2 – Ça plane pour moi

L’ile de La Fournaise. C’est où ça ? La Fournaise, c’est pas un volcan ? La Guadeloupe ou une autre ile des Antilles françaises ? Non ! Là-bas, le volcan s’appelle la Soufrière ou quelque chose comme ça. Bon, le plus simple c’est d’interroger le Réseau.
D’un léger frottement de l’index sur le disque doré, j’allume la console interactive d’accès au Réseau. Une masse laiteuse semble se matérialiser au-dessus du disque doré. Malgré une taille bien plus réduite que celle d’un paysageur, une console permet d’agir « physiquement » sur l’image tridimensionnelle projetée par les disques dorés. Il est possible de littéralement manipuler les objets virtuels, de les retourner, les soupeser, voire même de gratter leur surface pour en révéler l’intérieur. Associée à une commande vocale, une telle console relègue la plus sophistiquée des souris à un vulgaire artéfact néolithique.
– J’aimerais savoir où se trouve l’ile de La Fournaise.
Instantanément, la masse laiteuse prend la forme de la planète Terre, le continent africain me faisant face. Un petit point clignote dans l’Océan Indien au large de Madagascar. D’un doigt, je trace un petit cercle autour de celui-ci. Il se met aussitôt à grossir au point d’occuper tout « l’écran ». Il y a bien un volcan qui est même en éruption. Une coulée de lave dévale le flanc de la montagne et va se perdre dans l’océan au milieu d’un panache de vapeur. Une voix synthétique décrit la scène :
– « L’ile de La Fournaise » connue autrefois sous le nom « d’ile Bourbon » ou encore « d’ile de La Réunion » est une ile volcanique de l’Océan Indien. Sa population humaine compte actuellement encore plus de 72’000 individus. L’objectif de stabilisation de 50’000 habitants devrait être atteint dans une trentaine d’années, soit un peu moins d’une gigaseconde. L’ile est composée de deux volcans : le Piton Dénaige, désormais éteint et…
Je n’écoute déjà plus. Mais oui, La Réunion. Au 20e siècle, c’était un département français. C’est à peu près tout ce que j’en sais. Je me souviens vaguement d’un reportage à la télé, le « Facteur de Mataffe » je crois, décrivant la vie d’un facteur qui crapahutait à pied à travers la moitié de l’ile parce qu’il n’y avait pas de routes. J’imagine qu’entre temps, ils ont dû résoudre ce petit problème d’infrastructure.
– …ainsi que l’antenne de réception de la toute première centrale solaire orbitale à faisceau de microondes.
La voix semble avoir terminé son exposé. J’en ai raté l’essentiel, mais ce n’est pas grave : je peux toujours demander de répéter. Pour l’instant, j’ai plutôt envie de savoir qui est cet homme qui m’a invité.
– Réseau ? Je voudrais des informations sur la personne qui m’a invité à le joindre sur l’ile de La Fournaise.
– Il s’agit d’Ixycs Igrek. Il a consacré l’essentiel de son activité à la recherche de nouveaux moyens de propulsion spatiale. Il vit actuellement sous l’ile de La Fournaise, plus exactement sous l’huilet d’Orère dans le cirque de Maïfatte.
– Un huilet, c’est quoi ça ?
– Il s’agit d’une porte donnant accès à la surface. Généralement situés à l’emplacement d’anciens ilets, les huilets en ont repris les noms.
– Heu, je ne comprends pas : les gens vivent sous terre, dans des grottes ?
– Comme partout sur la planète, les humains ont rendu la surface à la nature. Les villes se sont progressivement repliées à l’intérieur de volumes fermés. À l’ile de La Fournaise, comme à la majorité des iles habitées, c’est sous le sol que se sont retirées les communautés humaines.
– Mais comment peut-on se terrer en sous-sol quand on a la chance de vivre sur une planète si merveilleuse ? Je croyais qu’en prenant conscience de l’impact des activités humaines sur l’environnement, les gens apprendraient à vivre en harmonie avec la nature. Je constate que ce n’est pas le cas. Au contraire, ils s’en sont éloignés encore plus.
– Les abris, nids ou terriers construits par n’importe quelle espèce animale ont pour fonction principale l’isolation par rapport à l’environnement. Le nouveau mode d’habitation choisi par les espèces humaines répond à cette exigence, en particulier de mieux se protéger des conséquences du réchauffement climatique. Mais, cela est unique dans l’histoire de la biosphère terrestre, il a également pour objectif de protéger le monde extérieur des conséquences des activités humaines.
– Mais alors, il n’est plus possible de se promener à l’air libre, de profiter de la nature ? Je comprends pourquoi tant de gens fuient vers les mondes extérieurs ou les stations orbitales.
– Profiter de la nature ? Surement pas. L’état actuel de la planète résulte du profit que certains ont réalisé sur le dos de la nature. Mais en jouir, cela est tout à fait possible et même encouragé, dans la mesure où, comme toute jouissance, elle est partagée. La nature doit également pouvoir jouir de la présence humaine, pas seulement en subir les caprices.
C’est une machine qui vient de me dire cela, avec une conviction qui donne l’impression qu’elle se sent partie prenante. Se considère-t-elle comme faisant partie de l’humanité ou de la nature ? Est-elle consciente d’être une incarnation de cette technologie dont les excès passés déploient encore toutes leurs conséquences sur ce monde fragile ?
Je n’ai pas de réponses à ces questions philosophiques. Mes préoccupations actuelles sont liées au Santa-Maria et à La Fournaise.
– Et comment puis-je me rendre d’ici à l’ile de La Fournaise ? Il y a des avions ou des bateaux ?
– Il y a un vol direct vers La Fournaise chaque semaine. Le prochain est dans deux jours.
– Deux jours ? Il n’y a pas moyen de partir plus tôt ?
– La liaison vers Keirralah au sud du sous-continent indien est assurée par dirigeable trois fois par jour. Le prochain départ est dans environ 2 heures. De Keirralah, tu peux prendre un train vers le nord. À Daylie, changement pour prendre la ligne HoungKoung-Lisboua. Nouveau changement à Barghad en direction de El-Gizia aux portes du continent africain.
Parallèlement à la description vocale de l’itinéraire, celui-ci est tracé sur la mappemonde flottant au-dessus du disque doré de la console. Le Réseau continue :
– De là, un autre train peut t’emmener vers le sud jusqu’à Haraure. Enfin, nouveau trajet en dirigeable jusqu’à La Fournaise avec une escale à Madaïgaskar. Tu pourrais arriver trois heures plus tôt que par la liaison directe.
– Oh ! Je pense que je vais prendre cette solution. Il y a pas mal de changements de véhicules, mais je me réjouis d’admirer tous les paysages que vont traverser les trains.
Le réseau prend une voix navrée :
– Je crains qu’il n’y ait que peu de paysages à admirer. Tous les trains sont des lignes rapides souterraines. Seuls les trajets en dirigeable offrent une visibilité extérieure. Et encore, il s’agit essentiellement de l’océan, mis à part le survol de Madaïgaskar.
– Ah bon ! C’est vrai que dans ce cas, ce n’est plus si intéressant.
Je réfléchis quelques instants.
– Oui, finalement, je prends la liaison directe. C’est aussi un dirigeable ?
– Non, il s’agit d’un planeur à quille.
– Un planeur quoi ?
– À quille. Le planeur est hissé jusqu’à l’altitude des jet-streams, ces vents réguliers qui soufflent à grande vitesse généralement d’ouest en est. De manière plus générale, n’importe quel courant atmosphérique bien établi peut ser-vir à la propulsion.
– Heu ! La Fournaise, c’est à l’ouest. Les jet-streams, c’est pas idéal pour un planeur. Il ne peut pas voler efficacement à contrecourant.
– C’est là qu’intervient la quille. Le planeur est relié par un long câble à un second planeur, plus petit, volant à basse altitude, qui offre une résistance à la poussée des vents, comme la quille d’un voilier. Le système composé des deux planeurs se comporte alors comme un cerf-volant. Idéalement, le planeur inférieur devrait se trouver sous l’eau. Le jeu des forces appliquées sur le couple quille-planeur lui permet de se déplacer à contrecourant en louvoyant à la manière d’un voilier. De plus, le jet-stream équatorial de l’Océan Indien souffle d’est en ouest.
Heureusement que le Réseau accompagne son explication de nombreux diagrammes et animations. Sinon, je crois que je ne parviendrais pas à comprendre le fonctionnement de cet étrange planeur. Il explique également l’utilisation opportuniste de tous les courants atmosphériques locaux autres que les jet-streams afin d’optimiser les plans de vol.
– Et ils sont grands ces planeurs ? De mon temps, un planeur ne pouvait emporter qu’une ou deux personnes.
– La capacité est d’une cinquantaine de places, avec salon et espace repos. Il y a également quelques cabines chronostatiques pour les passagers qui ne seraient pas d’humeur à apprécier le voyage.
– Eh bien, c’est parfait. Réserve-moi une place pour le prochain vol !
– C’est déjà fait.
Décidément, tout parait facile aujourd’hui. Je commence à me demander pourquoi je tiens tant à retourner à cette époque de fous du tournant du millénaire.
Depuis mon retour sur Terre il y a presque trois mois, je n’ai fait que gaspiller mon temps au pied de l’ascenseur, préférant me lamenter sur mon sort au lieu de partir à la découverte de la Terre du futur. Mais maintenant, savoir que je dois encore rester deux jours ici me rend fou d’impatience.

Enfin, les deux jours sont passés. Je me dirige dans les couloirs du socle de l’ascenseur en direction de la porte d’embarquement pour La Fournaise. Je n’ai même pas cherché à savoir comment se déroulerait le décollage, l’avenir me le dira. C’est un genre de surprises plus facile à vivre que de se réveiller après un sommeil de cinq siècles.
Mon bagage dans une main, un Jiminy tout neuf sur l’épaule, je vais de l’avant et, décidément, je n’ai nul passeport à présenter ni contrôle de sécurité paranoïaque à subir. Je me sens parfaitement bien. Même le souvenir de Nielle ne parvient pas à ternir mon sentiment de bienêtre. C’est probablement l’oeuvre des substances que les implantmédics diffusent dans mon organisme. Et alors ? La vie est belle, que je retourne un jour en 1999 ou non !
Soudain, un robot me souhaite la bienvenue à bord. Je n’ai même pas réalisé que j’étais déjà dans le planeur. Je pensais pénétrer dans un de ces salons, autrefois réservés aux passagers ayant les moyens de se payer des billets de première classe. Ce voyage promet d’être très agréable.
Le robot me propose de me décharger de mon bagage et me signale qu’il suffit que je m’adresse à lui ou à un de ses collègues en cas de besoin. Puis il me prie de choisir la place qui me convient le mieux, à moins que je ne souhaite m’installer dans une cabine chronostatique pour la durée du voyage.
Non merci. Les sommeils artificiels, j’ai déjà donné. Je n’ai pas l’intention de ne me réveiller que dans je ne sais combien de milliers d’années, dans un monde encore plus délirant que celui-ci.
Je m’installe dans un fauteuil faisant face à une grande baie vitrée. Pour l’instant, le seul paysage visible derrière la vitre est constitué des installations techniques du hangar dans lequel se trouve encore parqué le planeur.
D’autres passagers, homos et grands singes, s’installent petit à petit, ici ou là, selon leurs préférences ou les places disponibles. Un jeune homme à l’allure athlétique s’approche de moi et désigne le fauteuil situé à ma droite :
– Salut, me permets-tu de m’installer à tes côtés ?
– Oui, bien sûr. Je suppose que ce siège est destiné à être occupé et comme je voyage seul…
Il ne doit pas avoir plus de trente ans. Il me fait penser à un de ces jeunes premiers hollywoodiens en noir et blanc, la peau dorée par le soleil, le regard révélant une sérénité que même la chute d’une comète ne saurait perturber. Je l’imagine pagayant sur une pirogue à balancier entre les atolls d’un archipel polynésien ou se frayant un passage dans la jungle en volant d’arbre en arbre pendu à des lianes providentielles.
– Alors comme cela, tu te rends à La Fournaise ?
– Heu, oui, oui. Comme toi, je suppose.
– Certes ! Ce que je veux dire, c’est que je trouve intéressant ton cheminement. Partir de l’Éclosion pour venir dans notre époque, passer quelques mois dans Rama, puis venir justement ici à La Fournaise, alors que la Terre est si vaste, c’est plutôt étrange.
Comment sait-il qui je suis ? Oui, bien sûr. Tout le monde sait tout sur tout le monde, particulièrement sur moi. C’est agaçant, à la fin. Bon d’accord, je dois passer pour un homme de Cro-Magnon pour les gens d’aujourd’hui, mais qu’est-ce que ça présente comme intérêt ?
– Heu…
– Lorsque je voyage, j’essaye toujours de sympathiser avec quelque passager pour rendre le trajet plus convivial. Le Réseau est un outil idéal pour identifier un agréable compagnon de voyage. J’imagine que si j’avais eu à vivre à ton époque, j’aurais dû me fier au hasard.
– Le hasard fait parfois bien les choses. Je suis bien placé pour connaitre l’angoisse que représente la confrontation avec l’inconnu, mais l’effet de surprise apporte une satisfaction que l’étude préalable ne peut procurer. Tu vois ? Pour toi, ce trajet vers La Fournaise sera simplement une agréable conversation pour meubler le temps. Alors que moi, qui n’ai pas la moindre idée de qui tu es, je le vivrai comme une confrontation permanente entre mon imagination et la découverte progressive de ta personnalité.
La première découverte ne concerne pas lui, mais moi. Ce que je viens de dire ne correspond pas du tout à ma personnalité. Je parle de la découverte d’autrui comme d’une activité passionnante, alors que jusqu’alors, c’était pour moi un processus assez pénible, me laissant en proie à de multiples petites peurs. À quoi est-ce dû ? À ce médicament que me dispensent les implantmédics ? Mystère ! En tout cas, c’est une bonne chose. En temps normal, rien que faire cette constatation m’aurait inondé de panique.
– Oh ! Rassure-toi ! Je ne sais vraiment pas grand-chose à ton sujet. Le Réseau ne m’a donné que quelques mots clés : Éclosion, Rama, La Fournaise et c’est à peu près tout. Les biographies exhaustives fournies par le Réseau n’ont évidemment pas la richesse et la chaleur que peut y apporter personnellement le sujet de ladite biographie.
– Je préfère cela. Eh bien, je vais essayer de satisfaire ta curiosité de mon mieux.
Je marque une petite pause avant de continuer.
– En parlant de curiosité, la mienne est attisée par ton apparition : qui es-tu ? Je n’ai pas consulté le Réseau pour lui demander qui pourrait bien s’installer près de moi pour ce voyage. Mon ignorance est donc totale.
– Soit ! Ma propre curiosité attendra. Nous avons le temps. Voilà : mon nom est Tong-Lui-Coulas, Tong pour les intimes. Je suis cétologue à l’interface de Singile.
– Cétologue ? Attends… Un cétologue, c’est un biologiste qui étudie les cétacés, les dauphins et autres baleines, c’est bien ça, non ?
– Oui, c’est à peu près cela. De nos jours, la communication et les relations, disons… diplomatiques avec les peuples de la mer, ont pris le pas sur l’étude purement biologique, ou psychocognitive des cétacés.
– Ha ! Et qu’est-ce que fait un cétologue dans l’espace ? Parce que je suppose que ta présence ici implique que tu viens de rentrer sur Terre après un voyage dans l’espace, non ?
– Exactement. Je reviens d’un séjour sur Mars.
– Sur Mars ? Wow ! C’est comment là-bas, heu… là-haut ? Nielle m’avait dit que sur Mars, la nourriture entrainait une coloration verdâtre de la peau, pourtant à te voir, ça ne semble pas être le cas. Ouais, je vois : elle s’est foutue de ma gueule et moi, j’ai marché à fond. Ha ! Ha ! Ha !
Il sourit en réponse à mon hilarité.
– Non, non. Il ne s’agit pas d’une légende. Mais mon séjour n’a pas été assez long pour que l’effet devienne visible.
– Et tu étais en vacances sur Mars ? Car je suppose qu’un cétologue n’a guère d’opportunités de pratiquer son métier sur la planète rouge. Heu… Dis-moi, il n’y a pas de cétacés, là-haut ?
– Pas encore. Mais c’était justement la raison de ma présence sur Mars. Mon occupation présente consiste à coordonner le transfert d’un premier groupe de baleines à bosse.
– Quoi ? Vous voulez transférer des baleines à bosse vers Mars ? Mais elles sont énormes. Ne serait-il pas plus simple de commencer par des dauphins ?
– Ce n’est pas nous qui voulons le faire. Ce sont elles qui désirent s’y installer !

Cette révélation me fait un choc presque aussi grand que celui que j’ai ressenti à mon réveil dans Rama, face à la frimousse grimaçante de Maïté la bonobo. Des baleines qui veulent voyager vers d’autres planètes ? J’arrive pas à y croire. C’est de la science-fiction !
Mes réflexions sont interrompues par le planeur qui se met enfin en mouvement. D’abord lentement, puis de plus en plus vite, il s’élance à l’intérieur du hangar. Il doit y avoir une porte quelque part vers l’avant, mais elle est invisible de l’endroit où nous nous trouvons. Je m’imagine que nous allons nous écraser contre une inévitable paroi. Je sais qu’il n’en est rien, mais je ne parviens pas à éviter un tremblement de panique.
Tong décèle mon trouble et tente de me rassurer.
– Il n’y a rien à craindre. C’est toujours impressionnant, même pour moi, ces décollages souterrains.
J’ai soudain l’impression que nous montons, comme lors du décollage d’un avion. Pourtant, le planeur semble toujours à la même distance du sol du hangar. Maintenant, c’est manifeste. Nous sommes inclinés à près de 30 degrés.
– Heu… Nous montons, ou c’est une illusion due à l’accélération ?
– Les deux. Nous sommes dans le tunnel d’une catapulte magnétique. Nous n’allons pas tarder à en émerger.
À cet instant, nous surgissons à l’air libre. Un flashback fugitif me ramène dans Rama lorsque, pour la première fois, j’apercevais son décor intérieur. Mais ici, pas de paysage torique : Il n’y a qu’une immense surface liquide qui s’étend jusqu’à un horizon qui est certes légèrement incurvé, mais dans le bon sens. Très vite, nous traversons une couche de nuages accompagnés de quelques turbulences. Enfin, la montée se termine loin, très loin, au-dessus des nuages.
Tout n’est plus que calme. C’est fantastique. L’impression n’est en rien comparable à celle que l’on peut avoir depuis un avion classique. Un avion du 20e siècle, je veux dire. Non seulement nous sommes confortablement installés dans des fauteuils face à une large baie vitrée, mais le seul bruit perceptible est le bourdonnement des conversations des passagers. Rien à voir avec l’explosion continue de décibels que l’on devait subir durant des heures, coincés dans des sièges inconfortables avec pour seule vue sur l’extérieur, si on avait de la chance, un minuscule hublot couvert de givre.
Je romps le silence.
– Toi qui as l’habitude de ces vols en planeur, à quel moment sera larguée la quille ?
– Elle l’a été dès notre sortie de la catapulte. Nous n’aurions pas atteint notre altitude de croisière sans son aide. Regarde là en dessous ! On voit le câble qui nous y relie.
– Je ne sais pas si tu as les connaissances techniques requises pour me répondre ; mais si, comme je l’ai entendu, il était plus efficace d’immerger la quille, saurais-tu pourquoi on ne le fait pas ?
– La quille se déplacerait à très grande vitesse ; la même que celle du planeur. C’est-à-dire près de six-cents kilomètres par heure, soit plus de cent-cinquante mètres par seconde. Les premiers planeurs à quille utilisaient cette méthode, mais elle a été abandonnée depuis.
– Oui, j’imagine. Mis à part les problèmes d’hydrodynamique qui auront été résolus d’une manière ou d’une autre, il devait y avoir un risque énorme de collision avec des bancs de poissons, sans parler des baleines ou des bateaux. À cette vitesse, les conséquences devaient être considérables, non ? Il y a eu des accidents ?
– Effectivement ! Comme pour toutes les activités, avec cette technologie, il y avait des risques d’accident. Heureusement, la haute mer est pratiquement un désert du point de vue de la biologie. Les poissons se concentrent essentiellement dans les eaux peu profondes. Le risque provient essentiellement des migrations de tortues marines, des bois flottants et de quelques requins solitaires. Et, bien sûr, il y a toutes les saloperies, jetées sans aucun égard par ces gamins malpropres de l’Éclosion, que l’on n’a pas encore eu le temps de retirer.
– Ha ! Merci pour les gamins malpropres !
– Oh ! Excuse-moi ! J’avais oublié. Non, je ne te mets pas dans le même panier. Je ne peux pas imaginer que tu puisses être comme tes contemporains. Pas étonnant que tu aies décidé de fuir ton époque.
Là, il s’enfonce. Et je sens que je ne parviendrai pas à éviter de plonger avec lui dans la polémique.
– Mais je n’ai jamais voulu fuir mon époque, juste le bug de l’an 2000. Et puis, mes contemporains et moi, je veux bien admettre que nous étions des malpropres ; mais nous n’étions pas plus des gamins que les gens d’aujourd’hui. C’était le contexte socioéconomique et culturel qui nous maintenait prisonniers de ces comportements irréfléchis envers tout ce qui nous entourait. Ta réaction me fait penser à celle des xénophobes et autres racistes de mon époque, ou des Luniens d’aujourd’hui : on a des préjugés négatifs pour tous ceux qu’on ne connait pas ou mal. Mais il suffit que l’on apprenne à connaitre l’un de ces parias et soudain il ne nous parait pas si différent de nous-mêmes, alors on le considère comme une exception.
Aïe ! Je suis en train de monter les tours. Je sens l’adrénaline me submerger.
– Et puis, qu’est-ce que t’y connais de mon époque, hein ? Vous êtes tous les mêmes ! Ici, c’est tout le monde, il est beau, tout le monde il est gentil. Et les autres, c’est tous des sauvages égoïstes !
Et là, j’allais ajouter : – Mais toi, t’es pas pareil. Je le sens.
J’éclate de rire. Ma colère s’est envolée en réalisant que je suis moi-même tombé dans le travers que je tentais de dénoncer.
– Finalement, peu importe le pays, la planète ou l’époque. L’humanité présente partout les mêmes qualités et les mêmes défauts. C’est le contexte culturel qui impose ses contraintes.
– Oui, tu as sans doute raison. Je n’ai pas cette chance d’avoir vécu dans deux époques différentes.
– Bof, je m’en serais bien passé. Mais on parlait des risques d’accident avec les quilles immergées. Tu disais que les tortues, les bois flottants et les… hum… déchets industriels posaient un certain risque. Mais j’imagine qu’il y a encore des navires qui parcourent les océans et puis les grands cétacés parcourent les eaux profondes lors de leurs migrations, non ?
– Exactement. Malgré que les positions de tous les bateaux et sous-marins, ainsi que celles de pratiquement tous les dauphins et baleines étaient connues en permanence grâce à la veillance et qu’il était ainsi facile d’établir les plans de vol en fonction de tous les êtres intelligents peuplant les océans, les collisions avec les gros poissons ou les tortues entrainaient presque systématiquement la chute de l’aéronef.
– Tu dis que la veillance s’étend également aux cétacés ? Décidément, je ne suis pas au bout de mes surprises.
– Les cultures des peuples de la mer sont très différentes de celles des primates. Elles ne sont pas accablées par la soif de pouvoir qui nous caractérise. Le besoin d’un outil tel que la veillance n’existe pas dans leurs sociétés. Pour elles, la veillance est juste un de nos gadgets technologiques dont elles sont très friandes.
– Je ne suis pas sûr de comprendre : par « friands », tu veux dire que les baleines et les dauphins se comportent comme des ados qui se précipitent sur le dernier bidule à la mode ?
– Oui et non. L’aspect mode n’a guère d’importance. Quoique ces dernières années… Par contre, leur facilité à mettre nos technologies à leur service est tout à fait étonnante.
– Comment cela ? Ils construisent leurs propres usines ? Je fais peut-être de l’anthropocentrisme, mais pour fabriquer des objets, il faut des bras, des mains. Leurs nageoires ne sont pas vraiment adaptées à cet usage, non ?
– Non, non. Du moins pas encore. Ils ont d’ores et déjà maitrisé la conception des objets qui leur sont utiles, mais nous les fabriquons encore pour eux.
Il marque une pause de quelques secondes.
– Pour mieux comprendre la nature des échanges entre les peuples de la mer et les espèces humaines, il faudrait que tu l’expérimentes par toi-même. Que dirais-tu de passer quelques jours à Singile ? Je pourrais te faire visiter l’interface et te présenter à mes amis à nageoires.
Évidemment, je vais accepter son offre. Je suis vraiment intrigué par les relations qui se sont nouées entre ces deux mondes si différents.
– Ce sera avec plaisir. Une fois que j’en aurai terminé avec le Santa-Maria, avant de remonter vers le nord, vers l’Europe, je ne manquerai pas de venir visiter cette interface à… comment se nomme encore cet endroit ? Je n’ai jamais eu une bonne mémoire des noms…
– Singile ! Sur la côte ouest.
– À Singile donc. Je me réjouis déjà.

Mon esprit s’évade au-delà de la baie vitrée. Je m’imagine chevauchant un dauphin, agrippé à son aileron, sautant d’un nuage à l’autre, perdu dans cet océan floconneux sans limites. Tout autour de nous s’écoulent secondes et minutes, telles les pages d’un calendrier dispersées par le souffle du temps.

J’ai dû m’assoupir. Quand je rouvre les yeux, l’aéronef ne plane plus majestueusement, inondé de lumière, loin au-dessus des nuages. Parcouru de tressaillements irréguliers, il se fraie un passage à l’intérieur d’une masse sombre et grise. Mon compagnon de voyage n’est plus assis dans son fauteuil. Où est-il ? Que se passe-t-il ? Le planeur serait-il en difficulté, aurait-il été évacué et aurais-je été oublié ? Une vague de panique m’envahit. Je regarde désespérément tout autour moi.
Soulagement ! De nombreux passagers sont calmement installés dans leurs sièges. D’autres, dont Tong, sont accoudés au bar situé à l’arrière de la cabine.
Encore inquiet, timidement, je vais les rejoindre. Tong, qui m’a vu, me fait signe d’approcher.
– Ah ! Bernard ! Viens, que je te présente à nos compagnons de circonstance !
Il continue, s’adressant à ses voisins.
– Voilà, je vous présente le plus vieux Terrien encore vivant. Absolument ! Il a même participé à l’avènement de l’Éclosion.
Les autres me dévisagent avec incrédulité, voir avec amusement. L’un d’eux m’interpelle :
– Alors comme cela, tu as plus de cinq-cents ans ? Apparemment, tu ne les fais pas.
– Ouais, tu es vraiment bien conservé, s’esclaffe un autre.
Sympa comme accueil. Mais comment leur en vouloir ? Ils réagissent comme réagiront mes copains de l’an 1999, lorsque je leur raconterai mon voyage dans le futur. Autant ne pas y prêter attention.
– Participé à l’Éclosion ? On ne peut pas honnêtement affirmer cela. Je suis certes contemporain du début de votre calendrier, mais de là à prétendre avoir eu une quelconque influence sur son avènement, c’est très exagéré. Je n’avais que onze ans à cette époque.
– Admettons que tu sois effectivement né avant l’Éclosion. Mais comment peux-tu expliquer ton apparente jeunesse ? Aucun traitement réjuvénateur ne permet de retarder le vieillissement durant cinq siècles et probablement aucun ne le permettra jamais.
– C’est que je n’ai pas vécu tout ce temps. Je me suis fait endormir pour échapper au bug de l’an 2000. Un malheureux concours de circonstances a fait que je n’ai été réveillé que bien des siècles plus tard.
– Le beugue de l’an 2000, c’est quoi ?
Et voilà, c’est reparti. Il va me falloir encore une fois raconter mon histoire.

Leur curiosité satisfaite, un silence dubitatif s’installe dans le groupe. Le planeur est toujours plongé dans la grisaille et toujours sujet à d’inquiétantes secousses.
– Heu… Quelqu’un peut-il me dire pourquoi nous ne volons plus au-dessus des nuages ? À votre absence d’inquiétude, je suppose que tout est normal, mais ne pas comprendre m’inquiète.
C’est le barman robot qui me répond.
– Tout va bien. Nous profitons opportunément du passage d’un cyclone pour nous glisser le long de son flanc afin de gagner une heure ou deux sur l’horaire.
– Quoi ? On est en plein milieu d’un cyclone ?
– Non, pas au milieu, mais plutôt à la périphérie. Enfin, juste assez à l’intérieur pour bénéficier de vents rapides, sans prendre de risques.
– Hmmm, je ne sais pas si je suis rassuré. Finalement, les avions classiques, c’était bruyant et polluant, mais la navigation paraissait plus simple.
Tous me regardent silencieusement. Je laisse s’écouler quelques secondes avant de reprendre :
– Heu… Non, probablement pas. Les pilotes devaient aussi tenir compte des conditions météorologiques pour établir leurs plans de vol. Je crois que les passagers étaient déjà assez perturbés par le bruit et la promiscuité pour ne pas se préoccuper des soucis de l’équipage.

La conversation dérive vers des sujets d’actualité comme la crise lunaire ainsi que l’arrivée prochaine du Santa-Maria. Je suis harcelé de questions concernant mon rôle dans le réveil de l’équipage à l’ile de La Fournaise. J’essaie tant bien que mal de leur faire comprendre que je n’ai pas, moi-même, une idée très claire à ce sujet.
– En fait, je ne sais pas comment cela va se passer. Je sais juste que cet Ixycs Igrek qui m’a invité à me joindre à son noeud est censé m’accueillir à l’aéroport. Le reste sera une découverte de tous les instants. Je vais faire de mon mieux, mais je crois que je vais devoir improviser un max.
– Mais tu as quand même étudié le dossier ? Tu ne vas pas nous dire que tu ne sais même pas quelle est la composition de l’équipage, ni la raison du choix de La Fournaise pour son réveil. Toute cette info est sur le Réseau.
– Ben, en fait, non. Je n’ai pas pris la peine de me renseigner. Si l’on considère que je peux être utile et du moment que je n’ai rien d’autre à faire sinon chercher un moyen de retourner en 1999, je suis heureux de me mettre à disposition. Je verrai sur le moment pour apprendre ce que je dois savoir.
– On dirait que tu n’as pas de projets d’avenir.
– Des projets d’avenir ? Bien sûr que j’en ai. Mais les miens, ils sont situés dans votre passé. Alors en attendant, je préfère vivre au jour le jour, au présent.
– Et ces projets, tu peux nous en dire deux mots ?
– Oh ! Rien d’extraordinaire. Je ne prévois pas de faire de grandes choses. Je veux juste retrouver les gens que j’aimais, même s’ils ne sont pas nombreux. Et puis je pourrais essayer de faire passer une vision de l’avenir plus positive que celle que martelait la science-fiction de ce temps-là. Il parait que j’ai écrit un bouquin relatant mes aventures dans le futur, alors j’aurai de quoi m’occuper quelque temps. C’est juste dommage qu’il n’en reste plus la moindre copie. J’en aurais ramené une avec moi, m’évitant ainsi de devoir le récrire. Mais bon, comme la critique que j’ai lue en parle comme d’un navet, je vais essayer de l’améliorer.
L’évocation d’un tel paradoxe temporel déclenche l’hilarité générale. N’empêche, ce serait cool si en récrivant ce bouquin, ou plutôt en l’écrivant, je pouvais susciter des critiques plus positives que celle trouvée sur le Réseau.

Les secousses se font plus rares et de moins en moins fortes. Le barman range quelques verres vides et essuie le dessus du comptoir.
– Chers passagers, nous allons nous poser d’ici une dizaine de minutes. Puis-je vous suggérer de gagner la baie vitrée située à tribord ? Vous aurez l’opportunité d’y admirer l’atterrissage dans les meilleures conditions. N’oubliez pas vos verres !
S’il fallait une preuve de plus que le confort des voyages aériens n’a plus grand rapport avec ceux du 20e siècle, cet atterrissage la constitue. Le barman ne nous enjoint ni à rejoindre nos sièges, ni à boucler nos ceintures de sécurité. Non, nous pourrions très bien rester accoudés au comptoir. Ce qu’il nous propose, c’est de nous tenir debout devant une baie vitrée, à bavarder calmement en sirotant nos boissons, tandis que la planète se rue vers nous à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Mes compagnons semblent être habitués à ce spectacle. Ils commentent calmement le paysage qui défile autour de nous, alors que moi, je peine à ne pas me précipiter vers le fauteuil le plus proche et m’y agripper.
L’ile de La Fournaise se dresse au milieu de l’océan et grossit de seconde en seconde. On dirait le Pays imaginaire de Peter Pan. Je scrute le rivage, espérant découvrir la crique où se cache le navire du capitaine Crochet. Le planeur se dirige vers la côte nord de l’ile. Là, la montagne descend en pente douce vers la mer. L’ile semble, du moins la partie visible, entièrement couverte de végétation. Il n’y a pas trace de présence humaine, à part peut-être ce grand disque argenté sur la droite ou cette bande sombre à proximité du rivage loin devant sur la gauche, probablement la piste d’atterrissage. Un des passagers m’interpelle :
– Il parait que du temps de l’Éclosion, l’ile était couverte d’habitations en surface. On dit aussi qu’il y avait une route encombrée de véhicules qui longeait la côte tout autour de l’ile. Certains disent qu’il ne s’agit que de légendes. Tu peux les confirmer ou les infirmer ?
– Je ne sais pas. J’ignorais pratiquement tout de l’ile de La Réunion. Mais si j’extrapole le comportement de l’espèce particulièrement envahissante qu’était l’être humain à cette époque, c’est tout à fait possible. Quant aux encombrements, à mon époque on disait que là où il y a une route, il y a un embouteillage, voire plusieurs si on n’a pas de chance.
Le sol est maintenant tout proche. Le planeur frôle la canopée. Je cherche à adopter la posture la plus stable possible en prévision d’une éventuelle perte d’équilibre au moment du contact avec la piste. Mais l’atterrissage se passe avec une extrême douceur. Le planeur roule un instant le long de la piste puis, soudain, s’enfonce dans le sol.
L’appareil s’immobilise dans un hangar semblable à celui d’où il était sorti au pied de l’ascenseur spatial. Tout le monde se salue avec de larges sourires et de sincères promesses de se revoir dès que cela sera possible. Enfin, chacun récupère son bagage et se dirige vers la sortie. Vers ce monde qui pour certains est familier, qui pour d’autres, comme moi, représente un nouvel inconnu à découvrir.

Laisser un commentaire