Prologue

Tong, le cétologue que je dois rencontrer à l’Interface de Singille, lieu de rencontre entre les peuples de la mer et de la terre, est actuellement occupé. Il ne pourra me recevoir que dans quelques heures. En attendant, je vais aller me promener sur le rivage. Peut-être apercevrai-je quelques baleines ou dauphins, puisqu’ils sont censés fréquenter ces lieux.
Contrairement à la côte Est de l’ile, il y a une plage de sable blanc. Je suis même étonné de découvrir de gros morceaux de corail mort. Y aurait-il donc un lagon ? Oui ! Je distingue à environ deux-cents mètres au large la houle qui se brise sur une barrière invisible juste sous la surface. Il y a même des surfeurs qui se lancent à l’assaut des vagues.
Le cyclone annoncé a un peu de retard. Les premiers nuages s’installent dans le ciel, mais ils ne devraient pas cacher le soleil avant le début de la soirée. Il n’y a pas de risque que je doive me réfugier en souterrain avant mon rendez-vous avec Tong. Mais comment vais-je occuper ces quelques heures ? Larver sur une plage, ça n’a jamais été mon truc. Si je savais surfer, je pourrais taquiner quelques rouleaux, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
— Tu as l’air de regarder les surfeurs avec envie. Cela te plairait-il d’en faire toi-même ?
Elle, je ne l’ai pas vue venir. C’est une femme jeune, environ vingt-cinq ans, à la peau plus sombre que la moyenne des Terriens actuels. Elle porte une robe courte et légère, serrée à la taille par une fine ceinture, juste assez transparente pour laisser deviner la forme de ses seins menus.
— Ben ouais, ça à l’air cool ! Mais je n’en ai jamais fait. Dans une autre vie, j’ai fait un peu de snowboard, mais j’imagine que ce n’est pas vraiment pareil. Tout ce que je réussirais à faire serait de me fracasser sur le récif.
— Oh ! Mais tu n’as rien à craindre. De nos jours, les planches de surf sont suffisamment intelligentes et consciencieuses pour ne pas laisser leur passager tomber à l’eau à la première vaguelette venue.
— Ni aux suivantes, j’espère.
Je réfléchis un instant, puis me laisse convaincre.
— Au fond, pourquoi pas ? Si j’ai eu le courage ou l’inconscience de me faire congeler pour échapper au bug de l’an 2000, comment pourrais-je prétendre avoir peur d’une vague ? Ce n’est que de l’eau, non ?
— Suis-moi ! Je vais te procurer le matériel.
Elle m’emmène en bordure de la plage, sous un couvert de filaos. Là, dans une baraque en faux bois de silicarbone, sont rangées des dizaines de planches de surf bigarrées.
— Tu choisis celle qui te plait parmi celles qui sont à ta gauche. Ce sont des modèles pour débutants.
J’en choisis une avec deux planètes peintes dessus. Un dauphin saute de l’une à l’autre.
— Je prends celle-ci, mais je ne suis pas vraiment rassuré. Tu es sure que je ne vais pas me planter tout de suite ?
— Absolument. Tu n’as qu’à essayer à quelques mètres du rivage. Tu verras que dès que tu monteras sur la planche, elle se stabilisera d’elle-même.
Effectivement, une fois dans l’eau, malgré des vaguelettes d’une vingtaine de centimètres de haut, je parviens à me tenir debout sur la planche comme si j’étais sur la terre ferme. Rassuré, je me dirige vers le large, là où se forment les rouleaux sur la barrière de corail.
Voilà ! J’ai bien regardé comment s’y prennent les autres surfeurs, les vrais, ceux qui savent. De mon mieux, j’essaie de les imiter. Je laisse la vague approcher, je me dresse sur la planche et essaie de la positionner dans la pente.
Eh ! Mais c’est facile. La planche prend de la vitesse. Elle s’adapte toute seule aux conditions de la vague sans même me déséquilibrer. La vague est énorme. Elle va former un rouleau dans lequel je vais pouvoir passer debout.
Wow ! C’est génial ! J’ai même jamais rêvé de faire un truc pareil. Je suis dans un cylindre liquide qui, l’espace d’un instant, me fait penser à l’intérieur de la station spatiale Rama en route vers les étoiles. La planche glisse sur une surface liquide presque verticale qui me rappelle le Temple de la Brume chez les Zérogés. Je plonge ma main sous la surface pour voir si les mêmes effets optiques délirants vont se produire.
J’aurais pas dû ! La planche ne pouvait prévoir que j’allais faire une telle bêtise. Freiné par la résistance de l’eau, je suis déséquilibré. Le surf tente désespérément de se maintenir sous moi, mais c’est peine perdue : je suis happé par la grande lessiveuse.
Balloté en tous sens, je ne peux m’empêcher d’absorber des quantités d’eau salée saturée de sable. Je vais me noyer. J’aurais jamais dû croire cette fille. Pour sûr, son mentor va avoir du boulot.
Tiens ! Ce corail est très beau ! Mais je vais me fracasser dessus, je serai déchiqueté. De toute façon, je suis déjà mort. Ma tête heurte un magnifique massif rouge. J’ai à peine le temps de ressentir la douleur se développer, puis plus rien.

Moi qui croyais que la mort c’était le néant, je me suis bien trompé. Ceux qui prétendaient qu’en mourant, on se voyait quitter son corps et aller vers une grande lumière blanche, ben ils se sont gourés autant que moi. Non ! Quand on est mort, c’est comme si on ne l’était pas. On a simplement plus besoin de respirer, ni de faire battre son coeur. J’imagine qu’on a plus besoin non plus de manger, c’est dommage, ni de se soumettre aux contingences habituelles de l’existence. Quand on est mort, on reste dans son corps, on voit et on entend ce qui se passe, mais on ne peut plus agir sur ce qui nous entoure. Sur ce qu’il advient lorsque le corps se décompose ou est incinéré ou… je préfère ne pas encore y penser. Pour l’instant, je me vois couler lentement le long de la falaise extérieure du récif. Il fait de plus en plus sombre, mais je continue à distinguer chaque détail de ce qui m’entoure.
Il y a des branches de corail dont les milliers de polypes agitent leurs minuscules tentacules comme pour me saluer au passage. Il y a d’innombrables poissons de toutes formes et de toutes couleurs qui, avec leurs gros yeux globuleux, me regardent m’enfoncer lentement vers les abysses.
Il y a aussi ces créatures fabuleuses dont les marins du temps jadis peuplaient les océans. Comment les appelle-t-on déjà ? Ha oui ! Les sirènes. Ça me fait penser à cette devinette débile : quel nom peut-on donner à une personne de sexe féminin qui n’a pas été gâtée par la nature ? Une sirène : mi-femme, mi-thon !
Ha ! Ha ! Au moins, en mourant, je n’ai pas perdu le sens de l’humour.
Ces sirènes-là sont encore plus étranges que toutes celles des légendes. Si elles sont effectivement un hybride humain-poisson, elles ne correspondent pas à l’image classique de la sirène, bien au contraire. Elles ont une belle paire de jambes et un bassin qui rendrait fou n’importe quel mâle humain (vivant). Le torse et la tête sont eux tout à fait poissonnesques et, ma foi, fort ressemblants à ceux d’un thon. Leurs bras ressemblent aux longues nageoires des mégaptères, les baleines à bosse.

Les sirènes se réunissent autour de mon corps et le poussent vers la gueule béante d’une caverne creusée dans la falaise de corail. Après avoir traversé un long boyau tortueux, nous aboutissons dans une grande salle éclairée par un nuage de méduses luminescentes. Les parois sont constellées d’innombrables cavités dont certaines sont obturées par une matière vitreuse. Les sirènes poussent mon corps vers une section où il ne reste que quelques trous non bouchés. Celles qui sont fermées contiennent toutes un être humain, homo ou simien, mâle ou femelle. Est-ce là que les peuples de la mer entreposent les cadavres des marins trop téméraires qui n’ont pas été rejetés sur les côtes ?
Mon corps est introduit dans une alcôve inoccupée. Une méduse géante vient se placer sur l’ouverture de mon tombeau. Ses tentacules viennent se poser partout sur mon corps et y injectent une substance indéterminée, mais très froide. Un à un, très lentement, les tentacules se détachent de l’ombrelle et se décomposent. L’ombrelle se rigidifie progressivement pour former le bouchon transparent que j’avais observé sur d’autres cavités.
Puis plus rien ne se passe si ce n’est le passage du temps lui-même. Je finis même par ne plus percevoir son écoulement. Est-ce vraiment cela être mort ?

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