Réunis sur Mars

L’aube. L’atmosphère ténue n’est troublée que par un fin voile de poussières en suspension, résidu de la dernière tempête. De la cabine pressurisée, il scrute l’horizon si proche.Voilà une année terrestre déjà qu’il est ici, sur la planète rouge. Pourtant, la proximité de l’horizon lui impose toujours cette impression bizarre qu’il a ressentie dès son arrivée. Sur Terre, il vivait dans un monde apparemment plat. La rotondité de la planète ne lui était perceptible que dans des circonstances particulières. Sur Mars en revanche, le plat ne semble pas exister. Le plus étrange se manifeste lorsqu’il se déplace sur une plaine. Quelle que soit la direction qu’il prenne, il lui semble entamer une descente. Et pourtant, il demeure toujours au sommet de cette foutue colline.

Cette sensation, il l’avait déjà éprouvée durant son bref séjour sur la Lune. Là-bas, c’était sans équivoque. Le fait que le monde était rond s’imposait au premier regard. Ici, c’est moins net. Le conflit entre le conditionnement terrestre et la réalité martienne est permanent.

L’aube, donc. Là-bas, tout en bas derrière l’horizon, il y a « l’astroport ». C’est par ce terme que les résidents désignent la seule implantation permanente sur la planète désert. Il y serait dans l’après-midi. Juste à temps pour l’arrivée de la navette.

Il n’avait manqué qu’une seule fois l’atterrissage de la grande araignée. Bien plus que le spectacle grandiose de la lente descente de l’appareil dans le ciel de Mars, c’était le symbole du contact si rare et si fragile avec la Terre qui l’attirait à chaque fois.

Pourtant aujourd’hui, il a une motivation supplémentaire d’être présent. Sa sœur, qu’il n’a plus vue depuis des années, vient le rejoindre. Lorsque la découverte avait été faite et qu’il fut décidé qu’un archéologue devait se rendre sur place, c’est lui qui avait proposé le nom de sa sœur. Il l’avait fait sans trop y réfléchir, comme ça, en passant: « Et pourquoi pas ma sœur, tant qu’on y est? »

L’idée fit son chemin, et voilà qu’elle tournait maintenant à quelques centaines de kilomètres au-dessus de sa tête.

Dès son arrivée, et avant même qu’on ne lui explique en détail les raisons de sa venue sur la planète, il l’emmènerait se recueillir sur la « tombe » de leur père.

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Il se souvenait quand son père leur avait annoncé tant d’années auparavant qu’il partait avec la première expédition martienne. Il leur avait confié, en leur demandant de garder le secret, qu’il n’avait pas l’intention de revenir. Il lui restait une chose à accomplir et c’était là-haut qu’il devait le faire.

Le corps de son père avait été découvert par la seconde mission quelque peu à l’écart de l’astroport au milieu de ce que l’on a, par la suite, appelé « la prairie »: une vaste étendue de lichen qui, non seulement parvenait à survivre dans ces conditions épouvantablement défavorables, mais surtout proliférait à une allure surprenante.

L’enquête démontra qu’avec l’aide d’un certain nombre de complicités, son père avait emporté clandestinement, caché dans son organisme, un cocktail symbiotique d’algues, de champignons et d’autres micro-organismes génétiquement modifiés pour s’adapter au milieu martien. A sa mort, ils furent libérés et s’attaquèrent à la rouille omniprésente dans le sol, libérant l’oxygène dans l’atmosphère. La prairie avait également émis des spores qui, éparpillés par le vent, avaient déjà donné naissance à quelques prairies secondaires.

Le mal était fait. Ou le bien, qui sait? Son père avait délibérément déclenché un processus d’invasion accéléré de Mars par la matière biologique terrestre.

Lui avait pour rôle, en tant que paléontologue, de rechercher, avant qu’il ne soit trop tard, d’éventuelles traces de vie autochtone passée ou présente. La paléontologie était la conséquence logique de la passion pour les dinosaures qu’il nourrissait (la passion, pas les dinosaures) au cours de son enfance. Il avait rêvé de creuser la terre pour découvrir d’énormes squelettes. C’était des caves poussiéreuses d’un petit musée d’histoire naturelle qu’il extrayait quelques rares ossements disparates pour le compte d’une vague étude statistique.

Lorsque l’Organisation Mondiale de l’Espace avait lancé le vaste programme « Native Martian Life Quest », il n’avait pas hésité une seule seconde. Il ferait partie de l’aventure et à défaut de traquer le dinosaure, il fouillerait le sol martien à la recherche de quelque éventuel microbe fossile.

Sa candidature avait été retenue. Alors commença un très long entraînement. Plusieurs années passèrent avant qu’il ne quitte enfin la planète bleue pour la rouge. Le voyage fut long, monotone et inconfortable. Au bout d’une semaine, la sphère bleue nacrée de blanc n’était plus qu’un petit point bleu pâle perdu dans l’immensité du ciel noir. Près de deux mois s’écoulèrent encore avant que le petit point rouge, qu’avait toujours été pour lui la planète Mars, ne commence à grandir pour occuper, au terme du voyage, près de la moitié du ciel.

La vision de cette planète totalement désertique, avec ses deux petites calottes polaires, l’immense balafre de Valles Marineris et la grosse verrue volcanique d’Olympus Mons lui laissait une impression de totale étrangeté. Pourtant, après tout le temps passé au sein même du néant, la vue de ce monde glacé et sec le remplissait de bonheur. Il n’avait plus qu’un seul désir: descendre au plus vite et se fondre avec la planète, tel un spermatozoïde à la conquête de son ovule.

Il avait tout abandonné pour se lancer dans ce nouveau destin. Évidemment, il ne regrettait pas le moins du monde son vieux laboratoire poussiéreux. Mais la séparation d’avec ses proches lui avait crevé le coeur. L’amour qu’il ressentait pour ce monde ne l’empêchait pas parfois de contempler avec nostalgie le petit astre bleu qui luisait par périodes dans la nuit.

Et voilà que sa sœur qui lui manquait tant venait le rejoindre. Ils seraient enfin réunis après toutes ces années. Et tout cela grâce à la « chose ». Un objet indéfinissable qui a été découvert il y a près de six mois. Un objet qui paraît très vieux et qui était pourtant enfoui parmi les gravats d’un éboulement récent. Un objet qui rendait perplexe tant les géologues que les paléontologues. Personne n’était en mesure de déterminer si la « chose » était le résultat d’un processus naturel ou au contraire un objet manufacturé. C’est pourquoi il fut décidé de faire appel à un archéologue, en l’occurrence sa propre sœur.

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Le petit soleil est maintenant levé, éclairant de sa lumière crépusculaire la plaine caillouteuse. Ça et là, quelques tâches de lichen signalent que le destin de la planète est sur le point de basculer.

Il s’installe aux commandes du véhicule et s’engage sur la piste conduisant à « l’astroport ».


Ce texte a été écrit en décembre 1998.

 

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