cela. Les relations diplomatiques ont depuis des siècles oeuvré à éviter ou limiter les conflits et les organisations humanitaires n’ont pas attendu Internet pour agir efficacement.

– Bien sûr. Mais combien de guerres se sont déclenchées en raison de l’incompréhension mutuelle? Combien de catastrophes se sont produites dans l’ignorance générale? Ce qui compte, c’est que l’information passe. La générosité et la compassion humaines n’ont pas changé tout au long de l’histoire. La cruauté, non plus, je dois l’admettre. Mais le pouvoir des premières est directement proportionnel au degré d’information et de connaissance des gens, alors que le pouvoir de la dernière y est inversement proportionnel.

– Permet moi de rester sceptique. Je crains que la réalité ne soit un peu plus complexe. Je te donne un seul exemple: de mon temps, les Etats-Unis d’Amérique étaient le pays qui disposait du plus dense réseau d’information de la planète. Cela ne l’empêchait pas de maintenir la peine de mort et de considérer comme normal de se promener dans la rue avec une arme chargée. Ils décourageaient aussi la contraception, puis rejetaient les filles-mères, allant souvent jusqu’à leur arracher leurs bébés sous prétexte qu’elles n’étaient pas capables de s’en occuper.

– Je parlais de tendances générales. Il est évident que la réalité est plus… turbulente. Comme je le disais avant, l’important est que l’information passe. Elle doit pouvoir circuler librement, sans contrainte d’aucune sorte. Est-ce que je t’apprends quelque chose en te révélant que, malgré le dogme de liberté absolue en vigueur dans le pays dont tu me parles, de nombreuses forces plus ou moins occultes s’évertuaient à contrôler les sources d’information afin de maintenir la population dans l’ignorance au profit de leurs intérêts propres?

– Non, bien sûr. Mais on ne peut quand même pas laisser passer n’importe quoi. Vous n’êtes peut-être plus sensibilisés aujourd’hui à ces problèmes, mais est-ce que l’on pouvait laisser proliférer sur Internet des sites de pédophilie ou d’associations qui militent ouvertement pour la haine raciale?

– Certes non! Mais ce n’est pas en fermant le robinet de la cuisine que l’on empêche une rivière de déborder. Les pédophiles ne pouvaient agir qu’en secret. Ce vice n’a été maîtrisé que depuis que ces gens ne sont plus en mesure de se cacher pour perpétrer leurs méfaits. Il a complètement disparu de nos jours, grâce au travail permanent des mentors. Quant aux incitations à la haine, comment se fait-il que les incitations à la fraternité, à la coopération et à la compréhension mutuelle ne marginalisaient pas ces sites redoutés? Le secret et la censure ont de tout temps été les meilleures armes des tyrans. Je te le répète, l’important est que l’information passe. Toute l’information. Tant les données brutes que leurs diverses interprétations doivent être accessibles par tous et en toutes circonstances. L’idée n’était pas nouvelle, mais totalement utopique avant l’émergence de ce que tu appelles l’Internet. C’est l’application de ce principe au travers de cette nouvelle infrastructure qui a donné naissance au Réseau. Un nouveau système de gouvernance était en gestation en son sein. Lorsque l’ancien a été balayé par ses propres excès, l’anarchie qui s’est installée n’était pas synonyme de chaos, mais d’un ordre nouveau s’appuyant sur les moyens de communication quasi illimités offerts par le Réseau: l’Acratie.

– Brrr. Cette expression « Ordre Nouveau » me fait froid dans le dos. Pour mes contemporains, elle est associée aux pires moments du 20ème siècle.

– Alors, donnes-y un autre nom. Cela n’a rien avoir avec les fascismes de ton époque. Par contre, on pourrait assez bien le comparer à l’utopie anarchiste. Une société sans gouvernements, sans lois au sens où l’entendaient tes contemporains. Lorsque se pose un problème, les gens concernés, ainsi que tous ceux qui y portent de l’intérêt, s’associent pour former un noeud dans le but de chercher une solution. Et cela ne s’applique pas qu’aux problèmes, bien entendu. Toutes les activités humaines sont concernées, qu’il s’agisse de construire un vaisseau interstellaire comme Rama ou plus simplement de faire et d’élever des enfants.

– Ouais, Floanne m’en avait déjà parlé l’autre jour. Mais j’ai toujours de la peine à y croire. Il est tellement facile pour un type un peu magouilleur de manipuler les gens à des fins personnelles.

– A ton époque peut-être, mais n’oublie pas qu’aujourd’hui, il n’est pratiquement plus possible de cacher quoi que ce soit. Faire preuve d’égoïsme n’est plus dans l’intérêt de personne. Cela te choque-t-il que quelqu’un envisage de tourner une situation à son avantage, puis, après réflexion, décide malgré tout d’agir dans l’intérêt commun?

Là, je suis piégé.

– Heu, oui, bien sûr! …Enfin, je veux dire… plutôt… non, pas vraiment. En fait, non! Evidemment!

– Tu ne m’as pas l’air très sûr de toi.

– Ha, c’est que tu as touché un point sensible. Je dois admettre qu’à mon époque, on devait tous lutter pour sortir son épingle du jeu. On admirait et enviait ceux qui s’en sortaient le mieux, quitte à écraser des plus faibles. Mais on les traitait immédiatement de salauds si, par malheur, c’était à nous qu’ils s’en prenaient.

Mongo ne répond pas. Je reprends la parole.

– Mais cela m’amène à une autre réflexion: si je peux admettre qu’un adulte se plie assez facilement à ce système de règles morales, parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, comment la société réagit-elle face à un adolescent en révolte?

– Pas si différemment qu’à ton époque. Dans la plupart des cas, on s’adapte et on aide de son mieux l’adolescent à franchir ce cap difficile, à lui faire découvrir ce qu’il est et ce qu’est le monde dans lequel il vit. Les cas de mal-être conduisant à un comportement violent ou au suicide sont très exceptionnels. Les conditions sociales ou pathologiques qui pourraient y conduire sont détectées dès la plus tendre enfance. Lorsqu’un tel cas se présente, il se forme un noeud de soutien à cet enfant afin de rééquilibrer ses conditions de vie. Bien sûr, il peut toujours y avoir des exceptions, et dans ce cas, j’imagine que d’autres mesures plus appropriées sont prises. Mais je ne saurais t’en dire plus. Tzing Tu pourrait bien mieux te répondre. N’hésite pas à lui en parler.

– J’ai encore une question concernant ce reportage: il est fait mention d’une certaine « crise des archives ». Nielle y a aussi fait allusion l’autre soir. De quoi s’agit-il?

– La Crise des Archives. Probablement la plus grande débâcle technologique de tous les temps. Tous les résultats de près d’une gigaseconde de recherches scientifiques anéantis sous des tonnes de glace. L’essentiel des archives des principaux médias a également été détruit au cours de cette catastrophe. Je me suis souvent demandé ce que serait devenu le monde si cela ne s’était pas produit.

– Heu, tu pourrais être un peu plus précis, me donner quelques détails? Parce que, là, tu vois, je ne comprends pas grand-chose.

– Tu as raison. Commençons pas le début. De 43 à 46 après l’Eclosion, 2013-2016 selon le calendrier de l’époque, un certain Bill Gates était président de ce pays que vous appeliez « Etats-Unis d’Amérique ».

– Quoi? Billou président? C’est vraiment à désespérer de l’Amérique.

– Passons. Durant sa présidence, le Congrès à voté une loi attribuant un monopole du stockage de l’information à une société dont il détenait le contrôle: Microprog, Microlog, ou quelque chose comme ça.

– Microsoft!

– Oui, c’est cela, Microsoft.

– Mais pourquoi un tel monopole?

– Soi-disant pour protéger les droits d’auteur. Je ne saurais t’en dire beaucoup plus, c’est un concept qui m’échappe un peu.

– Le droit d’auteur, c’était une partie du prix de vente d’un livre, d’un disque ou de n’importe quelle oeuvre de l’esprit. Cet argent devait en principe être remis aux auteurs, afin de leur permettre de vivre de leur travail et d’encourager la création de nouvelles oeuvres. Mais ce concept généreux a été perverti. On a inventé la propriété intellectuelle qui consiste à faire du droit d’auteur une marchandise comme une autre. Des entreprises avaient comme unique activité de racheter des droits et d’en empocher les bénéfices. Particulièrement en Amérique du Nord, il était très difficile en tant qu’écrivain ou musicien de se faire éditer sans devoir céder tout ou partie de ses droits d’auteur aux grandes sociétés d’édition.

– Ah ouais… D’accord. Cela explique pas mal de choses. Merci Bernard! Tu viens de combler une lacune qui mettait mal à l’aise de nombreux historiens contemporains, dont moi-même. Tout ce qui est lié au concept de propriété est très difficile à saisir de nos jours.

– Pourtant, c’est le job de l’historien de conserver ou de retrouver ces concepts et de les expliquer à ses contemporains, non? Mais je ne suis pas là pour critiquer. Parle-moi plutôt de ce qui s’est passé.

– Le but de ce monopole était de garantir que nul ne puisse échapper au paiement de ces droits.

Mongo marque un temps d’arrêt.

– Vraiment, il y a quelque chose qui m’échappe dans cette logique.

– Je ne sais pas si cela peut t’éclaircir, mais il faut noter que le droit d’auteur a été introduit pour protéger les écrivains contre les abus des éditeurs et des diffuseurs. Par la suite, il s’est progressivement transformé en taxe d’accès à la culture imposé aux lecteurs. En 1999, on parlait pas mal de livres électroniques qui permettraient d’éviter que les gens ne prêtent leurs livres ou les lisent plusieurs fois. Certains trouvaient injuste que les détenteurs de la propriété intellectuelle ne soient pas rétribués à chaque lecture.

– Tout cela, je le sais, Bernard. Mais je crains que cela ne m’aide pas vraiment à comprendre. Je continue. Tu pourras sans doute m’apporter quelques commentaires utiles. Je disais donc que cette société avait reçu le monopole de l’archivage. Un énorme entrepôt avait été creusé sous les glaces de l’Antarctique.

– Pourquoi l’Antarctique?

– Paraît-il pour échapper aux attentats terroristes. Je crois savoir que c’était une peur très répandue à ton époque, non?

– Ben, tu sais, en 1999, c’était surtout du bug de l’an 2000 que l’on avait peur. Et puis la guerre froide était terminée, le monde sortait de la crise économique, tout allait de mieux en mieux. Il y avait bien quelques conflits régionaux qui engendraient un certain terrorisme, mais on croyait, ou on nous faisait croire, qu’avec le temps, la globalisation et la « Nouvelle Economie », cela s’arrangerait.

– Ca ne s’est pas arrangé, mais on pourrait en parler un autre jour. Ce monopole mondial impliquait l’interdiction de conserver quoi que ce soit au-delà d’une certaine durée. Dans un premier temps, seules les données conservées dans les ordinateurs des entreprises, des particuliers et des collectivités publiques étaient concernées. Puis ce fut le tour des livres, de la musique et de la vidéo.

– Mais c’est complètement crétin. Je pourrais à la limite admettre que les Américains l’aient fait, mais je ne vois pas le reste du monde, particulièrement l’Europe, céder à une pareille connerie.

– Et pourtant. Ce que le monde comptait comme régimes autoritaires y a vu une opportunité de renforcer le contrôle sur sa population. L’Union Européenne a bien tenté de résister quelque temps, mais les pressions des milieux économiques ont été les plus fortes.

– Mais l’impossibilité de conserver des copies de l’information, la dépendance d’une seule source, c’est la porte ouverte à 1984, à Big Brother, à la manipulation de l’Histoire. C’est encore bien pire que la surveillance généralisée. On n’est tout de même pas allé jusqu’à brûler les livres sur la place publique, non?

– Je crains que si. On a des références à un livre qui aurait circulé sous le manteau, mais dont on ne garde malheureusement aucun exemplaire. Cet ouvrage intitulé « Fahrenheit 451 », dénonçait les agissements des pompiers de New York qui auraient brûlé tous les livres de la ville sur deux grand bûchés dressés au milieu d’un parc dans le sud de l’île de Manhattan. Les colonnes de fumée qui s’en échappaient formaient comme deux tours jumelles qui dépassaient les plus hauts immeubles de la cité. Le survol de la ville aurait même été interdit pour éviter que des avions ne soient pris dans les courants ascendants.

– J’y crois pas trop à cette histoire. Le livre « Fahrenheit 451 », je l’ai lu. Il a été publié en 1953, avant ma naissance, bien avant l’Eclosion.

– Toujours est-il qu’en quelques années, pour lire un livre ou écouter un morceau de musique il fallait payer le droit de le télécharger. Si on le conservait trop longtemps, il fallait payer à nouveau. Quelle époque bizarre!

– Je ne te le fais pas dire. C’est tout autant étrange pour moi que pour toi. Je craignais que l’on dérive vers quelque chose du genre, mais je n’y croyais pas vraiment.

– Heureusement, les gens n’ont pas accepté cet état de fait, ils ont caché des livres, des disques, des films, et toutes sortes d’oeuvres d’art. Paradoxalement, les entreprises qui insistaient le plus pour le respect de la propriété intellectuelle étaient également celles qui vendaient les supports informatiques vierges et elles n’ont jamais fait autant d’affaires que durant cette période.

– Business is business!

– J’ai déjà entendu cette expression, mais j’en ignore le sens.

– Ca veut dire que l’éthique et la cohérence n’ont rien à voir avec le commerce. Une seule chose compte: le profit. Et s’il faut se contredire, c’est sans importance, pourvu que ça rapporte.

– C’est absurde, mais c’est sans doute ce qui a permis de sauver l’essentiel. Le réchauffement global n’a pas fait qu’inonder les terres basses, il a également déstabilisé la calotte polaire antarctique. En 53, un léger tremblement de terre a provoqué l’effondrement de l’inlandsis, détruisant la totalité des informations stockées. La désorganisation qui en suivit fut désastreuse. Le monde n’avait pourtant pas besoin d’une nouvelle catastrophe. Les chercheurs avaient perdu les données de leurs travaux si laborieusement accumulées. Les entreprises avaient perdu leurs fichiers clients et leur comptabilité. Les banques ne savaient plus à qui elles avaient prêté de l’argent. Les marchés boursiers se sont arrêtés faute d’actions à échanger. Seuls s’en sont sorti les entreprises, les particuliers et les administrations qui, au mépris du droit, avaient conservé des archives personnelles.

– J’imagine qu’après un tel bordel, il n’a plus été question de centraliser l’information.

– Exactement! Quelques mois après la catastrophe, le Parlement Social Planétaire de Porto Alegre a proposé l’interdiction des banques de données centralisées. Tous les documents informatiques devraient être produits en plusieurs exemplaires et ceux-ci dispersés sur la planète. De plus, la notion de propriété intellectuelle a été abolie. Le droit d’auteur devrait être remplacé par un mécanisme qui restait à définir.

– Wow, c’est assez révolutionnaire comme proposition. Les lobbies économiques ont du faire grise mine, non?

– Ils ont effectivement tenté de s’y opposer, mais leur puissance avait été sérieusement entamée. La Chambre Mondiale du Commerce à Davos s’y est finalement ralliée en 55 . Ils n’avaient plus le choix, Internet était déjà en train de devenir le Réseau.

Voilà bientôt deux heures que Mongo a interrompu son cours d’histoire. La conversation a dévié sur des sujets politiques et philosophiques. J’essaie, pour l’instant sans succès, de comprendre comment peut fonctionner cette société au caractère caricaturalement utopique. Puis soudain, il change de ton.

– Bernard, il faut encore que j’aborde un sujet délicat: comment les gens de ton époque auraient-ils réagi s’ils avaient été confrontés à un cas similaire à cet inqualifiable comportement du gouvernement lunaire envers des citoyens libres du système solaire?

Aïe! Les sages d’une société parfaite en sont réduits à demander à un sauvage des temps passés comment résoudre un de leurs problèmes. Ils doivent être particulièrement confus. Que répondre?

– Je ne suis pas sûr que je puisse te donner une réponse satisfaisante. On pourrait assimiler ce qui s’est passé à une prise d’otages. Mais ce n’est pas vraiment cela, parce que les luniens n’ont pas l’intention de les utiliser comme une quelconque monnaie d’échange. Ils considèrent les singes comme de vulgaires animaux qui doivent être maintenus en cage. Ils n’envisagent simplement pas de les libérer. Tout au plus discutent-ils de la possibilité de reconstituer un secteur de forêt tropicale et de tenter de les y acclimater. Cela me fait assez penser à la déportation de populations considérées comme des sous-hommes: les Indiens d’Amérique, les juifs européens et autres tziganes. Ca ne me rend pas optimiste.

– Oui, je vois ce que tu veux dire. Mais alors, qu’est-ce qu’on pourrait faire?

– Ben, je sais pas. On pourrait peut-être les leur racheter. Je ne sais pas quelles sont les relations commerciales avec la Lune, ni si seulement la législation lunaire autorise le commerce des « animaux ». Mais cela pourrait créer un dangereux précédent. Si l’on n’y prend garde, on pourrait voir se développer une certaine forme de piraterie spatiale dans le but d’enlever des gens dans le but explicite, cette fois-ci, de réclamer une rançon. En tout cas, c’est le genre de dérive qui se produisait systématiquement à mon époque.

– Mais il n’y a pas moyen de les forcer à les libérer?

– A moins de déclencher une guerre contre la Lune, je ne vois pas. Et je n’ai pas besoin de te dire qu’il ne s’agit pas d’une bonne idée.

Mongo donne un coup de pied rageur dans un tas de feuilles mortes.

– Mais on ne pourrait pas, par exemple, prendre un grand vaisseau, le poser près du zoo, forcer le passage et libérer ces pauvres gens?

– Ca ne ferait qu’empirer la situation. Et puis, qui formerait le commando? Vous avez des soldats ou d’autres personnes formés pour ce genre d’activités? Je crois savoir que non. Et c’est tant mieux.

– Oui, mais toi qui viens d’une époque troublée, tu pourrais nous apprendre.

Je reste bouche bée pendant plusieurs secondes.

– Hein, tu… tu voudrais que je vous apprenne à faire la guerre? De toute façon, il n’en est pas question. Premièrement, parce que mon expérience dans ce domaine est fort heureusement quasi nulle. Deuxièmement, je suis pacifiste et ce que tu me demandes là est contraire à tous mes principes. Troisièmement, si vous vous engagez dans cette voie-là, c’est retour à la case départ, on oublie l’Acratie et bonjour la barbarie retrouvée. Oublie! Je te dis juste ça: oublie!

– Ben, c’était juste une idée en l’air, comme ça, pour savoir.

– Eh bien, maintenant, tu sais.

Je réfléchis un instant.

– Il y aurait bien un moyen… moins pire que les autres. Mais avec aussi quelques inconvénients. Et qui pourrait prendre du temps avant d’obtenir des effets.

– Oui? Laquelle? Je t’écoute.

– La propagande.

– C’est à dire?

– Il faudrait user de tous les moyens possibles pour convaincre l’opinion lunaire que les grands singes sont humains, faire changer la loi en ce sens et le problème ne se poserait plus. Bien sûr, cela peut prendre des années.

– Et puis, cela ne se fait pas d’influencer l’opinion des gens.

– Non, tu as raison, cela ne se fait pas.

Là, pour la première fois depuis que je suis dans cette époque, j’ai l’impression d’avoir affaire à un crétin.

C’est à cet instant que quelqu’un pose ses mains sur mes yeux.

– Coucou!

Nielle est venue nous rejoindre.

Mongo prétexte de l’heure qui avance pour nous laisser profiter l’un de l’autre.

– Bon! Les enfants, je vais vous laisser. Les kilosecondes s’accumulent et je voudrais être de retour chez moi avant la nuit.

Je me propose de le raccompagner.

– Mongo, tu ne veux pas que l’on te ramène?

– A quoi bon? De toute manière, je devrai pédaler. Tu ne voudrais tout de même pas me porter sur tes épaules, non? Et puis. malgré mon grand âge, je suis encore capable de me déplacer par moi-même. Il me suffit de ne pas m’attarder, c’est tout. A bientôt, et soyez heureux.

– Ha! Mongo, j’ai encore juste une dernière question: Est-ce que l’on sait quelle source d’énergie a bien pu faire fonctionner mon sarcophage pendant tous ces siècles? Il n’est tout de même pas resté constamment branché sur le secteur, non?

– Non, il était parfaitement autonome. Il était alimenté par une simple pile thermodynamique, quoique d’un modèle assez sophistiqué pour ton époque.

– Une pile thermodynamique, c’est quoi, ça?

C’est Nielle qui me répond:

– Tu l’apprendras sur le Réseau. Demain, je te montrerai comment faire. Ce sera un excellent exercice. Mais pour l’instant, oublie tout ça et profitons de cette merveilleuse fin de journée.

Mongo parti, nous nous enfonçons dans le bois. Nielle et moi, seuls dans la Nature. A nouveau, j’ai l’impression d’être sur Terre, en 1999, dans une vraie forêt.

– C’est merveilleux! Cette forêt est plus vraie que nature. J’en reviens pas. Comment a-t-on pu fabriquer tout ça?

– Le plus difficile a sans doute été de produire l’humus de départ avec toute sa flore et sa faune microbienne. Une fois déposé sur les « parois » intérieures de Rama, il a suffi d’y semer quelques graines et de l’arroser. La Vie a fait le reste.

– A t’entendre, on dirait qu’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Mais moi, je ne peux m’empêcher de penser qu’il a fallu avoir recours à de la magie. C’est simplement trop gigantesque. La grande pyramide de Chéops tiendrait au sommet de cette petite île et tout Rama est au moins un million de fois plus grand. C’est… c’est…

Mes jambes flageolent, ne parviennent plus à me soutenir. Par prudence, je m’appuie contre un tronc. Le vertige me submerge, je me laisse glisser au pied de l’arbre. Nielle s’inquiète:

– Bernard, qu’est-ce qui t’arrive? Tu vas bien?

– Pas vraiment. Tout tourne. Je… j’ai eu comme un flash. Je crois que je viens seulement maintenant de réaliser l’immensité de ce monde artificiel. Et ça me fait peur. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait peur.

Elle vient se blottir contre moi.

– Ne crains rien, je suis là. Avec moi, il ne pourra rien t’arriver!

Nous restons là, durant de longues minutes, silencieux.

– Bernard?

– Oui?

– Je ne sais pas si le moment est bien choisi, mais j’aimerais te poser une question.

– Heu, oui, bien sûr. Vas-y! Je t’écoute.

Elle hésite une seconde.

– Voilà: si un jour Rama quittait le système solaire, est-ce que tu serais du voyage?

– Ben, heu, je sais pas. Quitter le système solaire, c’est bien joli, mais pour aller où? Et puis, une chose qui est sûre, c’est que, si tu n’y vas pas, je n’irai pas non plus. Mais pourquoi cette question?

– Tu sais, depuis que ces gens sont séquestrés sur la Lune, certains pensent que le système solaire risque de sombrer dans le chaos. Ils disent que, le seul moyen de sauver la Civilisation, c’est de partir loin de la Terre et de construire une société plus juste autour d’un autre soleil.

– A ta place, je ne m’inquiéterais pas trop. Tu sais, ce genre de prophètes de malheur, il y en a toujours eu. Des millions de gens ont fui une Europe intolérante et décadente pour aller construire un monde meilleur dans les Amériques. Demande aux rares survivants des populations indigènes ce qu’ils en pensent! Et à mon époque, il y avait des gens qui se sont réfugiés dans des bunkers souterrains pour survivre à une guerre atomique imminente. Ils y étaient déjà depuis plus de vingt ans quand je suis parti. Peut-être que leurs descendants y sont toujours blottis et hésitent encore à retourner dans un monde en proie au démon.

– Il y avait aussi ceux qui avaient peur de l’an 2000, n’est-ce pas?

– Ha non! Ca, ça n’a rien à voir. Ouais, bien sûr, il y a eu des gens qui croyaient que ce serait la fin du monde. Mais moi, je n’y croyais pas trop. Si j’ai demandé à me faire congeler quelques mois, c’était par pure lâcheté: je n’étais simplement pas prêt à assumer les conneries faites par les programmeurs et leurs managers pendant les décennies précédentes.

Elle me répond avec un large sourire.

– Mais oui, je te crois.

Le silence s’installe pour un temps.

– Nielle, je te retourne ta question: si Rama devait s’en aller, que ferais-tu, toi? Tu partirais avec?

Elle hésite à me répondre.

– Je crois bien que oui. J’ai toujours espéré le départ, quelle qu’en soit la motivation. Tu viendras avec moi, n’est-ce pas?

Je ne lui réponds pas. C’est vrai que, moi aussi, j’ai toujours rêvé de voyages dans l’espace, d’aller voir comment c’était sous d’autres soleils. Mais là, je ne sais plus. Je crois que je me contenterais tout simplement de retourner chez moi, quitte à reprendre ce boulot à la con de débogage de l’an 2000.

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