17 – La Terre, cette année là

Ce matin, je me sens franchement mieux qu’hier, sans doute les implantmédics y sont pour quelque chose. Hier soir, après ma crise de déprime dans la montée vers Platomao, j’ai effectué le reste du trajet dans un état second. Ensuite, j’ai pris le repas avec les autres sans vraiment être présent, mais lors un trek, il faut bien manger. Finalement, je suis allé me coucher non sans avoir vertement reproché à Jimini que l’on m’ait laissé toute une journée glisser vers la dépression sans m’apporter l’aide que j’étais légitimement en droit de recevoir.
Vadina est déjà levée. En tout cas, elle n’est pas dans le lit. Par contre, Bounda est là. Il dort profondément, étalé sur le dos dans un gros pouf, du genre de ces gros sacs plein de boules de polystyrène expansé qui étaient à la mode dans les années quatre-vingt. Ainsi, il n’a pas voulu passer la nuit à l’extérieur. Remarque que je le comprends : à cette altitude, il faudrait être complètement maso pour se les geler à vouloir dormir à la belle étoile quand il existe des petits lits douillets qui ne demandent pas mieux que de vous accueillir.
Je sors discrètement de la pièce pour éviter de le réveiller.
– Coucou !
Vadina est assise dans le petit salon qui fait partie de l’appartement que le gite nous a attribué pour la nuit. Elle tripote son petit PC holographique, tout en ayant à côté d’elle un disque doré surmonté de l’image du Santa-Maria orbitant autour d’une planète que l’on pourrait confondre avec Mars.
– Coucou aussi ! C’est une des planètes que vous avez trouvées là-haut ?
– Oui. Je profitais de ce que tu dormais encore pour revoir certains points de mon travail avec les autres membres de l’expédition. Mais ça peut attendre.
– Prends ton temps. Il faut d’abord que je passe dans la salle de bain.
– OK !

– Ah ! Ça fait du bien.
Je sors de la salle de bain prêt pour affronter la longue journée de marche qui nous attend. Aujourd’hui, nous allons descendre dans le cirque de Maïfatte et passer la nuit à Orère, là où habite Ixycs.
– Voilà, je suis prêt. On peut y aller dès que Bounda sera réveillé.
Elle relève les yeux de ses consoles et me regarde bizarrement.
– T’as vu l’heure ? Il est à peine six heures. Il est bien trop tôt pour partir. À moins que tu ne veuilles parcourir deux étapes en un seul jour.
– Ha ouais ? Six heures ? T’as raison, c’est vachement tôt. Ça doit cailler dehors. Mais bon, j’ai pas vraiment envie de retourner dormir.
Pris d’une soudaine inspiration, je désigne son assistant cognitif.
– Mais dans ton truc là, ton… assistant machin, tu dois avoir des images d’un peu partout sur la Terre à la fin du 21e siècle, non ?
– Oui, bien sûr ! Tu veux voir quelque chose en particulier ?
– Ben ouais, je voudrais savoir comment a évolué la ville de Lausanne, là où j’habitais avant de partir pour le futur.
Pour toute réponse, Vadina gesticule devant son écran, au fond duquel surgit aussitôt une sphère bleutée nacrée de blanc. En avant-plan flottent, durant quelques secondes, les mots « Google Earth™ 2091 » en lettres colorées.
– Mais… c’est quoi ce… Gôôgleu ? Il est aussi sur le cahier que tu m’as remis l’autre jour.
– Quoi ? Tu ne connais pas Google ? Mais c’est depuis toujours la plus importante entreprise de services logiciels du monde. Tu ne peux pas ne pas les avoir connus. Ils existent depuis au moins un siècle : autant dire depuis les débuts de l’informatique.
– La plus grosse boite informatique ? À mon époque, c’était Microsoft. Ils auraient changé de nom ? Oui, finalement, Gougueule, ça sonne mieux que Microsoft.
– Non, non ! Microsoft, c’était une autre entreprise, qui d’ailleurs n’a pas su s’adapter. Elle a progressivement régressé pour finalement disparaitre dans les années trente. Google, qui a commencé par juste offrir un moteur de recherche, n’a fait que s’étendre dans tous les domaines liés à Internet, jusqu’à menacer l’existence même de tous les médias traditionnels, comme les journaux ou ce que vous appeliez la télévision.
– Vraiment ? Je maintiens que, en tout cas en 1999, c’était Microsoft qui menaçait de tout contrôler. Ils avaient même une agence de voyages en ligne qui permettait d’acheter ses billets d’avion depuis chez soi. Ils vendaient aussi une encyclopédie sur CD-ROM et imposaient leur système d’exploitation, Windows 98, à plus de 95 % des ordinateurs de la planète. À tel point qu’en 1999, ils étaient poursuivis par la justice américaine dans le cadre des lois antimonopole. Ouais, c’est peut-être pour ça qu’ils ont perdu leur influence. Ils ont surement été démantelés et n’ont plus pu maintenir leur hégémonie. Mais Google ? Non, jamais entendu parler. Moi, ce que j’utilisais comme moteur de recherche, c’était Altavista. Bon, par rapport à ce qui est disponible maintenant sur le Réseau, c’était plutôt craignos. Mais pour l’époque, c’était le top, bien meilleur même que ce que proposait Microsoft.
– Très rapidement, Google a contrôlé le marché de la publicité sur Internet. Il devenait presque impossible d’échapper complètement à l’un ou à l’autre de ses services. À tel point qu’au cours des années dix, c’est à Google que se sont attaquées les autorités antimonopole. Au début des années vingt, Google a été officiellement divisé en multiples unités spécialisées indépendantes. Mais sous le prétexte de l’interopérabilité, les Baby-Googles comme on les nommait ont continué à collaborer. Ils n’ont fait que renforcer leur influence sur Internet, au point que certains allaient jusqu’à utiliser le mot Google en lieu et place d’Internet.
Je reste un moment pantois devant ces révélations étonnantes. J’avais toujours espéré que Microsoft se fasse rabattre le caquet, mais que ce soit simplement en se faisant écraser par une boite encore plus gloutonne, j’en reviens pas.
– Bon, OK. Montre-moi plutôt comment marche ce « Google Terre ». C’est un peu comme quand j’ai regardé la Terre sur une console depuis Rama ?
– Oui. On pourrait même dire que c’est tout à fait équivalent. Mais bon, la version que j’ai là, elle est assez limitée. J’ai juste l’année 2091.
– Attend ! Tu veux dire qu’avec ce programme, je peux voir tout ce qui s’est passé sur la Terre en 2091 ?
– Oui !
– Mais une telle application n’était simplement pas envisageable avant l’avènement de la veillance ! Du point de vue de la sphère privée, c’était un cauchemar, non ?
– J’admets que d’un point de vue éthique, c’était plus que limite. Et c’est d’ailleurs pourquoi il y avait un mouvement qui demandait l’interdiction pure et simple de « Google Earth ». Mais bon, comme Google contrôlait aussi la majorité des forums de débat, les opposants ne représentaient pas une menace réelle. Ha ! Ha !
J’ai de la peine à deviner si son rire est nerveux ou si elle trouve vraiment amusante la situation d’impunité dont bénéficiait ce Google.
– Pour ma part, je suis bien heureux qu’ils n’aient pas réussi à le faire interdire et que, à un moment ou un autre, la problématique de la sphère privée ait été tranchée en faveur de la transparence. Mais trêve de philosophie, montre-moi Lausanne ! Je piaffe d’impatience. Vite, vite !
D’un geste, elle fait plonger la caméra vers la boule nacrée. Celle-ci se stabilise au-dessus de l’étendue d’eau que je reconnais facilement comme étant le lac Léman. L’image est trop petite pour voir les détails, mais je distingue une sorte de tour qui se dresse dans le lac au large entre Lausanne et Vevey.
– C’est quoi ce truc-là, dans la flotte ? On voit pas bien sur ton écran tout riquiqui. Ce serait cool si on pouvait l’afficher en grand sur la console. Mais j’imagine que c’est pas possible.
– Mais si ! Tu as raison. On devrait pouvoir le faire. Attends, je vais essayer de le rediriger. Avec la mise à jour de l’autre nuit, ça devrait être possible, mais je ne maitrise pas encore toutes les nouveautés.
Vadina est tellement concentrée sur l’opération qu’elle ne remarque pas que la console a spontanément effectué l’opération et affiche la même vue que son petit écran. Mais l’image me parait encore petite, alors je pointe un doigt vers l’image vaporeuse et lance ma formule magique préférée :
– Abracadabra ! Petite image, agrandis-toi !
Immédiatement, l’image enfle au point d’englober l’assistant cognitif. Vadina recule sous l’effet de la surprise.
– Ha ! Ça y est. J’ai réussi. Je sais pas vraiment comment j’ai fait. Qui sait, c’est peut-être ta formule magique ?
Cette fois, je vois bien mieux. Il s’agit bien d’une tour immense qui s’élève au milieu du lac.
– T’as vu cette tour ? À quoi elle peut bien servir ? Tu le sais, Vadina ?
– Oui, je crois le savoir. Attends, on va se rapprocher.
Sans attendre une commande explicite, la caméra se remet en mouvement et s’approche de la tour comme si elle se trouvait à bord d’un petit avion. Dans sa trajectoire, elle passe entre la tour et la rive helvétique, offrant une vue magnifique sur le vignoble au-dessus duquel flotte le texte « Lavaux, les vignes du Soleil ». Au moment même où la caméra passe devant la tour, toutes les vignes s’embrasent. Durant deux secondes, l’image est complètement saturée de lumière, comme si l’on regardait directement le soleil.
– Oh ! Putain ! C’était quoi, ça ?
– Oui, c’est bien ce que je pensais. Il s’agit de la tour d’une centrale solaire thermique. La pente doit être recouverte de miroirs qui réfléchissent la lumière du soleil et la concentrent sur le sommet de la tour. Là, il doit y avoir un fluide qui est chauffé par l’intense rayonnement lumineux et cette chaleur est ensuite transformée en électricité.
– Ah ! Je vois. Mais utiliser un cycle thermodynamique pour produire de l’énergie, ça implique un mauvais rendement énergétique. J’imaginais qu’à la fin du 21e siècle, on aurait trouvé mieux. On ne pouvait pas transformer la lumière directement en électricité avec des cellules photovoltaïques ?
– Ben, si on a un usage pour la chaleur résiduelle, le rendement est alors presque de 100 %. Le rendement des meilleures cellules photovoltaïques de cette époque ne dépassait pas 65 %. On a donc également beaucoup de chaleur résiduelle. En plus, à puissance électrique produite égale, la conversion thermique restait bien moins couteuse que la conversion photovoltaïque. Je sais pas si c’est encore valable aujourd’hui, mais c’était parfaitement justifié lorsque cette tour a été construite.
– Mais attend ! Quand on est passé devant la tour, avant et après le flash, on voyait des vignes, pas des miroirs. Et puis, je vois mal les Vaudois sacrifier leurs vignes pour faire de l’électricité. Rien qu’à évoquer une telle idée, j’entends déjà les organisations de protection du paysage hurler de colère. Je les vois préparer leurs piques pour planter ma tête dessus. Et même les écologistes les plus extrémistes ne seraient pas enthousiastes envers une telle proposition.
– J’avais aussi l’impression qu’il s’agissait de vignobles, mais le plus simple c’est d’aller y jeter un coup d’oeil.
Immédiatement, la caméra se remet en route et nous emmène flotter au-dessus de ce qui est bel et bien un vignoble parfaitement entretenu. Toutefois, chaque échalas est surmonté d’un grand miroir orientable.
– OK ! Maintenant, je comprends. Ces miroirs captent environ un quart de la lumière solaire qui est réfléchie vers le four au sommet de la tour. Mais est-ce qu’il reste suffisamment de soleil pour une bonne maturation du raisin ?
– Oh ! Tu sais, avec le réchauffement climatique, la principale préoccupation des viticulteurs a été de protéger la vigne pour lui éviter de griller sur place. Je dois admettre que la solution qui a été appliquée ici est particulièrement astucieuse.
D’un geste du doigt, je fais pivoter la caméra pour la diriger vers le lac.
– Et puis, cette tour, avec le halo brillant dans lequel baigne son sommet, elle est vraiment très belle. Je ne suis pas convaincu que tous mes contemporains eussent partagé mon avis, mais… Si ! Si ! Elle est super chouette.
Je repointe la caméra en direction du vignoble. Nous survolons maintenant un de ces villages si pittoresques de la région, Riex d’après le nom qui flotte au-dessus.
– C’est génial. J’ai vraiment l’impression d’être dans un hélico. Je reconnais ce village d’après des photos de cartes postales. Mais à mon époque, les toits avaient la couleur brun-orangé des tuiles fabriquées dans la région et les murs étaient blancs. Maintenant, les toits et les façades dirigées vers le lac sont noirs.
– Très probablement des panneaux solaires aussi. Il est absurde de laisser se dissiper dans l’atmosphère toute l’énergie reçue par ces surfaces.
– Sans doute, oui. En tout cas, c’est pas en 1999 qu’on aurait pu obtenir l’autorisation d’installer de tels panneaux.
– Tu as vécu dans une époque vraiment difficile à comprendre.
– Je ne te le fais pas dire.
Je remarque soudain un fait étrange.
– Mais… regarde les gens qui se déplacent, là : ils n’ont pas de visage. On dirait des mannequins de crash-test pour les voitures.
– C’est normal. C’est la concession qu’a dû faire Google pour que l’on n’interdise pas son logiciel. On ne doit pas pouvoir reconnaitre les gens.
– Ouais ! Mais c’est stupide. Puisqu’on a toute la planète durant toute l’année, il est très facile de suivre une personne dans ses déplacements pour pouvoir facilement l’identifier.
– Heu… Oui. En y réfléchissant, tu dois avoir raison. Mais bon, avec les juristes qu’on avait à la fin du 21e siècle, ce n’est pas étonnant.
– Je vois que ce métier n’a pas beaucoup évolué en un siècle. C’est désespérant.
Bon ! Mais les avocats et leurs raisonnements tarabiscotés, j’en ai rien à foutre. C’est de savoir comment a évolué l’urbanisme au 21e siècle qui m’intéresse aujourd’hui.
– Caméra ? Dirige-toi vers Lausanne !
Celle-ci se met en mouvement vers l’ouest à une cinquantaine de mètres d’altitude. D’abord lentement, puis de plus en plus vite pour se stabiliser à environ 100 km/h. En survolant les vignes, je réalise que les routes qui jadis découpaient la pente en morceaux irréguliers avaient toutes disparu ou plutôt avaient été remplacées par des lignes de chemin de fer à voie étroite. On voit même, ça et là, des wagonnets automoteurs chargés de matériel probablement destiné à l’entretien des vignes.
– Vadina, il n’y a plus de bagnoles ?
– Bien sûr que si, mais uniquement pour le trafic individuel et pour les loisirs, enfin pour ceux qui en ont les moyens. D’ailleurs, regarde l’autoroute ! Il y a même une forte densité de trafic.
Effectivement, il y a des voitures qui filent sur les pistes de l’autoroute serpentant au-dessus du vignoble. Mais je ne suis pas impressionné du tout par leur nombre.
– Tu appelles ça une forte densité de trafic ? Je vois juste trois ou quatre caisses qui se courent après. Qu’est-ce que ça doit être, quand le trafic est calme ? Pour sûr qu’un escargot aurait l’opportunité de traverser l’autoroute sans risquer de se faire écraser. Tu aurais dû voir les dimanches soir d’hiver, quand les skieurs redescendaient des stations. Ça bouchonnait pendant des heures à cet endroit, tu peux me croire.
La caméra survole maintenant ce qui, à la fin du 20e siècle, était une banlieue cossue de Lausanne. Mais les maisons ne semblent plus refléter l’aisance financière de leurs habitants, pour autant qu’elles soient encore habitées. On remarque un manque manifeste d’entretien de ces constructions. Il y en a même dont le toit s’est en partie effondré. Je fais signe à la caméra de ralentir.
– Tu as vu, ce quartier est quasiment en ruine. À mon époque, c’était la banlieue chic de Lausanne. Maintenant, il est pratiquement abandonné. C’est digne de « Retour vers le futur II ».
– Le vieux film de science-fiction ?
– Oui. Quand Doc emmène Marty dans le futur. Marty rêvait de s’installer dans un quartier chic, mais entretemps, c’était devenu une banlieue glauque et malfamée que seuls les loosers n’avaient pas désertée.
– C’est probablement ce qui s’est passé ici. Malgré les avertissements des écologistes, les pays autrefois riches ont négligé de se préparer à l’épuisement des ressources et en particulier de l’énergie bon marché qu’était le pétrole. L’illusion d’une croissance illimitée les rendait aveugles. Lorsque la production a plafonné, s’est déclenchée une série de crises économiques, dont la première en 2009, bien que terrifiante pour les financiers de l’époque, n’était qu’un aperçu de ce qui allait suivre. Ce n’est pas que les suivantes étaient fondamentalement plus graves, mais elles se suivaient à intervalles rapprochés, ne laissant pas le temps aux populations de se remettre des conséquences de la précédente.
– Mais on n’a rien fait pour essayer de les enrayer ?
– Si, bien sûr. Mais cela n’a fait qu’empirer les choses. Les gouvernements s’obstinaient à retrouver la croissance de leurs économies. Dès que celle-ci se manifestait, elles devaient faire face à la pénurie de matières premières et d’énergie, enclenchant une hausse vertigineuse des leurs prix, ce qui déclenchait invariablement une nouvelle crise.
– Et personne n’a envisagé de refonder l’économie sur un modèle qui n’impliquerait pas une croissance continue ?
– Si ! Si ! Mais personne ne les écoutait. Tu dois savoir qu’à l’époque, le capitalisme était quasiment une religion et que la croissance était son dogme principal. Et c’est lorsqu’ils sont mis en face de leurs contradictions que les fanatiques sont les plus obstinés.
– Oh, oui ! Je sais. Je comprends que des gens autrefois aisés n’aient plus eu les moyens de rénover leurs habitations, mais alors comment a-t-on eu les moyens d’entretenir les vignobles du Lavaux. Le pinard, ça n’était tout de même pas devenu une denrée de première nécessité, non ?
– Non, tu as raison. C’est même surprenant que ce vignoble et les villages qui le parsèment soient si bien entretenus. À ma connaissance, les autres régions viticoles du monde ont dû s’adapter aux changements climatiques en se tournant vers d’autres productions ou ont simplement périclité. Mais attends, je vais voir si j’ai quelque chose à ce sujet.
Elle tripote son assistant cognitif. Un texte incompréhensible à mes neurones défile lentement dans son écran.
– Ha ! Voilà ! D’après Wikipédia, le Lavaux a été classé patrimoine de l’humanité en 2007 par l’UNESCO. Lorsque la construction de la centrale solaire a été projetée dans les années trente, il a fallu y inclure la préservation du site. C’est la compagnie Énergie Ouest-Europe qui payait pour l’entretien.
– Mais juste avant, tu me disais que le capitalisme s’était effondré dans une suite rapide de crises économiques. Comment un géant de l’énergie à l’échelle européenne peut-il encore exister si le capitalisme a disparu ?
– Non, non ! Le capitalisme n’était pas encore mort à la fin du 21e siècle. Il s’est radicalement réformé pour s’adapter à un monde aux ressources finies. Seules la branche financière et toute l’économie virtuelle ont rendu l’âme. Le retour, pas toujours volontaire, à des pratiques plus raisonnables, en partie empruntées au 19e siècle, a permis aux entreprises de survivre.
– Quoi ? Le capitalisme est retourné aux pratiques du 19e siècle ? Alors là, je ne suis pas rassuré du tout.
– Et tu n’as pas tort. Les grands capitaines d’industrie ont encore renforcé leur contrôle sur la société, étant cette fois légitimés dans leur rôle d’organisateurs de la pénurie. Les inégalités n’ont fait que croitre. Mais tout n’était pas négatif. Ce nouvel équilibre a permis la transformation vers une économie qui a stabilisé son impact sur l’environnement.
– C’est quoi ce… wikimachin d’où tu tires ces infos ?
– Wikipédia ? Mais se peut-il réellement que tous les éléments importants d’Internet te soient inconnus ? Tu sais au moins ce qu’est un wiki ?
– Heu… non !
Elle prend un instant un air agacé, puis me répond sur un ton plus pédagogique.
– Un wiki, c’est un site qui permet à n’importe quel visiteur de modifier ou de rajouter des pages avec seulement un minimum de règles.
– Une sorte de forum de discussion ?
– Non, je ne crois pas. Si mes souvenirs de la paléo-informatique ne sont pas trop inexacts, ces forums de discussion permettaient d’entretenir un dialogue instantané entre plusieurs personnes en ligne ?
– Non ! Ça, c’était les tchats. Les forums, c’était différent dans le sens où on avait effectivement une conversation, mais on postait des messages qu’on pouvait consulter plus tard. C’était très utile pour poser des questions sur des sujets particuliers et espérer une réponse dans les heures qui suivent, parfois depuis l’autre bout de la planète.
– Ah ! Tu veux parler du courrier électronique ?
– Non, non. C’est pas ça. Mais si tu m’expliquais plus précisément ce que c’est qu’un… wiki ?
– Bon, je vais directement te décrire Wikipédia. Il s’agit d’une encyclopédie en ligne.
– Ah ! Un peu comme celle qu’avait faite Microsoft, ou comme l’Encyclopedia Britannica ou l’encyclopédie Larousse, mais qu’on pourrait consulter sur le web ?
– Oui et non. Il s’agit bien d’une encyclopédie, avec des centaines de millions d’articles dans toutes les langues encore pratiquées, mais c’est surtout un projet collaboratif. C’est-à-dire que n’importe qui peut ajouter de nouveaux articles et aussi modifier les articles existants pour les améliorer ou les corriger s’ils contiennent des erreurs.
– Et ça marche ? Si tout le monde peut écrire n’importe quoi, le résultat, c’est aussi n’importe quoi, non ? On ne peut pas faire confiance au contenu s’il n’est pas vérifié au préalable.
– C’est le reproche qu’on lui a fait dans les premières années. Mais par la suite, des règles minimales ont été instaurées. Très vite, il a fallu être inscrit pour pouvoir y contribuer. Et chaque modification est archivée et on sait qui en est l’auteur. Si quelqu’un tente un acte de vandalisme ou insère des informations erronées, il est facile de revenir à la version précédente et de sermonner le responsable, voire l’empêcher de commettre d’autres déprédations.
– Ouais, en somme, ça fonctionne sur les mêmes bases que la Veillance. On pourrait donc considérer que Wikipédia est le premier pas vers l’Acratie. Mais un tel système est extrêmement subversif. On n’a jamais songé à l’interdire ?
– Il a été longtemps bloqué en Chine et dans d’autres régimes autoritaires en même temps que d’autres services en ligne. L’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants dans ces pays, sans toujours devenir de vraies démocraties, enfin au sens qu’on donnait à ce terme en ce temps là, tu m’as bien compris, a conduit à une certaine ouverture et à la libéralisation d’internet au nom du progrès.
– C’est Wikipédia qui vous a inspiré pour le mode de gouvernance que vous avez appliqué à bord du Santa-Maria ?
– Wikipédia est le premier, mais pas le seul, domaine dans lequel le modèle wiki a été expérimenté. Certains pays allaient même jusqu’à impliquer leurs citoyens à participer à l’élaboration des lois à l’aide de wikis, mais c’était plutôt rare parce que comme tu le sais, les gens n’aiment pas renoncer à leur pouvoir. C’est surtout dans le domaine associatif et culturel que ce modèle s’était répandu. On avait déjà de nombreux exemples d’organisations fonctionnant sur un modèle collaboratif, même si la conscience populaire considérait encore cela comme complètement utopique. Si nous avons choisi ce mode d’organisation à bord du Santa-Maria, c’est en fait que nous n’avons pas pu nous mettre d’accord pour le choix d’un nouveau capitaine. La situation menaçait vraiment de dégénérer lorsque quelqu’un a proposé le modèle collaboratif. On a vite compris que c’était la seule chance d’éviter le chaos. Et puis, ça a marché.

Je recentre mon attention sur l’image fournie par ce « Google Earth™ 2091 ». La caméra s’est arrêtée au-dessus d’une maison d’où émerge un sapin par un trou dans le toit.
– Mais les gens qui habitaient ici, ils sont allés vivre où ? Avec tous les réfugiés qui ont dû venir des régions côtières, il me parait étrange d’avoir totalement abandonné ces demeures.
– As-tu oublié que les pays riches s’étaient barricadés derrière leurs frontières ? L’immigration avait été totalement stoppée. La maitrise des naissances ajoutée au vieillissement de la population a relâché la pression démographique. De nombreux logements sont devenus disponibles. Les gens se sont principalement regroupés dans les centres-villes.
– Pourquoi ?
– Parce que le besoin de transports individuels est moindre. On peut pratiquement atteindre n’importe quel service ou n’importe quel autre habitant à pied ou à l’aide de transports en commun efficaces. Les gens qui sont restés dans les banlieues éloignées ont dû faire de nombreux sacrifices et préférer une vie solitaire. Les citadins qui avaient autrefois émigré à la campagne pour fuir la pollution urbaine ont dû se convertir à une existence rurale, devenir eux-mêmes agriculteurs ou retourner dans les villes s’ils voulaient conserver leur mode de vie. La plupart l’ont fait sans regret, car avec la disparition de la pollution, les villes sont devenues bien plus accueillantes. Je suis sure que le centre-ville de Lausanne va te surprendre.
– Ben ouais, c’est ce que je voulais voir depuis le début. Hé! La caméra ? Bouge-toi toi le cul et fonce à St-François !
Vadina fait mine d’ignorer ma grossièreté. La caméra ne s’en offusque pas plus et se remet immédiatement en mouvement vers le centre tout en prenant de l’altitude. Elle monte à très haute altitude, environ dix-mille mètres, ce qui nous permet d’avoir une vue d’ensemble de la ville. Globalement, j’ai l’impression que la surface urbanisée n’est pas supérieure à ce qu’elle était à la fin du 20e siècle. Je dirais même qu’elle se serait légèrement réduite, mais peut-être que ce sont ces banlieues en cours d’abandon qui déjà paraissent être retournées à une certaine nature. Une chose me marque immédiatement : tous les toits sont noirs. Seraient-ils recouverts de panneaux solaires comme les villages du Lavaux ? Très probablement.
Plus curieusement encore, le centre-ville est lui totalement vert. Aurait-on rasé les immeubles qui s’y trouvaient pour y implanter un grand parc ou même une forêt ? Ce serait cool, mais ils auraient aussi pu créer un lac artificiel comme celui de Sauvabelin. Je veux voir ça de plus près.
– Caméra ? Descends à environ mille mètres d’altitude !
D’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, le sol se précipite dans notre direction. On dirait qu’on vient de sauter d’un avion et qu’on est en chute libre. Par réflexe, mon cerveau se met à espérer que la caméra est équipée d’un parachute. Je profite de chaque instant pour découvrir chaque nouveau détail qui devient perceptible. Maintenant, ça va trop vite. D’ici quelques secondes, la caméra va percuter le sol. Je veux crier « Stop ! », mais avant d’avoir eu le temps d’émettre le moindre son, la caméra s’est brusquement arrêtée et flotte maintenant au-dessus de la zone verte dont la nature, est-ce le bon mot, me surprend totalement.
– Vadina, regarde ! Ce sont des tours couvertes de végétation. Et elles sont immenses.
En effet, dans la zone qui va de la gare au sud jusqu’au pied de la cathédrale au nord, du pont Chauderon à l’ouest jusqu’au Tribunal fédéral à l’est, tous les bâtiments anciens ont été rasés pour être remplacés par d’immenses constructions que je ne pourrais qualifier que de futuristes, même si ce terme ne veut pas dire grand-chose dans le contexte présent. Il ne s’agit pas d’un alignement de tours carrées comme dans les mégapoles du 20e siècle. Non, chaque immeuble possède une forme propre, mais en harmonie avec les bâtiments voisins. Il y a des cônes, des cylindres au diamètre ondulant, des bulbes prêts à l’éclosion, enfin n’importe quoi qui ne soit pas dessiné à la règle ou à l’équerre. De nombreuses passerelles relient les tours entre elles. Ce qui m’étonne le plus, c’est que toutes les constructions sont enrobées dans des sortes d’exosquelettes aux motifs variés sur lesquels s’accroche une étrange forêt verticale. Des passerelles aussi pendent des cascades végétales.
– Ce n’est plus vraiment le Lausanne que tu connaissais, non ?
– Ben… pas vraiment, non. En demandant à la caméra de me mener à la place St-François, j’imaginais qu’elle serait presque comme à l’époque, avec en face de l’église les immeubles de la SBS, de l’UBS, de la Banque cantonale et de La Poste. De là partait le grand pont vers Bel-Air avec la tour du même nom qui était l’unique gratte-ciel de Lausanne. Je me demandais ce qu’était devenue la vallée du Flon avec ses vieux entrepôts transformés en centre de la culture alternative locale. Sur la colline de Montbenon, il y avait le Tribunal cantonal et l’esplanade avec sa vue exceptionnelle sur le lac. Et puis…, et puis…
Je sens une bouffée d’émotion me monter au visage, des larmes commencent à poindre aux coins de mes yeux.
– Et puis…, et puis…, tout a disparu. Tout a été remplacé par ces choses… Oui, elles sont belles, magnifiques même, mais je ne parviens même pas à comprendre leur fonction, leur usage. Pardonne-moi, mais le choc est brutal. Ça me fait ça chaque fois que je réalise que mon passé est bien révolu, que ce monde que j’aspire tant à retrouver évoluera inévitablement vers quelque chose qui me sera définitivement étranger.
Vadina éteint la console et me prend dans ses bras.
– Lààà ! C’est fini maintenant. Tu ne devrais pas ressasser ces vieux souvenirs, du moins tant que tu n’as pas découvert le moyen de remonter le temps.
– Tu as raison. Ça ne me fait pas de bien. Mais tout de même, cette vision a attisé ma curiosité. Il faut que j’en sache plus.
Je fais mine de rallumer la console, mais Vadina me retient tendrement.
– Une autre fois, Bernard. Il va être l’heure du p’tit-déj. Et on a une longue trotte à faire aujourd’hui, tu te souviens ? La Fournaise ? Maïfatte ?

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