12 – Un enfant, c’est unique

– Voilà, c’est ici. Si tu veux bien prendre la peine d’entrer.

J’accompagne mes paroles d’une courbette digne d’un valet des royautés obsolètes. Vadina s’avance en répondant par un sourire. La porte s’ouvre à son approche.

– Wow ! C’est grand.

– Ouais. C’est même trop grand pour moi. Heureusement que j’ai pas à faire le ménage.

Elle me regarde avec des yeux de biche.

– Tu ne crois pas que tu devrais proposer à quelqu’un d’y emménager avec toi ?

Stupide comme je suis, je réponds avant d’avoir compris le sens réel de sa question :

– Ben, tu sais, je suis un gars plutôt solitaire. Ça ne me dérange pas de vivre tout seul, même si ça peut paraitre du gaspillage tout ce volume pour une seule personne.

– Oh ? C’est dommage !

Elle a dit cela avec une pointe de déception dans la voix. Mais sans hésiter, elle part à l’exploration de mon logis.

– C’est grand, mais c’est chouette. C’est vachement mieux que les petites chambres où nous sommes logés à Sinterose.

– Faut pas t’inquiéter ! Si vous avez été logé aux Soleils Levants, c’est surtout pour des raisons pratiques et pour que vous puissiez rester ensemble dans les premiers temps après votre retour. Tu n’as qu’à faire une demande et tu devrais pouvoir choisir un appartement d’une taille qui te convient mieux.

– C’est vrai ? Alors, c’est celui-ci que je veux !

Je ne dois pas être dans mon état normal, car je n’ai toujours pas compris ses allusions. Ou peut-être que, justement, je suis dans mon état normal.

– Ben, heu… C’est que je m’y plais bien, moi, dans cet appart. Mais bon, si tu y tiens tant que ça, je veux bien te le céder.

Je désigne le paysage au-delà du balcon.

– Lanouelle a l’air pas mal. Je vais voir s’il n’y a pas quelque chose de libre là-bas.

Elle soupire en regardant le plafond. Puis elle vient se poster en face de moi, ne laissant que quelques centimètres entre son nez et le mien.

– Tu n’as pas encore compris que c’est avec toi que je veux vivre ici ? Sans ta présence, cet endroit n’a rien de plus que n’importe quel autre.

Décidément, je ne m’améliore pas. Je tente ridiculement de reculer d’un pas avant de répondre.

– Mais si ! La vue depuis ici, elle est géniale.

Elle ne me laisse plus développer d’autres arguments. Elle penche légèrement la tête sur le côté puis vient délicatement poser ses lèvres sur les miennes.

Le soleil explose à nouveau, comme il l’avait fait dans Rama lorsque Nielle m’avait offert son premier baiser.

Mais mon amour pour Nielle, bien que déchiqueté par le gouffre d’espace qui nous sépare, ne se laisse pas balayer par la tempête de lumière qui envahit mon cerveau. Il résiste fortement et me redonne un semblant de contrôle de la situation. Je repousse légèrement Vadina, afin d’échapper à sa douce étreinte.

– Euh… Écoute ! Ce qui se passe là, maintenant, c’est vraiment très chouette et je suis très touché par l’affection que tu me portes. Mais… je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

Elle me regarde sans rien dire, attendant la suite.

– Oui ! Je ne crois pas que notre histoire puisse avoir un avenir. J’ai abandonné Nielle pour cette folie de retour en 1999 qui, à ce moment-là, n’avait pas plus de valeur qu’un fantasme. Il est évident que je te jetterai le jour où j’aurai trouvé le moyen de rentrer chez moi. À moins que tu ne veuilles m’accompagner, mais je ne pense pas que tu l’as seulement envisagé. Le voudrais-tu ?

Elle me fixe droit dans les yeux d’un regard intense.

– Bernard ! Je ne suis pas revenue après un si long voyage pour m’enfermer dans une relation, serait-elle la plus merveilleuse que l’on puisse imaginer. Je tiens à garder ma liberté pour explorer et jouir de cette planète sous son nouveau jour. Il s’avère que tu fais partie de ce monde et que je désire ardemment te découvrir plus en profondeur tant que c’est encore possible. Ne t’inquiète pas. Je ne veux rien t’imposer, je ne chercherai pas à te retenir, je ferai même tout mon possible afin de t’aider à trouver le chemin du retour.

Je ne sais si ses paroles m’ont rassuré ou si c’est mon amour pour Nielle qui, après un dernier sursaut, vient de s’éteindre. Toujours est-il que je me sens soudain apaisé. C’est à mon tour d’enlacer Vadina et de joindre mes lèvres aux siennes.

Nous passons la nuit à faire l’amour, à nous raconter la vie à nos époques respectives, à la comparer à celle d’aujourd’hui. Vadina ne fait que quelques vagues allusions à son voyage hors du système solaire, comme s’il ne s’était agi que d’une parenthèse, d’un passage obligé pour parvenir à l’instant présent, dans ce lit, dans mes bras.

Le soleil s’approche du zénith lorsque j’émerge du royaume des songes. Vadina est encore endormie. Elle me parait encore plus belle que jamais. Est-ce parce que, dans son sommeil, elle arpente un monde parfait dans lequel l’étrangeté du présent et les errements du passé n’ont pas cours, ou est-ce ma perception de son être qui n’est plus la même depuis hier au soir ? Encore une question qui n’a pas de réponse et qui n’en a d’ailleurs nul besoin.

Je me rends sur le balcon. L’huilet Lanouelle vibre dans les turbulences de l’air surchauffé par les rayons de notre étoile hôte. De là où je me trouve dans la falaise, cette chaleur me parvient par bouffées tièdes au sein d’une masse d’air plus froid, rafraichi par la rivière qui creuse son lit au fond du cirque. Qu’il fait bon vivre ! Je pourrais rester ici toute ma vie à admirer ce paysage. L’idée que prochainement je quitterai ce lieu pour poursuivre ma quête du retour ne représente qu’un minuscule petit cumulus humilis au loin dans le ciel bleu de mon esprit ; bien présent, mais comme un inoffensif élément du décor.

Plongé dans mes rêveries, je ne réagis pas lorsque l’appartement s’adresse à moi pour me signaler que… rien d’important… rien de plus important que de s’immerger dans ce fabuleux paysage où le chaos minéral, engendré par l’effondrement d’anciennes poches magmatiques et l’érosion, se mêle à la créativité du couvert végétal. Je m’imagine être un paille-en-queue, ailes grandes ouvertes, planant au-dessus de tout cela, profitant des ascendances thermiques pour tourner sans fin. Le temps, qui a tant joué avec moi, semble s’être éclipsé.

Doucement, très doucement, Vadina vient se serrer contre mon dos. Je sens d’abord ses tétons se poser délicatement sur mes omoplates. Puis c’est son sexe qu’elle fait glisser lentement sur mes fesses. Ensuite, elle plaque tout son corps contre le mien et m’enferme dans ses bras.

Nous restons ainsi de longues minutes, sans prononcer un seul mot, profitant de l’instant ; jusqu’au moment où les terminaisons nerveuses associées à un pan de peau pincé contre la rambarde parviennent à signaler une douleur à mon cerveau. Avec le plus de douceur possible, je m’oppose à sa douce étreinte, juste ce qu’il faut pour me retourner. Nos lèvres se rejoignent dans un fougueux baiser alors que mon sexe, bandé à mort, se colle contre le sien, sans la pénétrer.

– Tu n’as pas entendu qu’Ixycs a appelé ?

– Non !? … Heu… si, mais… enfin… heu… en fait, je crois bien me souvenir que l’appart me disait quelque chose, mais je n’ai pas écouté, j’étais là-haut, à tourner sans fin au-dessus du paysage.

– Je te comprends. Ça devait être merveilleux.

– Et qu’est-ce qu’il voulait ?

– La dernière phase de notre mission, qui consistait à notre réadaptation à la Terre et à l’établissement d’un premier bilan, se termine. Chaque membre de l’équipage va bientôt rejoindre sa région d’origine ou plutôt celle qui hantait son coeur durant le voyage. Ixycs nous invite tous ce soir chez lui à Orère pour une petite fête avant la séparation. Il voulait savoir si nous en serions.

– Et que lui as-tu répondu ?

– Que nous irions, bien sûr ! Tu ne voulais pas ?

Je prends un air à la foi très sérieux et comique.

– Si, si ! Bien au contraire. Mais tout dépendra de si on parvient à se serrer moins fort d’ici là. Parce que je ne crois pas que ce soit une position très pratique pour se déplacer.

Elle me demande d’arrêter de dire des bêtises et pour être sure que je n’en rajouterai pas, elle me bloque la bouche par un nouveau baiser, un de ceux que l’on ne voudrait interrompre pour rien au monde.

Mais même ceux-là ont une fin. Au bord de l’asphyxie, Vadina décolle ses lèvres des miennes pour reprendre son souffle. Puis elle caresse ma peau moite.

– Je crois que nous avons besoin d’une bonne douche. Prenons-la ensemble.

Avec ma naïveté habituelle, je lui demande :

– Juste pour nous rafraichir ou pour un câlin ?

– Les deux, idiot !

Elle me prend fermement par la main et m’emmène vers la salle de bain.

Vadina me fait gouter une spécialité culinaire de la fin du 21e siècle : des « gaïashis », un truc qui à première vue fait penser à des sushis. À première vue seulement, car bien qu’il y ait une feuille d’algues séchées pour maintenir le tout, le riz est remplacé par une gelée granuleuse composée de bactéries géantes modifiées génétiquement. Visuellement, on dirait une sorte de caviar blanc. À la place du poisson cru, il y a des insectes grillés. Vadina éclate de rire en voyant la tête que je fais en en découvrant la composition. Mais je dois avouer que c’est délicieux.

Les insectes grillés ne sont là, parait-il, que pour donner un peu de croquant et pour leur apport en protéines. L’essentiel du gout provient de la gelée bactérienne. Il en existe une variété gustative quasi infinie. À l’époque, les restaurants spécialisés possédaient des incubateurs cultivant des centaines de saveurs différentes. Pour ce repas, Vadina n’a demandé la synthèse que de ses cinq parfums préférés.

– Alors, tu as aimé ?

Je finis de me lécher les doigts avant de lui répondre.

– Et comment ! Si t’as d’autres recettes de cet acabit, n’hésite pas à me les préparer. J’ai de la chance d’être tombé sur un si fin cordon bleu.

– Ha ! Mais pas du tout ! Je suis totalement nulle en cuisine. Déjà à mon époque, les arts culinaires n’étaient plus pratiqués que par quelques chefs prestigieux assistés par une technologie domestique ultraperformante. La cuisine était certes un passetemps pour de nombreux amateurs, mais je n’en faisais pas partie.

– Ben dis donc ! Qu’est-ce que ça aurait été si tu avais été une bonne cuisinière ?

– Non, non ! Je n’ai aucun mérite. Je n’ai fait que puiser la recette sur le Réseau dans la masse de données provenant du vaisseau. Ma seule contribution a été de le retirer du fri… du chronostat.

– Quoi qu’il en soit, je me réjouis de te voir sortir d’autres délices du chronostat.

Je suis assis sur le sofa. Vadina y est étendue, sa tête blottie sur mes genoux. Je lui caresse doucement les cheveux.

– Bernard, il y a quelque chose qui m’intrique avec la grandeur de cet appartement.

– C’est à dire ?

– Ben, pour moi, un appart spacieux, ça a toujours été un rêve impossible. On était encore presque quatre-milliards quand j’étais petite. Comme plus de 80 % de la population vivait en ville, on était contraint de s’entasser dans des logements minuscules. Alors, quand de tels appartements sont disponibles, pourquoi est-ce qu’ils sont attribués à des personnes seules ? J’ai de la peine à m’imaginer que les gens d’ici ne se précipitent pas sur l’opportunité de disposer de plus d’espace.

– Moi personnellement, je ne ressens pas le besoin d’avoir beaucoup de place à ma disposition. Mais je comprends ton sentiment. En fait, je crois que pour les gens d’aujourd’hui, cet appart à un très gros défaut : il n’a pas de paysageur. Ça peut paraitre idiot, parce que lorsque je quitterai cet endroit, c’est le paysage que je regretterai le plus. Même si, ailleurs, je pouvais le reconstituer, il y manquerait la possibilité de me pencher par-dessus la rambarde pour ressentir la sensation du vide au-dessous de moi. Mais bon, moi, en 1999, j’aurais pas pu vivre longtemps quelque part sans avoir un accès à Internet.

– Mais alors, si les gens sont tellement accros à leur paysageur, pourquoi n’y en a-t-il pas ici ?

– Je sais pas. Peut-être pour que les enfants aient un meilleur ancrage dans la réalité.

– C’est stupide ce que tu dis là ! Il faudrait alors interdire les paysageurs pratiquement partout.

– Non, non. Pas du tout. Ce logement était initialement destiné à un noeud parental. Ce qui n’est pas le cas des appartements normaux.

– Tu veux dire que lorsqu’un couple décide de faire son enfant, il emménage dans un grand appartement ? Et qu’une fois l’enfant devenu adulte, les parents retournent dans un logement standard ?

– Pas vraiment. Un noeud parental n’est pas une cellule familiale comme dans le passé. Si j’ai bien compris, il s’agit de deux, trois, ou plus de personnes qui centrent leur activité sur l’éducation de plusieurs enfants. J’imagine que généralement, il s’agit bien de leurs enfants génétiques, mais je ne pense pas que ce soit la règle. L’important, c’est que les enfants grandissent à plusieurs parmi un groupe d’adultes qui ont le temps de s’occuper d’eux.

Vadina se redresse brusquement.

– Mais… avec un tel système, il y a des femmes qui n’ont pas le droit d’avoir leur enfant. C’est profondément injuste. Ça ne colle pas du tout avec l’idée que je me faisais de la société actuelle.

– Bien sûr qu’elles ont le droit d’en avoir. D’après ce que j’en sais, rien ne peut empêcher une femme de se joindre à un noeud parental ou d’en créer un nouveau. Mais ce n’est pas uniquement un droit, c’est aussi et surtout une responsabilité. Apparemment, un équilibre a été trouvé entre les femmes qui désirent enfanter et celles qui préfèrent consacrer leur vie à d’autres activités. Je sais que ce concept ferait hurler la plupart des femmes de mon époque, mais, en tant que mec, je ne suis pas très bien placé pour juger des conséquences sur le plan émotionnel.

– En tant que femme, je peux t’assurer que l’idée d’avoir à renoncer à concevoir son propre enfant n’est pas quelque chose d’évident. Pour ma part, je n’ai pour l’instant pas la moindre envie de m’encombrer d’un marmot, mais de là, à décider de n’en jamais avoir, c’est un pas que je ne peux pas envisager de franchir.

– Je te comprends. Mais dis-moi : comment est-on parvenu, à la fin du 21e siècle, à réduire la population à quatre-milliards alors qu’elle a dû culminer à près de neuf au milieu du siècle ? La politique de l’enfant unique ?

– Oui, essentiellement. Mais heureusement, la population n’a jamais dépassé huit-milliards. Enfin, « heureusement » n’est probablement pas le terme approprié, car plus de deux milliards sont morts durant les décennies 30 à 50 des conséquences de la surpopulation globale et des changements climatiques qui en ont résulté. Mais à part ça, tous les gouvernements qui ont finalement pris conscience de l’impact climatique de la surpopulation ont mis en place un système de maitrise des naissances du type de l’enfant unique.

– Ha ? Parce qu’il en restait qui n’avaient pas pris conscience du problème ? En 1999 et même bien avant, on parlait déjà de surpopulation et des possibles conséquences. Bon, tous les gouvernements des pays développés qui subissaient un vieillissement de leurs populations prônaient des politiques natalistes pour, comme ils disaient, maintenir une population active suffisante pour payer les retraites des ainés et maintenir la croissance de l’économie.

– C’est exactement ce que défendait, il y a quelques années encore, le candidat républicain aux dernières élections nord-américaines avant notre départ. Mais c’est surtout pour des motifs religieux que ces pays refusaient de maitriser la croissance de leur population.

– Y a qu’à leur envoyer un ou deux types comme le prêtre qui a dirigé la cérémonie hier au volcan. Peut-être que si je pouvais en convaincre de m’accompagner lors de mon retour vers le passé…

– Si c’était le cas, ils n’ont malheureusement pas réussi à convaincre tout le monde. Mais qui sait ? Peut-être ont-ils effectivement joué un rôle important.

– Mais l’enfant unique, c’est aussi injuste. Comment peut-on refuser à des parents motivés et compétents d’élever plusieurs enfants ? Et l’absence de frères et de soeurs, ce n’est pas bon non plus pour les enfants, non ?

– Certes ! Mais ces effets secondaires étaient bien moins néfastes qu’une éventuelle inaction. L’important était déjà de réduire l’emprise humaine sur le territoire.

– Et de réduire aussi les émanations de gaz carbonique, non ?

– Oh ! Çà ? Le problème s’est en partie réglé de lui-même.

– Hein, comment ça ?

– Oui ! Vers 2010, la production de pétrole facile à extraire a atteint son maximum, alors que la demande ne cessait de croitre. Il y a eu une brusque envolée des prix qui a fortement ébranlé l’économie. Tout le système d’échange et de production basé sur des carburants très bon marché a été grippé. En dix ans, l’économie s’est reconvertie sur des modèles de productions proches des consommateurs. Seuls les produits à forte valeur ajoutée ont continué à être produits loin de leur lieu d’utilisation. Les gens ont aussi appris à réduire leurs déplacements.

– Ouais ! Mais si l’utilisation des énergies fossiles diminuait, les prix ont dû baisser aussi, ce qui a dû ralentir les efforts de reconversion, non ?

– Oui et non. Oui, car au moment du pic, la production parvenait encore plus ou moins à suivre la demande. Une période de pénurie entrainait une forte hausse des prix, ce qui déclenchait une brusque baisse de la consommation, et une comparable hausse des stocks, donc un effondrement des prix. La consommation repartait alors de plus belle, encouragée par des mesures de relance de l’économie. On était alors reparti pour un tour, comme un yo-yo. Tu sais ce que c’était un yo-yo ?

– Qu’est-ce que tu crois ? J’apprenais à jouer au yo-yo à mes gosses alors que tes parents ne savaient pas encore comment on fait des enfants.

Elle me jette un bref regard vexé, puis continue.

– Non, parce qu’après le pic de production, les gisements en cours d’exploitation se sont rapidement épuisés. Et les gisements restants, ceux qui produisaient un pétrole de moindre qualité, étaient aussi ceux dont l’exploitation nécessitait une très grande quantité d’énergie. Malgré les prix élevés, leur éventuelle exploitation n’est jamais devenue rentable. Et malgré la baisse de la demande, la production arrivait de moins en moins à suivre, ce qui a définitivement maintenu les prix à un niveau très élevé.

– Et on n’a rien trouvé pour remplacer le pétrole ? Je crois savoir qu’il restait des quantités importantes de charbon. Et à la fin du 20e siècle, on parlait beaucoup de l’hydrogène.

– L’Inde et la Chine ont misé à fond sur le charbon, mais les conséquences environnementales étaient telles qu’il a fallu y renoncer rapidement. Quant à l’hydrogène, il s’est effectivement bien développé, mais ce n’est qu’un vecteur d’énergie, pas une source.

– Alors, on a cessé de produire des gaz à effet de serre et le réchauffement climatique s’est tout de même poursuivi ?

– On n’a pas complètement cessé ; on a seulement supprimé les rejets liés au secteur énergétique. Les émanations liées à l’agriculture et surtout à l’élevage sont restées élevées. Et puis, même si les émissions directement liées à l’activité humaine ont été réduites à leur niveau du début du 20e siècle, leur concentration dans l’atmosphère a continué à augmenter.

– Comment cela ?

– Le sous-sol de nombreuses régions, particulièrement aux très hautes latitudes, stocke des quantités gigantesques de gaz carbonique et de méthane produites dans le passé par la décomposition de matières organiques. Ces gaz sont libérés lorsque le sol se réchauffe, venant ainsi s’ajouter à ceux déjà présents dans l’atmosphère. Il s’est ainsi déclenché un cercle vicieux qui ne pouvait s’arrêter qu’une fois tous les stocks évaporés.

– J’avais entendu dire qu’il y avait aussi du méthane stocké au fond des océans.

– Oui, les hydrates de méthane, ou clathrates. Le méthane est piégé dans des sortes de cages formées de molécules d’eau. Elles forment une sorte de glace instable qui peut se désagréger brusquement en cas d’élévation de la température du fond de l’océan. Il y en avait environ 1000 milliards de tonnes qui n’attendaient qu’une bonne occasion pour s’échapper.

– Quoi ? 1000 milliards de tonnes ? Mais c’est énorme ! Ils ont été libérés ?

– Heureusement non. Enfin, seule une petite partie et progressivement. Tout au moins avant mon départ. Après, je ne sais pas. Et de toute façon, il s’en échappait de tout temps. Tu as déjà entendu parler du Triangle des Bermudes ?

– Cette zone de la mer des Caraïbes où de nombreux navires auraient disparu ? C’est juste une légende !

– Peut-être pas. En fait, lorsque le méthane est libéré, il remonte à la surface sous forme de grosses bulles. Si un tel phénomène se produit alors qu’un vaisseau passe à la surface, la poussée d’Archimède n’est plus suffisante pour assurer sa flottaison et le bateau coule instantanément. J’avais vu un film sur Internet d’un navire de plaisance qui a disparu ainsi. Filmé depuis le bateau, c’était vachement impressionnant. La mer s’est mise à bouillonner et, quelques secondes plus tard, le yacht s’est enfoncé dans ce qui n’était plus vraiment de l’eau.

Apparemment bouleversée par son propre récit, Vadina reprend son souffle avant de reprendre.

– Enfin, tout ça pour dire que les bouleversements climatiques ont continué malgré tous les efforts déployés pour les contrer. Rapidement, il n’était plus question que d’en limiter les impacts et de tenter de s’y adapter. Les centaines de millions d’individus qui ont dû s’éloigner des côtes, lorsque les glaciers du Groenland se sont brusquement effondrés dans l’océan au début des années 20, n’ont fait que renforcer le flot de tous ceux qui fuyaient les régions ravagées par les inondations ou brulées par la sècheresse. L’Asie a ainsi été plongée dans le chaos, tellement elle était déjà surpeuplée avant, tout particulièrement l’Inde.

– La Chine aussi, j’imagine.

– Certes, mais dans une moindre mesure, car la politique de l’enfant unique avait porté ses fruits, la population s’était stabilisée à un milliard et demi, alors que l’Inde frisait les deux milliards. Tout le Sud-Est asiatique était aussi largement surpeuplé et a donc eu énormément de peine à gérer la situation.

– En Afrique aussi, ce devait être la pagaille, non ?

– Effectivement. Mais comme en Amérique latine, ce sont les dernières forêts tropicales qui ont été rasées pour faire face à l’affluence des réfugiés. Les problèmes réellement vitaux ne sont apparus qu’une fois que l’écosystème s’est effondré.

– Mais en Asie aussi, il y avait des forêts tropicales.

– En 2010 déjà, elles avaient été presque entièrement transformées en culture de palmier à huile.

– Et en Europe ? En Amérique du Nord ?

– Comme te l’a décrit Mongo dans ton bouquin, les pays développés ont subi une immense pression migratoire. Pour s’en préserver, les pires horreurs ont été commises. Les bateaux de réfugiés ont été coulés au large, des avions surchargés d’immigrants ont été purement et simplement abattus. Ce n’était pas grand-chose comparé au total de deux milliards de victimes, mais plusieurs millions sont morts ainsi dans leur vaine quête d’un havre de survie.

Ce rappel me laisse pantois. Il me faut un instant, avant de parvenir à réagir.

– Mais de quoi sont morts tous ces gens ? Il y a eu des guerres ?

– Non, pas de guerres. On pourrait imaginer que des états envahissent leurs voisins pour y déverser leurs réfugiés, mais un pays qui ferait cela aurait à s’occuper, en plus de ses propres victimes du réchauffement, de ceux du voisin envahi. En fait, à part à la lisière des pays riches qui se sont barricadés, les frontières ont simplement cessé d’exister. Les réfugiés allaient n’importe où, où il restait un peu de place. Non seulement les terres agricoles dans les zones côtières ont été englouties par la montée des océans, mais les réfugiés ont déferlé sur celles de l’intérieur des continents, encore plus ravageurs qu’une nuée de sauterelles. Ces gens sont morts de faim, point barre !

– Durant le 20e siècle, après les désastres qui ont couté de nombreuses vies, on a constaté en général des babyboums. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit dans ce cas ?

– L’évidence que le monde ne pouvait pas subvenir durablement à une population aussi élevée a enfin atteint la conscience collective. L’impératif de maitriser la population et de la stabiliser à un niveau bien plus bas que les sommets qu’elle avait atteints s’est imposé très rapidement. Faire naitre moins d’enfants a été le moyen que l’on a trouvé pour qu’ils ne meurent plus en si grand nombre.

– C’est à ce moment-là que s’est généralisée la politique de l’enfant unique, alors ?

– D’abord, on avait tenté de déterminer des quotas en fonction des différentes ethnies et des conditions locales de subsistance, mais cela a renforcé les tensions ethniques déjà exacerbées. En plus, comme il s’agissait de quotas collectifs, les individus ont unanimement considéré qu’ils faisaient partie des privilégiés qui avaient le droit d’enfanter. Le concept d’enfant unique s’est effectivement imposé très rapidement.

– Mais il n’y a pas eu de massacre des bébés filles comme dans les campagnes chinoises au 20e siècle ?

– Ce phénomène n’était pas limité à la Chine et était pratiqué depuis des siècles. Mais tu as raison, il s’est intensifié. Au moins, ces fillettes ne sont pas mortes de faim et puis, pourquoi essayer de s’y opposer, ça allait dans le bon sens. Moins de filles, cela implique moins de bébés pour la génération suivante, non ?

– C’est plutôt cynique comme réaction, mais tu as sans doute raison. Et dans les pays riches, l’enfant unique s’est aussi imposé ? En 1999, ce n’était pas vraiment une idée à la mode.

– Bien que leurs frontières n’avaient rien à envier au rideau de fer que ta génération a connu, ces pays ne se sont pas complètement isolés. Une part non négligeable de la population se préoccupait de ce qui se passait à l’extérieur et comprenait que face à l’arrêt des importations alimentaires, s’ils voulaient maintenir leur niveau de vie, ils devaient également réduire drastiquement leur population. Il a fallu des années pour que simplement l’idée d’une baisse de la population devienne majoritaire. L’enfant unique s’est imposé comme une solution certes imparfaite, mais la plus simple à mettre en oeuvre.

– Et le problème du vieillis…

Vadina pose son index sur mes lèvres pour me signifier qu’on a assez parlé.

– Chuuut ! On pourra en reparler une autre fois. Pour l’instant, il n’y a rien de plus important pour nous que de jouir du présent et de notre proximité !

Doucement, très tendrement, je me mets à lui mordiller ce doigt qu’elle a si imprudemment mis à ma portée.

Lentement, l’ombre du Mailledot s’étend sur Maïfatte. Bientôt, l’unique étoile diurne va céder la place à la multitude de celles qui peuplent la nuit. Il est temps de partir pour Orère.

– Vadina, tu ne crois pas qu’il serait temps de nous préparer pour la soirée ?

– Oh ! Déjà ? Tu as raison. Laisse-moi quelques minutes pour me préparer. Je ne ferai pas long.

Sans perdre un instant, elle s’enferme dans la salle de bain. Non, pas vraiment. Si l’envie m’en prenait, je pourrais très bien y entrer, c’est juste mon éducation qui me pousse à ne pas le faire. C’est moi qui m’enferme à l’extérieur.
Bon, je ne suis pas un expert. Mais là, c’est clair, une salle de bain avec une femme dedans, c’est un peu comme un chronostat : les minutes peuvent y durer des heures. Alors, j’ai tout mon temps. Tiens, ce qui serait marrant, c’est de comparer ce que Vadina m’a raconté aujourd’hui avec ce qui était archivé dans le Réseau avant le retour du Santa-Maria. Tout en m’habillant, j’effleure un disque doré pour l’activer.

– Ben, alors ? Tu n’es pas prêt ?

Que répondre ? Non, je ne suis pas prêt. Je suis assis en slip devant la console. Il y a environ un quart d’heure, j’avais commencé à mettre un T-shirt, mais je n’ai toujours pas enfilé la deuxième manche. Et je ne sais même pas depuis combien de temps je tiens cette chaussette dans la main avec laquelle j’interagis avec l’hologramme.

– Heu… non. Enfin… si. C’est l’affaire de quelques secondes. Et pis, j’attendais que tu libères la salle de bain pour aller faire un petit besoin.

Je crois que je ne m’étais plus habillé si rapidement depuis mon adolescence. À cet âge, j’étais particulièrement doué pour me réveiller en retard les jours où les cours commençaient par la leçon d’allemand.

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