3 – Métro, bistro, dodo

Ixycs Igrek m’a dit qu’il m’attendrait à l’arrivée. Il doit se trouver dans cette foule bigarrée qui patiemment accueille les passagers. Certains brandissent des pancartes portant le nom soit d’un passager, soit celui du futur lieu de résidence. À y regarder de plus près, ces pancartes ne sont pas en carton comme au temps jadis, mais sont des projections holographiques semblables à celles des consoles du Réseau. Certaines sont animées, le texte tournant au-dessus de la tête de son porteur, donnant l’illusion d’une auréole. En fait, il n’y a rien de vraiment nouveau. Je suis persuadé d’avoir déjà vu ce genre de gadgets dans un film de science-fiction.
Ah ! Cette pancarte-là est pour moi. Au-dessous de mon nom clignote le texte « Bienvenue à Ti-Rama » entouré d’étoiles scintillantes. Le porteur de la pancarte est bien l’homme qui m’a invité ici.
Je suis toujours angoissé face aux rituels de salutations. Déjà au 20e siècle, j’étais mal à l’aise en cas d’embrassade avec des inconnus. Non, pas seulement avec des inconnus. À cela s’ajoutent des rites nouveaux qui me sont totalement inconnus. C’est con, mais rien qu’à cause de cette crainte irrationnelle, j’ai envie de tourner les talons, de retourner dans le planeur qui m’a amené ici, de m’enfuir n’importe où, loin, très loin.
Heureusement, je sais que je n’en ferai rien. Malgré son intensité, je ferai face à mon angoisse. Est-ce du courage ou de la lâcheté ? J’en sais rien, cette question n’a probablement pas de sens.
Ixycs me tend la main droite, comme on le faisait chez moi. Cette pratique aurait-elle subsisté sur cette île, voire sur toute la planète, ou fait-il un effort dans ma direction pour faciliter mon adaptation ? Sa poignée de main franche et vigoureuse me laisse à penser qu’il s’agit d’une coutume encore largement pratiquée.
– Bonjour Bernard, bienvenue à La Fournaise !
– Bonjour Ixycs ! Merci pour cette invitation. J’espère que je saurai vous être utile et que je ne serai pas une charge supplémentaire pour le noeud.
– Pourquoi serais-tu une charge ? Tu ne devrais pas avoir une opinion négative à ton propre égard.
– Oh, c’est juste que je me connais trop bien. Ça fait plus de 40 ans que je me côtoie tous les jours, alors je commence à reconnaître mes faiblesses et mes défauts.
– Et tes qualités ? Ne me dis pas que tu n’en as pas.
Je ne réponds pas. J’ai toujours considéré que ce n’était pas à moi de mettre mes qualités en avant. Bon, d’accord, je ne devrais pas insister sur mes défauts non plus.
Ixycs reprend la parole.
– Que dirais-tu d’aller manger quelque part ? Nous pourrons aborder les grandes lignes du projet ainsi que quelques suggestions concernant tes loisirs. J’espère que tu as faim ?
– Heu oui. Je crois que l’on avait servi un repas dans le planeur, mais je l’ai loupé, car je m’étais assoupi.
– Bon, occupons-nous d’abord de ton bagage, puis nous irons sur le rivage. Il s’y trouve un restaurant traditionnel.
Il me conduit vers un guichet où de nombreux passagers déposent simplement leurs bagages sur un tapis roulant avant de s’en aller. J’observe la scène sans comprendre. S’il s’agissait d’une consigne, je devrais recevoir un ticket qui me permettra de le récupérer plus tard.
– He bien, qu’attends-tu pour déposer ton bagage ? Il sera acheminé directement vers ta résidence. Tu le retrouveras sur place.
– Mais, je ne sais même pas moi-même où…
Je m’interromps. Quand donc comprendrai-je que l’infrastructure qui nous entoure est dotée d’une intelligence artificielle en mesure de déduire certaines de nos intentions par la simple observation de notre comportement et des informations nous concernant stockées dans le Réseau ? Le système sait que le bagage que je dépose doit être acheminé vers le lieu de villégiature qui m’a été assigné, même si moi j’ignore encore où il est situé.
Puis Ixycs m’entraîne vers ce qui semble être une gare ou une station de métro. Il me désigne une photo satellite de l’île collée contre un mur. Sur la photo sont tracées des lignes de couleur le long desquelles semblent se déplacer des points brillants.
– C’est le réseau des grandes lignes. Chaque ligne est composée de quatre tubes. Deux pour les trains directs à grande vitesse. Les trains se déplacent dans un vide partiel. Les deux autres tubes, sous pression normale, sont réservés au trafic régional à moindre vitesse.
– En Suisse, dans les années 80, il y avait un projet similaire qui s’appelait le SwissMetro.
– Ha ? Et il a été réalisé ?
– Ben, j’en sais rien. En 1999, il dormait encore au fond d’un tiroir. En tout cas, il semble avoir suscité d’autres projets qui auront été réalisés, comme ici. Ce concept était sans doute trop en avance sur son temps.
– Le trafic local est assuré par une multitude de petites lignes qui ne sont pas représentées sur ce plan. On va emprunter l’une d’elles pour rejoindre le restaurant dont je t’ai parlé.
Il n’y a pas de rails. Les trains se déplacent dans des tunnels cylindriques. Au niveau des stations, seule la partie inférieure du tube est présente, formant une sorte de cuvette arrondie. Son revêtement ressemble à un miroir dans lequel se reflètent les détails du plafond déformés par la courbure de la surface.
– Wow ! C’est cool ! Mais ça doit être particulièrement glissant. Si quelqu’un tombe sur la voie, il ne doit pas parvenir à ressortir sans aide.
– Aucun risque ! Tu n’as qu’à essayer de t’approcher de la voie. Tu constateras par toi-même qu’il n’est pas possible d’y tomber.
Puisqu’il le dit. Piqué par la curiosité, j’avance prudemment vers le bord du quai, un bras tendu en avant. À environ 50 cm du bord, ma main entre en contact avec un violent courant d’air. Je recule ma main de quelques centimètres. Le courant n’est plus perceptible, l’air est parfaitement immobile. Je tends à nouveau ma main en avant, le souffle reprend immédiatement. Je tente de l’enfoncer plus profondément dans le courant d’air, en vain. La pression augmente à mesure que j’avance. Très rapidement, je ne parviens plus à lutter contre le courant d’air. Une sensation de froid intense me décide à abandonner l’expérience.
– C’est quoi ce truc ? Un champ de force ?
Ixycs m’observe en souriant :
– Des microturbulences. Cette technologie à beaucoup d’applications, dont certaines sont étonnantes.
– Ha ! D’accord ! J’ai déjà vu ces micros trucs machins à l’oeuvre dans Rama, mais je ne parviens toujours pas à admettre que ça puisse fonctionner. Pour moi, c’est de la magie.
Par jeu, je plonge à nouveau ma main dans ce mur souple et invisible. Soudain, un train émerge du tunnel et, sans un bruit, vient se ranger le long du quai, frôlant le plat de ma main à moins de deux centimètres, sans produire la moindre perturbation dans le courant d’air.
Le train à peine arrêté, une porte coulissante s’ouvre devant moi. Le mur se dissipe brusquement, laissant ma main terminer son mouvement vers l’avant et s’écraser sur la poitrine d’une jeune femme qui s’apprête à sortir de la rame.
– Oops, pardon !
Je n’avais plus ressenti un tel sentiment de gêne et de honte depuis de très nombreuses années. Je tente de bafouiller quelques vaines excuses sous le regard courroucé de la jeune femme. Elle s’éloigne en prononçant des injures dans une langue qui m’est inconnue, mais qui doivent être l’équivalent de connard, crétin, ou obsédé.
Ixycs me pousse à l’intérieur du véhicule.
– Viens, il n’est pas nécessaire de rester ici. De toute manière, il est évident que tu ne l’as pas fait exprès. Alors, n’y pensons plus.
Mis à part l’absence totale de bruit et de vibrations, rien ne différencie ce train de n’importe quelle rame de métro. Ah si ! Il n’y a pas trace de graffitis ni d’un quelconque vandalisme, veillance oblige. Il y a relativement peu de sièges, mais en revanche de nombreux appuie-dos rembourrés. Les accélérations et décélérations sont à peine perceptibles. Les stations succèdent aux stations. Dans les tunnels, il n’y a rien d’autre à voir que les reflets des passagers déformés sur les parois réfléchissantes du tube.
– Voilà ! Nous sortons à la prochaine.
Machinalement, je cherche le nom de la station. Celui-ci flotte à deux mètres du sol au milieu du quai entre les deux voies : « Huilet Sintesuane ». Une partie du sol est vitrifiée. À travers la couche transparence, on aperçoit un fragment de mosaïque en céramique bleue et blanche. On peut y lire, écrit en français, en grand « Sainte-Suzanne » et, aussi en plus petit : « Voie 1 : Direction St-Benoit » et « Voie 2 : Direction St-Denis ». Revoir du texte dans ma langue maternelle ravive en moi la douleur d’une blessure mal cicatrisée.
– Ce sont des vestiges datant de la seconde moitié du premier siècle après l’éclosion. La « Restitution » n’a pas laissé beaucoup de témoins du passé pour les générations suivantes.
– La « Restitution », c’est quoi ça ?
– Aujourd’hui, on parlerait plutôt de « désurbanisation ». Mais au début du second siècle, lorsque l’économie de marché s’est effondrée, des mouvements religieux extrémistes ont entrepris de raser toutes les usines ou autres infrastructures symboliques de l’ancien régime pour rendre à la nature les surfaces ainsi libérées.
– D’après ce que j’ai vu depuis le planeur, ils ont fait du bon boulot.
– Détrompe-toi ! Même si l’idée de départ était bonne, ces fanatiques ont tout saccagé sans prendre la moindre précaution. La pollution des sols par les produits toxiques présents sur les terrains à restituer était encore pire que celle d’avant. Il a fallu près de deux siècles pour en venir à bout. Mais tu as raison concernant le résultat final, les Fournaisiens sont très fiers d’être parvenus à une désurbanisation sans la création de ces grosses verrues grises qui ont remplacé les villes tentaculaires d’avant l’Éclosion.
Je ne sais pas ce que couvre exactement le terme désurbanisation, car le dédale de couloirs que nous parcourons actuellement me semble toujours très urbain. Il s’agit d’un urbanisme souterrain certes, mais d’un urbanisme tout de même bien vivant.
Ixycs me fait entrer dans un ascenseur qui semble n’avoir aucune paroi. Il s’avère qu’elles sont constituées par un dispositif à base de microturbulences, similaire à celui qui protège les voies du métro. L’ascenseur démarre et, au bout d’une dizaine de secondes, émerge à la surface, au centre d’une clairière dans une forêt de filaos. Je suis immédiatement accablé par la chaleur étouffante d’une atmosphère saturée d’humidité. Au travers des arbres, sur notre gauche, provient un grondement, celui de vagues s’écrasant sur le rivage. Seul un disque métallique sous nos pieds laisse penser que nous nous trouvons au-dessus d’une ville souterraine et non pas sur une île déserte.
Répondant à ma surprise, Ixycs me désigne un sentier qui s’enfonce dans la forêt :
– Le restaurant se trouve au bout de ce chemin. Nous y serons dans cinq minutes.
En effet, après quelques minutes de marche, le sentier débouche sur une plage recouverte d’un sable volcanique très grossier. De grosses vagues s’écrasent violemment sur le rivage. Je ne prendrais pas le risque de me baigner ici. Entre la plage et la forêt se dresse un dôme gris semi-transparent d’une trentaine de mètres de diamètre et de cinq ou six mètres de hauteur. À l’intérieur, on devine des tables et ce qui doit être un buffet. Il s’agit effectivement d’un restaurant, mais je ne le trouve pas si traditionnel que cela. En approchant, l’étrangeté de l’édifice ne fait qu’augmenter : le dôme ne semble pas matériel. C’est comme s’il y avait une grosse goutte d’air sombre posée sur le sol.
Envahi une fois de plus par une peur irrationnelle face aux réalisations d’une technologie qui me dépasse, je laisse insensiblement Ixycs me devancer. Je ne vois ni porte, ni indice d’un quelconque accès. Le sentier se termine simplement au pied du dôme. Lui doit savoir comment on procède pour entrer, je vais lui laisser l’initiative.
De tout près, le dôme semble avoir disparu. Il y a simplement devant nous une vaste terrasse ombragée, sans qu’il soit possible de discerner l’écran qui projette l’ombre en question.
Ixycs s’immobilise et me fait signe de le précéder.
– Bernard : à toi l’honneur !
Aïe ! Je suis piégé. Je n’ai d’autre choix que de surmonter mon anxiété et de m’avancer vers la zone d’ombre. Quelle impression bizarre : en pénétrant, là où ma peau est en contact avec l’interface, je ressens quelque chose entre un picotement et une caresse. Peut-être est-ce dû à la nature de l’interface ou simplement un effet du fort gradient de température, car l’air à l’intérieur est bien plus froid.
Une fois à l’intérieur, je me tourne vers Ixycs et l’interroge :
– microturbulences ?
– Oui, je t’avais dit que certaines applications sont surprenantes.
– Ce qui est encore plus surprenant, c’est l’isolation phonique. On n’entend plus du tout le bruit de la mer. Sa disparition brutale à l’instant où mes oreilles ont franchi la limite m’a fait sursauter.
Un serveur orang-outang s’approche. D’une série de cris et de grognements traduits par la voix synthétique de son mentor, il nous propose une table avec vue sur la mer.
– C’est notre meilleure table. Tu verras, la plage n’a pas dû changer beaucoup en cinq siècles.
Je le crois sur parole, quoique la fonte des glaces ayant entraîné une élévation du niveau de la mer de plusieurs mètres, le rivage ne soit probablement plus là où il se trouvait à l’Éclosion.
Le serveur désigne le disque doré incrusté au centre de la table.
– Si le buffet ne vous tente pas, nous avons un grand choix de mets à la carte. Il faudra toutefois compter sur environ cinq minutes pour la préparation.
Je vais commencer par consulter la carte. Je passe ma main sur le disque doré. Il s’agit bien d’une console d’accès au Réseau. L’image qui apparaît est celle d’un nasique, un de ces singes affublés d’un appendice nasal surdimensionné. Il porte sur la tête une coiffe traditionnelle de cuisinier. C’est du plus haut comique, j’éclate de rire.
– Ha ! T’as vu la tronche ?
Je prends rapidement conscience qu’une fois de plus je risque de choquer mon entourage. Je me calme instantanément.
– Heu… Pardon. Je ne voulais pas me moquer de lui. C’est vraiment le cuisinier ?
Ixycs me répond avec un large sourire :
– Ne t’inquiète pas : il ne s’agit que d’un avatar virtuel. Les nasiques ne font pas partie des espèces dites humaines et ils mènent tranquillement leur vie dans les forêts de Bornéo. Leur image est utilisée par certains restaurants pour affirmer la qualité olfactive des mets proposés.
Le nasique virtuel semble s’adresser à moi :
– Cher client, je sens bien que tu n’es pas quelqu’un qui se contente de n’importe quel brouet pour calmer son estomac.
Il marque une brève pause en donnant l’impression de se concentrer.
– Tu ne feras pas l’impasse sur une entrée, j’en suis persuadé. Regarde ces crudités ! Cette terrine de foie gras, n’est-elle pas attirante ? Et ces crevettes, qui ont été décortiquées avec tant d’amour, comment pourrais-tu les ignorer ? Regarde ! Regarde ! Regarde !
Des plats virtuels défilent lentement autour de son image, tous plus appétissants les uns que les autres. Voyant que je ne parviens pas à me décider, le nasique reprend la parole.
– Pas facile, hein, de se décider quand il y a autant de choix ? Nous y reviendrons. Mais laisse-moi pour l’instant te présenter nos plats principaux. Es-tu attiré par une viande ou par un poisson ? À moins que tu ne sois végétarien ? Et nos caris sont les meilleurs de l’île.
– Cari ? C’est quoi ça ?
– Oh ! Je ne puis concevoir qu’un gourmet comme toi ignore ce qu’est un cari. Mais un cari, c’est l’essence même de toute la subtilité culinaire de La Fournaise. On vient de tout le système solaire pour déguster ce régal que l’univers entier nous envie. On raconte même que durant les temps barbares, pour protéger l’authenticité de ce sommet de la gastronomie contre les contrefaçons grossières, on menaçait de la peine de mort toute personne qui aurait tenté d’exporter la recette du cari !
– Wow ! Ce doit véritablement être un régal. Pardonneras-tu encore une fois mon ignorance, mais de quoi est composé ce met ?
Des plats se mettent à défiler autour du nasique. À première vue, le fameux cari est constitué d’une sorte de ragout accompagné de riz ou de pommes de terres. Il y en a une variété impressionnante, à base de viande, de poisson, de morceaux de saucisse, etc. Il y en a tant qui défile que je ne parviens pas à les dénombrer. Je ne sais pas, mais il doit y en avoir une centaine.
– Et si, par malheur, tu ne trouvais pas dans cet assortiment ton cari préféré, n’hésite pas à nous en spécifier les ingrédients et nous nous efforcerons de te l’apprêter.
– Nul doute qu’un jour, je dégusterai un de vos caris, mais aujourd’hui, je crois que je vais me laisser tenter par un morceau de viande bien rouge.
– Hé bien ! Tu ne pouvais choisir un meilleur établissement. Nous pouvons te proposer le plus grand choix de mets carnés de tout l’Océan Indien. Regarde ! Côtes de porc, d’agneau ou de veau, entrecôte de cheval ou de boeuf, tournedos ou pavé de rhinocéros, il y a tout ce que tu peux désirer. Serais-tu tenté par un T-Bone steak d’éléphant ? Dans ce cas, il te faudrait un sérieux appétit ou convier d’autres personnes à partager ton repas. Ou alors par un faux-filet de baleine ?
– Quoi ? On chasse encore la baleine ?
– Évidemment non ! Toutes nos viandes sont garanties en provenance de synthétiseurs locaux. Un établissement comme le nôtre ne pourrait s’abaisser à de telles pratiques.
– Je n’en doute pas. Pardonne-moi pour ce réflexe dû à mon immersion prolongée dans les temps barbares.
– Ce n’est rien. As-tu fait ton choix ?
– Oui ! Je vais craquer pour un filet de gazelle sauce chasseur, sur son lit de légumes. Et aussi une petite salade mêlée pour commencer.
Le nasique semble satisfait par mon choix.
– Cuit à point, comme d’habitude. C’est noté. Et pour toi, Ixycs ? Quel est ton choix ?
– Je vais aller me servir au buffet. Merci.
– Je ne peux que te féliciter pour ce choix judicieux.

Tout en mangeant, Ixycs entre dans le vif du sujet.
– Tu dois te demander pourquoi c’est La Fournaise qui a été choisie pour accueillir l’équipage du Santa-Maria. Non ?
– Oui, entre autres.
– D’autres noeuds se sont constitués ailleurs sur la planète et même en dehors. Finalement, La Fournaise a été retenue en raison de la qualité du travail effectué par le Centre Culturel Spatial de La Fournaise situé à Pluton Sinterose.
– Il n’a pas eu de jalousie de la part des autres noeuds ?
– Oh, il y a bien sûr eu certaines déceptions, mais une fois le lieu choisi, les noeuds ont fusionné afin de mettre toutes les compétences au service du succès de l’opération. Certains de leurs membres nous rejoignent ici, d’autres restent chez eux, estimant être plus utiles là-bas qu’ici.
– Et ce noeud, il contient combien de membres ?
– En comptant tous ceux et celles qui participent à distance, nous sommes environ huit cents. À La Fournaise, nous sommes soixante-sept.
– Ça fait pas mal de monde. Un noeud de cette taille, ce doit être compliqué à faire fonctionner sans frictions entre ses membres, non ? Au fait, quel est ton rôle à toi ? Laisse-moi deviner : tu ne serais pas le chef, par hasard ?
– Le chef ? Chercherais-tu à me vexer ? Nous vivons en Acratie et nul ne peut accumuler suffisamment de pouvoir pour prétendre au statut de chef de quoi que ce soit.
– OK, tu n’es pas le chef. Mais ton rôle est tout de même important, non ?
Il ne me répond pas tout de suite. Son regard semble attiré vers le plafond… euh, vers le ciel. Il y a un grand oiseau avec une très longue queue qui tourne au-dessus de nous. Au loin, de gros nuages s’accumulent sur les flancs de la montagne.
– Tous les membres du groupe sont importants, toi aussi. Concernant mon rôle, on me reconnaît la qualité de déceler les compétences cachées des gens et de savoir motiver ceux-ci à les utiliser au mieux. C’est dans ce cadre que j’ai fortuitement découvert ta présence à notre époque.
– Ah ! Et mes soi-disant compétences, comment dois-je les utiliser ?
– Mais à ta convenance. Il me reste à te détailler les buts et le fonctionnement du noeud. Ensuite, il te reviendra de déterminer par toi-même le rôle que tu comptes jouer ou non en son sein. Bien sûr, tu pourras me contacter à n’importe quel moment si tu as besoin d’un conseil ou pour toute autre raison.
– Mais que se passerait-il si le rôle que je me donne entre en concurrence avec celui choisi par une autre personne ?
– La concurrence est évidemment néfaste. Il est de ta responsabilité d’éviter une telle situation. Dans le cas où cela se produirait, il te faudrait t’arranger avec la personne concernée pour rendre vos deux rôles complémentaires. Si l’une des parties montrait un comportement très peu conciliant, elle pourrait se voir rejetée par l’ensemble du noeud. Mais les gens raisonnables ne se laissent pas aller à de telles extrémités.
– À mon époque, on nous servait aussi ce discours plein de bonnes intentions. Dans la pratique, cela aboutissait souvent à la pagaille généralisée. Il fallait alors que quelqu’un décide et impose que ce soit comme ci ou comme ça et pas autrement.
– Parce que chacun poursuivait son petit objectif personnel et égoïste au lieu de se préoccuper du but commun. La veillance ne favorise pas les comportements égoïstes, il est désormais bien plus facile de faire fonctionner un noeud sans l’intervention d’un pouvoir arbitraire.
Cette discussion me rappelle les débats idéologiques entre gauchistes et tenants de l’économie de marché qui faisaient rage au 20e siècle. Elle ne mène à rien. Je ferais mieux d’accepter le monde qui m’entoure tel qu’il est et tenter de m’y adapter au mieux. De toute façon, je n’y resterai pas éternellement. Il est écrit qu’un jour je retournerai en 1999.
Au-dessus de nous, le paille-en-queue continue de tourner dans un ciel désormais complètement couvert. Tiens, on dirait qu’il cherche à se poser. Il courbe ses ailes pour ralentir tout en augmentant la portance au maximum et ramène ses pattes vers l’avant. Ça y est, il va se poser sur le sommet du dôme. Celui-ci semble pouvoir le porter. Mais au moment où l’oiseau replie ses ailes, il commence soudain à s’enfoncer. Par réflexe, il les redéploie et les bat furieusement dans l’espoir de s’arracher à cette chose inconnue qui cherche à l’engloutir. Après quelques longues secondes d’une lutte désespérée, il parvient à s’envoler et s’éloigne rapidement.
Ixycs n’a pas perdu une seconde du spectacle, mais, imperturbable, il reprend la conversation.
– Lorsque nous aurons terminé ce repas, je te conduirai à ton appartement. Il te plaira, j’en suis sûr. Tu pourras te reposer. Demain, je t’emmènerai à Pluton Sinterose, au Centre Culturel Spatial où je te présenterai les membres du noeud déjà présents sur place. Tu auras l’opportunité de t’entretenir avec ceux dont l’activité t’intéresse le plus.
– Ouais, mais bon : moi, je voudrais bien connaître dans les grandes lignes le déroulement des opérations. Je sais que j’aurais pu consulter le Réseau pour tout savoir, mais je préfère l’apprendre de la bouche d’une personne réelle.
Il avale une bouchée avant de me répondre :
– C’est exactement ce que je m’apprêtais à te décrire.
Ixycs avale encore une gorgée d’eau avant de poursuivre.
– Voilà ! En ce moment, un autre noeud s’active à la mise en orbite terrestre du Santa-Maria qui aura lieu samedi soir, soit dans cinq jours. Cette orbite sera modifiée durant les deux jours suivants afin d’amener le vaisseau dans les environs de la station intermédiaire de l’ascenseur. Un autre jour sera nécessaire pour extraire les caissons cryogéniques de l’équipage et les faire descendre sur Terre. Finalement, un jour supplémentaire permettra à un dirigeable spécialement affrété de les convoyer jusqu’à La Fournaise, directement à Pluton Sinterose. Le réveil de l’équipage se fera dans les jours qui suivent en fonction des conditions techniques que nous rencontrerons.
– Alors, je n’aurai pas grand-chose à faire dans la semaine qui vient.
– Cela dépendra uniquement de toi. Les préparatifs ne sont pas terminés et toutes les bonnes volontés seront les bienvenues. Mais si tu décides de faire un peu de tourisme et que tu ne rechignes pas à marcher, il y a de magnifiques balades à faire dans les cirques.
– Des cirques ? Cool ! Il y a aussi des clowns ?
Il me regarde d’un air dépité.
– Mais oui, Bernard ! Mais oui.
Puis il continue sans prêter plus aucune attention à ma boutade.
– C’est après le réveil que commencera le travail le plus délicat, c’est-à-dire l’adaptation psychologique des membres de l’équipage à un monde inconnu. Je reste convaincu que ton aide dans ce domaine nous sera précieuse.
– Si tu le dis.
– Mais bien sûr, dans cette phase, il n’est pratiquement pas possible de planifier quoi que ce soit. Il faudra improviser.
– Pas de problème. Moi, ça fait bientôt une année que j’improvise.
– Alors, c’est parfait. Bien, je crois qu’il est temps de te conduire chez toi.
C’est le propre des coïncidences, enfin de celles que l’on remarque : elles se produisent toujours à des instants particuliers. Au moment même où nous nous levons, le ciel se déchire et un déluge s’abat sur nous, ou plutôt sur le dôme de microturbulences qui nous isole du monde extérieur.
Dans le silence le plus total, même les clients ont interrompu leurs conversations, le dôme se couvre d’un manteau liquide. En quelques secondes, le paysage se trouble au point de ne plus paraître que comme de vagues tâches changeantes au gré des fluctuations d’épaisseur de la chape d’eau qui nous enveloppe.
Je crains que ce ne soit pas le moment idéal pour quitter le restaurant.
– À mon époque, on utilisait une sorte de corolle en toile déployée au bout d’une tige en bois ou en aluminium pour se protéger des intempéries. On appelait cela un parapluie. J’imagine qu’aujourd’hui, on doit avoir quelque chose de similaire utilisant les microturbulences, non ?
– Hélas, non. Il y a des limites physiques à la miniaturisation des générateurs de microturbulences qui empêchent un usage portatif, à moins que tu n’acceptes de porter un sac à dos pesant plusieurs dizaines de kilos. Nos parapluies ne sont pas très différents de ceux que tu connais, mais nous n’en aurons pas besoin. Le restaurant dispose d’un accès direct au métro. Notre arrivée par l’extérieur avait pour but de te donner un aperçu du climat local.
– Ah ! J’aime mieux ça. Au fait, mon… domicile, il est loin d’ici ?
– Nous n’avons pas pu te loger à Sinterose même, par manque de place. L’appartement que nous t’avons trouvé se trouve sous le flanc ouest de l’ancien volcan, avec vue sur le cirque de Maïfatte. Tu y gagneras au change. C’est de l’autre côté de l’île, mais en métro, on y sera en moins de vingt minutes. Nous ne sommes plus esclaves des élephantopus.
– Des éléphants quoi ?
– Élephantopus. Une vieille légende parle de tortues-monstres qui auraient capturé tous les Fournaisiens pour les contraindre à tourner en permanence autour de l’île sur leur dos.
– Il faudra que je retrouve cette légende sur le Réseau. Elle m’intrigue. Pour l’instant, allons chez moi, où que ce soit.

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