11 – Veillance

Lentement, la vague s’écrase sur les rochers. Une faible brise siffle dans la pinède, sans parvenir à couvrir le chant des cigales. Une autre vague vient mourir au pied de la falaise.

J’ouvre les yeux. Je suis couché dans mon lit. Non, ce n’est pas mon lit. L’appartement est fait sur le même modèle que celui que l’on m’a attribué, mais la décoration est différente. Le mien est agencé aussi sobrement qu’une chambre d’hôtel, alors qu’ici on y devine la touche personnelle de celui ou de celle qui y vit. Il y a même une bibliothèque avec deux ou trois livres dessus. C’est la première fois que j’en vois dans ce monde.

Encore une vague. Je me lève. Je suis complètement nu. Où sont mes vêtements? Je ne les vois nulle part.

– Appartement?

– Oui?

– Où sont mes vêtements?

– Il est à craindre qu’il n’y en ait pas de disponibles pour l’instant. Lorsque tu as été emmené ici, tu étais vêtu d’une combinaison spatiale. Ce vêtement n’est pas indiqué pour être porté à l’intérieur de la station. Il a été renvoyé au plongeoir. Une seconde… Ton appartement vient de communiquer que des vêtements vont t’être envoyés de suite. Ils seront là dans deux kilosecondes.

– Alors quoi? En attendant, je dois rester tout nu, là?

– Pourquoi pas? La température est agréable.

– Ouais, mais si quelqu’un arrive, ça pourrait être gênant.

– Il n’y a ici que Nielle et toi. Elle non plus ne porte aucun vêtement.

Oh, oh!

Une nouvelle vague s’élance, de panique celle-ci. J’y résiste tant bien que mal. Moi qui ai toujours paniqué dans des situations bien moins scabreuses que celle-ci, me voilà servi. Et pas moyen de fuir. Me réfugier dans les toilettes et attendre l’arrivée de mes vêtements? Non! Si Nielle me découvrait ainsi, l’humiliation serait insupportable.

Je n’ai d’autre issue que de surmonter ma pudeur et mes hantises. Tout se passera bien. Il n’y a d’ailleurs aucune raison qu’il en aille autrement. Et en plus, c’est bien ce que je désirais, non?

Bon! Où est-elle? Sans doute sur la terrasse. Je m’avance avec circonspection, essayant vainement de dissimuler mon angoisse.

Nielle est là, allongée sur un transat, plongée dans la lecture d’un livre. Elle est si belle. Mais je n’ose la regarder. Pourtant, j’en brûle d’envie. Je lui tourne délibérément le dos, faisant semblant d’admirer le paysage, afin de lui cacher mon excitation.

– Bernard, tu es réveillé? C’est bien. Tu m’as fait si peur. Viens là, près de moi.

Sa voix si douce me fait bander encore plus fort. Je n’ose me retourner.

– Quelle splendeur! Le reflet de la falaise et les voiliers ancrés au fond de la calanque, c’est sublime. Et cette odeur de résine, mélangée aux embruns salés, on s’y croirait. Ceux qui vivent près de l’original ont beaucoup de chance.

– Ce paysage n’existe pas. Je l’ai composé à partir de divers éléments pris çà et là. Il évolue au gré de mes caprices.

– Une image de synthèse? Mais la puissance de calcul pour simuler tout ça avec une telle précision doit être phénoménale. Et il y a un truc comme ça dans chaque appartement? C’est dément!

– Juste un rêve de robot, souviens-toi!

Elle m’a soufflé cette phrase à l’oreille. Je ne l’ai pas entendue approcher. Elle se plaque délicatement contre mon dos. Je sens ses petits seins fermes écrasés sur mes omoplates. Ses mains se mettent à caresser ma poitrine, puis descendent progressivement vers le bas-ventre. Arrivées à destination, elles marquent une toute petite pause, puis reprennent leur exploration avec plus d’ardeur.

– Oooh! Je sens que ton intérêt pour les aspects techniques du paysageur n’était qu’une façade. T’es pas mal comme cachottier, Bernard.

J’avais tort de m’inquiéter. Tout se passe effectivement très bien. Qu’est-ce que j’attends pour me lancer également à l’exploration de ses mystères?

Lentement, je glisse mes doigts le long de ses cuisses, m’attardant sur ses fesses charnues, remontant la fente jusqu’au coccyx pour continuer de part et d’autre de la colonne vertébrale aussi haut que le permet ma position. Doucement, je redescends, déclenchant un frisson en effleurant sa taille, longe ses fesses en direction de l’aine, à l’assaut de sa toison pubienne.

– Rentrons! dit-elle en me mordillant le lobe de l’oreille. On sera bien mieux pour la suite.

Le lit de Nielle devient le siège d’une folle agitation. Puis arrive l’instant crucial. Je m’apprête à la pénétrer lorsque soudain une petite lampe rouge se met à clignoter dans mon esprit.

– Heu, mon amour, on ne devrait pas utiliser une… capote?

Elle me regarde d’un air sidéré.

– Une quoi?

– Une capote. Oui, tu sais, ce petit capuchon qui s’enfile sur le pénis pour empêcher la transmission de maladies comme le SIDA et accessoirement pour éviter une grossesse. Un préservatif, quoi!

Elle éclate de rire. Un rire sonore et prolongé.

– Ben quoi? Qu’est-ce qui te fait rire comme ça?

Elle parvient à grand-peine à maîtriser son hilarité. Elle me caresse la joue et me répond ironiquement:

– Mais mon pauvre p’tit chou, ça fait des siècles que plus personne n’utilise un truc aussi ridicule qu’un préservatif. Quelle horreur, rien que d’y penser… Non, c’est trop. Et puis toutes ces maladies ont été maîtrisées depuis longtemps.

– Oui, mais moi, je viens d’une époque où ces maladies florissaient et je suis peut-être porteur sans le savoir de certains germes qui pourraient t’être fatals.

– Mais non, gros bêta. Avant d’être réveillé, tu as reçu des implantmedics, comme tout le monde. Si tu étais porteur d’un seul microbe inamical, il serait déjà trépassé depuis longtemps. Mettre un préservatif, mais qu’est-ce que tu vas encore sortir comme bêtise? Pour sûr qu’on va être la risée de toute la station.

Nielle se remet à rire de plus belle.

Et voilà, j’en étais sûr. Ca devait arriver. Je ne me faisais pas du mouron sans raison. Tout allait bien et pan! Je sors une connerie. Et voilà qu’elle rigole comme une bécasse. Mais quel con, quel con, quel con!

Je lui en veux de rire de moi, sans comprendre mon ignorance de ce monde si différent du mien. Je m’en veux de ne pas savoir comment me comporter.

Ce n’est pas vrai. Je n’en veux à personne, surtout pas à elle. Je suis juste un peu, il me faut l’avouer, vexé par son insouciance face à ce qui, à mon époque, était considéré comme un réflexe de survie.

Alors, je fais quoi? Je m’enfuis d’ici et essaie de l’oublier? Non, ce n’est pas une bonne idée. Cela entraînerait des questions auxquelles je ne saurais, ou ne voudrais, répondre. Et pour aller où? Elle est la bouée qui me permet de surnager dans cet univers où j’ai fait naufrage.

Autrement, je n’ai qu’à rester ici, à attendre bêtement qu’elle veuille bien se calmer. Oui, c’est ça, je vais attendre bêtement. Ca, je sais le faire, c’est facile.

Allongé au côté de son corps parfait, j’attends, lui caressant doucement le bras dans l’espoir d’attirer son attention.

Après un temps qui m’a paru une éternité, mais n’a probablement pas duré plus d’une minute, son rire commence à faiblir. Puis son regard croise le mien, lui révélant mon désarroi.

Son rire a cessé. Dans son regard, je devine un soupçon d’inquiétude mêlé de regret, le tout noyé dans un océan de tendresse.

– Oh, Bernard, mon amour. Je suis désolée. Je ne voulais pas te blesser. Pardonne-moi. Mais tes réactions sont tellement archaïques que…

Je l’interromps en posant un doigt sur les lèvres. Je n’ai pas envie que son fou rire ne la reprenne.

– Nielle, tout va bien. Il ne s’est rien passé. Je t’aime.

L’alerte est terminée. nous reprenons nos ébats. Sans perturbations, cette fois çi. Si le paradis existe, il est ici, maintenant.

Mon index se promène sur sa poitrine. Il fait le tour d’un sein à la recherche de l’endroit le plus propice à l’escalade. L’ascension est périlleuse, tant la paroi est raide et lisse. Après bien des efforts, le doigt atteint le sommet constitué d’une petite butte entourée d’un cercle magique. Il joue quelques instants avec le téton, puis se laisse glisser le long de la pente pour aller répéter l’opération sur la colline voisine.

– A quoi tu penses, mon amour?

– A un truc que tu m’as dit avant. Tu as dit que nous allions être la risée de la station. Comment est-ce que les gens sauraient ce que je t’ai dit?

– Comment, tu ne sais pas?

– Qu’est-ce que je ne sais pas?

Nielle hésite à me répondre.

– Heu, non, rien.

Elle serre ma tête contre sa poitrine.

– Oublie tout ça. Oublie tout ce qui nous entoure. Oublie tout le reste. Il n’y a que nous deux. L’univers se résume à ces deux mots: « toi » et « moi ».

Voilà déjà plusieurs heures que nous sommes là, mêlés l’un à l’autre. Un gargouillis d’estomac me ramène à la réalité.

– J’ai faim, pas toi? Si on faisait une petite pause, le temps de grignoter quelque chose, avant de s’y remettre? Hmmm?

– C’est une bonne idée. Il y a tout ce qu’il faut dans le chronostat pour se faire un bon petit gueuleton. Mais avant, j’aimerais que tu me laisses seule une petite kiloseconde. Va m’attendre dans le salon.

– Mais pourquoi? Tu n’es pas bien avec moi?

– Bien sûr que si! Mais pour ce que j’ai à faire, il faut être seul. Tu comprends?

– Non, je ne comprends pas. Que tu veuilles t’isoler dans la salle de bain, je comprendrais parfaitement. Mais je ne vois pas ce que tu pourrais vouloir faire, dans ta chambre à coucher, sans que j’y sois invité. Tu n’as pas confiance en moi?

– Ce n’est pas une question de confiance. En fait, j’ai besoin de m’entretenir avec mon mentor et personne, même les couples les plus unis, surtout les couples les plus unis, ne ferait l’erreur d’en dévoiler la teneur à qui que ce soit.

Je me suis levé, hésitant à sortir de la pièce.

– Mais Nielle, je…

Elle me pousse lentement, mais fermement, vers la porte qui s’ouvre à notre approche.

– N’insiste pas, mon amour. Et je te conseille d’en profiter toi aussi pour faire le point avec ton propre mentor, Jiminy. C’est comme ça que tu le nommes, non?

– Oui, mais…

– Alors, autant que tu t’y habitues tout de suite. Va maintenant! Ne fais pas cette tête, on se revoit tout de suite. Bizou!

Elle me donne un bref baiser et me laisse seul dans le salon.

Ah, les femmes. C’est toujours la même chose. Quand je suis libre, je me lamente de ma solitude. Mais dès que je trouve l’amour, je me plains qu’elles me mènent par le bout du nez.

Bon, en attendant, je fais quoi? Si j’étais chez moi, je lirais une BD. Bah, à défaut, je vais jeter un coup d’oeil aux quelques bouquins de Nielle.

Il n’y a que trois volumes. J’en saisis un au hasard. La couverture est entièrement blanche et lisse, à l’exception d’un renfoncement carré. C’est original. J’ouvre. Vierge! Toutes les pages sont blanches. Il n’y a absolument pas le moindre caractère imprimé dans ce livre. J’examine les autres livres. Ils sont tout aussi vides. Ce ne seraient que des leurres? Ca n’a pas de sens. Et puis le livre que lisait Nielle est bien réel, lui.

Tiens, c’est quoi, dans cette boîte? Des petites plaquettes de la taille d’une lettre de Scrabble. Oh, il y a quelque chose écrit dessus. Voyons: « Introduction à la neurotique non linéaire », « La tique et le plouc », « Chants de la Terre Lointaine », « Le Réseau pour les nuls »…

Ha, j’ai compris. Il suffit de mettre une plaquette dans ce creux sur la couverture du livre. Essayons! Dans quel sens ça se met? Ha, voilà!

Un petit clic accompagne l’entrée du module dans son logement. Aussitôt, sur la couverture apparaît une image: un coucher de soleil triple sur la mer, avec un radiotélescope genre Arecibo en avant-plan. Et comme titre: « Arthur C. Clarke, Chants de la Terre Lointaine ».

Je feuillette l’ouvrage. Cette fois, il y a du texte sur toutes les pages. Eh, mais… C’est écrit avec ces foutus nouveaux caractères. Et je parviens à les déchiffrer comme si j’avais grandi avec. Cool!

Mais je ne vais pas me mettre à le lire maintenant. Et puis, je suis à poil. Ha, cette pile de vêtements doit être pour moi. Mon mentor est posé dessus bien en évidence. Tout semble fait pour que je m’en serve. Au fond, pourquoi pas? Et puis, la moindre des politesses n’est-elle pas de se plier aux usages de ses hôtes?

– Jiminy?

Le bijou entrouvre un instant ses élytres. Puis, après un instant d’hésitation, il déploie ses ailes, s’envole et vient se poser sur le dos de ma main.

– Ah, Bernard. Je me demandais quand tu te déciderais enfin à te confier.

– Heu, c’est Nielle qui a insisté pour… Personnellement, je ne suis pas très…

– Elle a raison. Mais je comprends ta réticence. Nouer contact avec un mentor à l’âge adulte n’est jamais facile. Le plus difficile pour l’être humain est sans doute d’accepter de se laisser apprivoiser par une machine. En fait, le processus d’apprivoisement se fait dans les deux sens. D’une certaine manière, tu vas également devoir m’apprivoiser. Au fur et à mesure de nos entretiens, je vais devoir adapter mon comportement pour me rapprocher de toi. Mais je suis incorrigible. Je cause, je cause, alors que mon rôle est plutôt de t’écouter.

Le mentor s’est tu. Effectivement, son discours a déjà évolué. Le psy qui m’a tant exaspéré sur la plage a cédé la place au prof. Il y a progrès. Mais je ne suis pas encore prêt à me laisser embobiner par ce confesseur électronique. Je vais essayer de reprendre l’initiative.

– OK, Jiminy. Je vais jouer le jeu. Mais d’abord, j’aimerais que tu me dises ce que tu es réellement. Ne serais-tu pas en fait la grosse Tzing Tu qui se cache derrière une voix synthétique pour pouvoir mieux m’étudier?

– Pas vraiment. Bien que Tzing Tu travaille étroitement avec moi, nous constituons assurément deux entités bien différentes. Et… juste une parenthèse: tu as utilisé le qualificatif de « grosse » par provocation. C’était inutile pour deux raisons: premièrement, Tzing Tu se moque éperdument de ce que les autres pensent de son état physique. Deuxièmement, je suis totalement insensible à la provocation. Si jamais, je te donne l’impression d’y réagir, sache que ce ne serait qu’une réaction simulée. Par contre, je suis tout à fait capable d’utiliser la provocation à ton égard si cela s’avérait utile. Fin de la parenthèse. Tu disais?

– OK. J’ai compris la leçon. Mais je répète ma question: qui es-tu? Ou plutôt, qu’es-tu? Un robot?

– Non, je ne suis pas un robot. Les robots possèdent une individualité propre qui me fait défaut. Je ne suis qu’une instance de supervision actuellement transposée dans le système de suivi sociologique de la station. Si tu venais à partir pour un autre monde, je me transposerais sur celui-ci pour t’accompagner. Mon rôle consiste à suivre ton évolution psychologique et le cas échéant, sur mandat d’un spécialiste humain, à t’influencer pour prévenir l’apparition d’une éventuelle maladie mentale.

– Ah, tiens? On m’aurait menti? Ici, tout le monde me dit que la liberté individuelle est sans limites. Que c’est le paradis sur Terre. Heu enfin, dans l’espace. Ouais, je vois plutôt qu’Aldous Huxley avec son « Meilleur des mondes » ne s’était pas trompé. Je suis tombé dans un monde de moutons et vous, les mentors, vous en êtes les chiens de berger.

– Personne ne t’a dit qu’il n’y avait pas de limites à la liberté. Au contraire, tout le monde est conscient des contraintes nécessaires à la vie en société. A ton époque, un criminel avait de fortes chances d’échapper à la justice. Il fallait compenser cette sensation d’impunité par l’application de peines exemplaires à ceux qui se faisaient prendre dans l’espoir de dissuader les autres. Aujourd’hui, il est possible de dépister très tôt les pulsions criminelles et de les soigner avant qu’elles ne deviennent incontrôlables. Comme nous pouvons agir sur les causes des problèmes, nous n’avons pas besoin de placer des garde-fous tous les dix mètres. Dans l’ensemble, les individus bénéficient d’une bien plus grande liberté maintenant qu’à n’importe quelle époque du passé.

– Ce qui ne m’enlèvera pas de l’esprit l’idée que quelqu’un de malveillant puisse prendre le contrôle du système et asservir la société à sa soif de pouvoir.

– Bernard, je décèle dans tes paroles un léger soupçon de paranoïa. Il va falloir s’en occuper en temps utile. Mais pour l’instant, installe-toi en face de la terrasse et regarde. Je vais te montrer quelque chose.

La baie vitrée séparant le salon de la terrasse s’efface complètement. La calanque a disparu, remplacée par une surface lisse parfaitement noire. Le bruit des vagues s’évanouit dans les dernières volutes du parfum de la pinède. Une à une, des fenêtres apparaissent, composant une mosaïque d’une vingtaine d’images montrant des gens vaquant à diverses occupations. Toutes les quelques secondes, certaines images sont remplacées par d’autres, révélant soit des couloirs vides, soit des places grouillant de monde, ou encore des sportifs se mesurant dans des disciplines que je n’ai pas le temps d’identifier.

Jiminy m’interroge:

– Qu’est-ce que cela te suggère?

– Heu… Moi, ça me fait penser au poste de travail de Big Brother. C’est avec ça que vous maintenez la surveillance sur les gens?

– Il s’agit de veillance et non de surveillance.

– Heu, veillance? J’ai remarqué que les gens utilisaient ce mot plutôt que surveillance. Je n’avais pas réalisé qu’il avait une signification différente. Quelle est-elle?

– La surveillance et la sousveillance impliquent une hiérarchie. La surveillance, c’est l’observation des gens par une minorité située plus haut dans la hiérarchie. Comme tu le sais, c’est un formidable amplificateur des comportements de domination. La sousveillance a été introduite dans le but de s’opposer aux abus des dirigeants. Elle consiste à permettre aux citoyens de s’assurer de l’intégrité des gens qu’ils ont placés au pouvoir.

– Et la veillance?

– Elle s’est développée conjointement à l’Acratie. Avec la disparition des hiérarchies, les concepts de surveillance et de sousveillance ont fusionné en celui de veillance qui consiste à donner à chaque individu la possibilité de valider la confiance qu’il place en d’autres personnes. Il n’est ici pas question de s’introduire dans les pensées de quiconque, mais seulement d’exposer ses agissements au public.

– En fait, il s’agit d’institutionnaliser le voyeurisme et la délation.

– Les gens ne le perçoivent pas ainsi. Cela peut paraître paradoxal à quelqu’un de ton époque, mais, sans la veillance, il n’aurait pas été possible de relâcher l’arsenal législatif et répressif. Ne pouvant plus se cacher, les gens se sentent plus responsables de leurs actes et par conséquent aussi plus libres.

– Et c’est juste en montrant des images prises au hasard que ce système de surv… heu, de veillance rendrait plus libre? Du genre « veillance macht frei »?

Jiminy ne réagit pas à mon allusion au slogan figurant sur les portes des camps de concentration nazis.

– Tu as là une sélection aléatoire de ce que captent les milliards de caméras installées dans la station. Tu peux librement regarder ce qu’enregistre n’importe laquelle d’entre-elles. Tu peux même avoir accès – au délai de transmission près, bien sûr – à la grande majorité de toutes celles du système solaire. A l’exception notable de la Lune.

– Pourquoi pas celles de la Lune?

– La société lunaire n’a pas encore atteint le stade de l’Acratie. Elle s’est repliée sur elle-même, pratiquant une forme de gouvernement fondée sur la dictature de la majorité. Les minorités doivent se plier sans conditions aux décisions de la majorité.

– On appelle ça une démocratie, non?

– Un régime si implacable, fut-il démocratique, n’offre pas une grande place à la liberté. Depuis quelques années, il y a de timides signes d’ouverture, mais revenons à nos mout… images.

– Ah, ah! Revenons à nos moutons, c’est ça que tu allais dire, n’est-ce pas? Quel lapsus révélateur!

– Bien sûr que non. Nous, les mentors, sommes programmés pour faire preuve d’un certain sens de l’humour. C’était une plaisanterie, voyons.

– Permets-moi de rester sceptique. Concernant ces caméras, je pourrais donc regarder et écouter ce qui se passe n’importe où?

– Exactement. Et pas seulement à l’instant présent. Tu peux également avoir accès à tous les enregistrements effectués depuis que le système a été mis en place. Tout est archivé et mis à la libre disposition de chacun.

– Ah? Mais lors d’une de nos conversations, Floanne m’avait affirmé qu’utiliser les données du système de surveillance était un délit grave.

– Oui, nul n’a le droit d’utiliser ces images pour faire pression sur un autre individu. Leur diffusion est pourtant essentielle, car elle permet de créer un climat de confiance envers son prochain. En sachant ce que fait autrui, on évite d’imaginer n’importe quoi. Et puis, des gens se regroupent en noeuds pour vérifier en permanence le bon fonctionnement du système.

Soudain, une idée surgit en moi.

– Mais, j’y pense, quand Nielle me disait que nous serions la risée de la station, c’est à cela qu’elle faisait allusion? Alors, si je comprends bien, nous avons fait l’amour en direct devant des millions de spectateurs?

– Oh non, pas tant. Seulement 35415. Bien que ton réveil ait suscité une certaine curiosité, les gens ont suffisamment d’autres activités pour ne pas jouer aux voyeurs en permanence. Et rassure-toi, même si des plaisanteries sur le comportement sexuel des gens de ton époque vont se répandre, personne ne te fera l’affront de les raconter en ta présence.

– Il y a encore un truc que je ne comprends pas. Si n’importe qui peut regarder tout le monde à tout instant, pourquoi Nielle m’a-t-elle demandé de la laisser seule pendant qu’elle dialoguait avec son propre mentor? Je n’ai qu’à demander de voir ce qui se passe dans la pièce à côté et je saurai quand même tout.

– Non. En fait, il y a une exception fondamentale à la totale transparence de la société. C’est la relation d’un individu avec son mentor. Il est indispensable que chacun puisse entretenir un jardin secret. S’il y a un tabou dans cette société, c’est bien celui-ci. Regarde ce qui se passe si quelqu’un se connecte sur la chambre où se trouve ton amie.

La mosaïque d’images changeantes s’efface. A sa place apparaît une image floue. Je reconnais vaguement la silhouette de Nielle assise en tailleur sur le lit. En surimpression sur l’écran est affichée l’inscription: « Entretien avec un mentor ».

– Ah, tu sais? Je viens de découvrir que je sais lire!

– Oui, Floanne à fait du bon travail.

Un instant de silence. Puis Jiminy reprend:

– Je crois que nous avons assez discuté pour cette première fois. Nous reprendrons cette conversation un autre jour. En attendant que Nielle en ait terminé avec son propre mentor, je te propose de t’imprégner un peu du mode de vie actuel en observant des lieux au hasard. L’écran fonctionne comme tout le reste. Tu n’as qu’à demander à haute voix. A bientôt.

Jiminy se tait, s’envole et va se poser à nouveau sur la pile de vêtements. Je reste près d’une minute sans réactions à méditer sur l’étrange conversation qui vient de se terminer. Sur l’écran, la mosaïque changeante est réapparue. Je n’ai pas très envie de m’immiscer dans la vie privée de tous ces gens. Finalement, une scène sylvestre retient mon attention. Je m’adresse à l’écran:

– La forêt, là, je pourrais l’avoir en grand?

– Bien sûr, me répond l’appartement.

Immédiatement, la mosaïque est remplacée par la vision d’une forêt composée d’un mélange de feuillus et de résineux. J’entends le bruissement des frondaisons secouées par le vent. Un coucou chante au loin, quelque part sur la droite. Un ruisseau doit couler tout près d’ici. Même l’odeur de la terre humide envahit l’atmosphère. Un sentier serpente à travers le sous-bois, invitant à la promenade. Je pense à haute voix.

– Wow! C’est magnifique. J’aurais envie de suivre ce chemin.

– Pas de problème. L’écran va interpoler les images de différentes caméras et reconstituer le paysage au fur et à mesure du déplacement.

Effectivement, le paysage se met en mouvement. Le chemin longe bientôt une petite combe au fond de laquelle gambade le ruisseau. Nielle me rejoint sur le canapé. Le sentier s’écarte maintenant du ruisseau. Il nous emmène vers un massif de grands chênes aux larges ramures.

Au sol et dans les branches règne une intense activité. Une bande de gosses est occupée à construire des cabanes. Un souvenir ému remonte de mon enfance. Mais un souvenir banal comparé à la scène qui se déroule devant mes yeux. Bien sûr, j’aurais dû m’y attendre. Mais pour quelqu’un qui vient d’une époque où il suffisait juste d’avoir le nez un peu trop large pour finir victime de génocide, l’effet de surprise est garanti.

Ce pourrait être une pub pour Beneton. Mais ici, la variété des couleurs de l’humanité classique est remplacée par celle des cinq espèces de singes anthropoïdes constituant la nouvelle humanité. Une parfaite harmonie semble se dégager de ce coin de forêt.

Je regarde l’écran, fasciné, durant plusieurs minutes. Pourtant, petit à petit, se développe l’impression que cette perfection n’est qu’apparente.

– Nielle, en regardant ces gosses, je constate que le monde n’a pas vraiment changé. Vous prétendez faire preuve de plus d’humanisme en ayant intégré les grands singes dans la société humaine, mais en fait, vous n’avez fait que projeter le racisme sur d’autres cibles. C’est flagrant ici. Regarde ces enfants humains, heu… homos. Regarde comme ils régentent déjà leurs camarades singes. Ils donnent des ordres et laissent les autres faire le sale boulot. On croirait voir le bon propriétaire blanc avec ses esclaves nègres.

Elle pose sa tête sur mon épaule et promène un doigt sur ma poitrine.

– Tu sais, Bernard, j’espère qu’un jour tu parviendras à ne plus regarder le monde actuel avec les yeux de ton époque. Dans ce que tu vois là, il n’y a aucune discrimination. Simplement, tu ne peux pas comparer l’exploitation abjecte dont étaient victimes tant de gens, en particulier les femmes, avec les relations qu’entretiennent aujourd’hui les différentes espèces humaines. La division du travail dans ce noeud n’est que la conséquence des diverses spécialisations vers lesquelles l’évolution a poussé chaque espèce. Les orangs-outangs sont de loin les plus habiles dans les arbres. Ils peuvent sans risques atteindre des endroits qui représenteraient des dangers mortels pour les homos ou les gorilles. Ces derniers portent des charges qui ruineraient le dos d’un homo ou d’un bonobo. Et si ce sont des petits homos qui coordonnent le chantier, c’est simplement qu’il s’agit d’une chose que cette espèce fait mieux que les autres, et non en raison d’une quelconque supériorité ou d’une vaine soif de pouvoir. D’ailleurs, les chimps ont encore plus de peine que les homos à surmonter leurs pulsions dominatrices.

Elle s’interrompt un instant, me regarde tendrement dans les yeux et reprend:

– Mais ce qui fait qu’un humain soit humain, l’amour, la compassion, la morale, la philosophie, etc., nous y sommes autant aptes les uns que les autres.

– Même la religion?

– Même la religion, hélas.

– J’ai de la peine à concevoir qu’ils soient suffisamment intelligents pour la philosophie ou la religion.

– Leurs théories ne sont peut-être pas aussi complexes que les nôtres, mais elles ne manquent pas de profondeur et nous apportent beaucoup. D’ailleurs, il n’est pas question ici d’intelligence, mais de « coeur ». Et les zones du cerveau qui en sont le siège ont approximativement la même taille quelle que soit l’espèce.

– Pfuuuh! J’ai vraiment de la peine à y croire. Tout ça est tellement nouveau pour moi.

– C’est ça, le drame de notre espèce. Nous avons la grosse tête et nous essayons de tout comprendre tout de suite. Pour l’instant, contente-toi d’observer et d’apprendre. Plus tard, tu trouveras peut-être le temps de comprendre et alors tu n’auras plus besoin de croire.

Marre! j’en ai marre de tous les aspects si étranges de ce monde. Je voudrais retourner chez moi. Mais il me faut me résigner. Chez moi, dorénavant c’est ici, avec Nielle. Le désir remonte en moi. Et tant pis si l’univers entier nous regarde. Il n’y a qu’elle et moi. Tout le reste n’existe pas.

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