6 – Au « Café de l’an 2000 »

Floanne m’emmène à travers le dédale des couloirs de mon étage. Comment fait-elle pour ne pas se perdre? La seule chose qui différencie les couloirs, c’est leur combinaison de couleurs. Rien que sur cet étage, il y en a une quarantaine. Et si tous les étages en sous-sol sont comme celui-ci, il y a des milliers de possibilités de se tromper de chemin.

On doit maintenant être arrivé en bordure de la tour, du moins de ses fondations. Au-delà, les couloirs ne sont plus interrompus tous les deux cents mètres par un pilier. Ils se prolongent semble-il à l’infini, ou du moins jusqu’à l’horizon inversé. Une paire de tapis roulants permet de se déplacer plus rapidement.

Mon guide désigne un de ces couloirs.

– Par là, il y a encore des habitations sur environ un kilomètre. Au-delà, c’est une zone industrielle. Mais nous, on reprend le métro. Nous rejoignons la surface.

La montée ne me réserve pas de nouvelle surprise. Floanne salue distraitement quelques passagers de sa connaissance. Nous parvenons bientôt au niveau zéro.

La station du métro débouche sur un grand hall. Environ la moitié de sa surface est occupé par un parking à vélos. Floanne les désigne de la main:

– Ce sont des bicyclettes. Ces véhicules individuels permettent de se déplacer dans les environs tout en maintenant la forme physique du pilote.

– Oui, oui, je connais. Elles ont pas mal évolué, mais ça ressemble toujours à un vélo. Deux roues, un guidon, des pédales et.. Ha oui, là, une selle. Tout y est. On va en emprunter?

– Non, pas aujourd’hui! Marlok nous a réservé une table sur une terrasse au bord du lac. C’est tout près, juste à l’extérieur.

Enfin à l’air libre.

A l’intérieur, les conditions de température et d’humidité de l’atmosphère sont conditionnées de telle sorte que l’on perde conscience de sa présence. Mais dès que l’on sort, la nature reprend ses droits.

C’est le printemps, bientôt l’été. Il fait une chaleur agréable, environ 25°. Une faible brise caresse les visages et fait frissonner les arbres alentour.

Des alignées de petits cumulus parsèment le ciel, donnant un relief particulier à ce monde cylindrique. Au-dessus de nous et dans l’axe de la station, les nuages sont vus par-dessous. En revanche, perpendiculairement à cet axe, à la limite de l’horizon, ils présentent leur face supérieure. Loin là-bas, au-dessus d’un massif montagneux, s’est développé un gigantesque cumulo-nimbus. Il s’étale lentement, recouvrant toute la région, prêt à décharger sa colère. Observer un orage sous cet angle inhabituel, quel spectacle étrange en perspective.

Sur la Terre, le moindre rideau d’arbres masque le paysage environnant. Seule une montagne proche parvient parfois à se faire remarquer. Le reste est occupé par un ciel omniprésent. Ici, c’est le sol qui s’impose. Le paysage envahit tout. Sauf le long de l’axe du monde, le ciel ne s’écarte pas à plus de 60° du zénith.

Depuis la tour, le paysage m’était apparu terriblement artificiel. Du sol pourtant, cette impression n’est plus perceptible. Bien sûr, en regardant au loin, les lignes géométriques trahissent la conception humaine. Dans les détails, en revanche, les paysagistes ont effectué un travail remarquable. Le terrain légèrement vallonné qui nous entoure semble résulter de millions d’années de sédimentation et d’érosion. Un lac s’étend entre des collines boisées. A sa surface, de petites vagues tranquilles viennent mourir sur une plage au pied de la tour.

Les aménagements effectués l’ont été avec l’apparente intention de respecter l’esprit du lieu. Réduits à quelques chemins à l’orée des bois, ils se développent progressivement en parcs accueillants pour, finalement, s’intégrer à l’image de puissance technologique dégagée par la tour.

Pour un observateur situé à sa base, cette tour offre une vision absolument titanesque. C’est un mur entièrement recouvert d’une substance lisse et brillante, semblable à du verre, qui s’élève littéralement jusqu’au ciel. Certaines portions sont transparentes, révélant les locaux à l’intérieur.

La courbure de ce mur est à peine perceptible. Du centre commercial, j’avais estimé le diamètre de la tour à environ un kilomètre. Mais quelle est sa hauteur? A quelle altitude s’incruste-t-elle dans le ciel? Sous cet angle, toute évaluation est impossible. Je n’en apprends que l’étourdissement dû au vertige, ainsi que l’indéniable sentiment de n’être qu’un grain de poussière.

Pour appréhender la hauteur réelle de la tour, je me tourne vers une autre. La plus proche le long de l’axe est située à plusieurs dizaines de kilomètres. En comparant son diamètre à sa hauteur, j’en déduis que le ciel doit se trouver à près de quinze mille mètres au-dessus de nos têtes. Wow!

Une main poilue se glisse dans la mienne.

– Arrête de regarder en l’air comme ça. Tu vas te faire un torticolis.

C’est Maïté. Je ne l’ai pas entendu venir. Et Floanne a disparu. Combien de temps ai-je été absorbé par la contemplation de ce monde à la fois étrange et merveilleux? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais sans doute pas assez, car mon regard reste irrésistiblement attiré par le sommet de la tour, là-haut, si loin, si loin.

– Mais viens! Tout le monde est là. On t’attend!

Elle me tire en direction du lac. Je la suis machinalement, les yeux toujours rivés vers le ciel.

Le restaurant est une grande hutte en bois couverte de chaume et bordée par une vaste terrasse sur pilotis. Celle-ci est couverte d’une treille d’où pendent de grosses grappes de raisin jaunes. L’établissement n’est pas très fréquenté à cette heure-ci. Autour d’une table isolée, un couple d’orangs-outangs sirote en silence, le regard de l’un perdu dans celui de l’autre. A l’extrémité de la terrasse sont attablées une demi-douzaine de personnes, toutes homos.

– Tu vois, ils sont là-bas.

A notre approche, ils se lèvent. Je reconnais Floanne et Marlok. Parmi les autres, il y a un très vieil homme. Malgré son âge avancé, il ne semble pas avoir de difficulté à se mouvoir. Il vient à ma rencontre.

Aussitôt, Maïté lâche ma main et court vers la table. Elle plonge sous celle-ci pour réapparaître debout sur une chaise.

Le vieil homme s’incline, la main gauche sur la poitrine.

– Soit le bienvenu, Bernard. Je suis Mongo, l’historien et le doyen du noeud dédié à ton adaptation à notre époque. Nous avons organisé cette petite réception sans prétention pour fêter ton réveil. Approche, que je puisse te présenter à l’ensemble du noeud. Mais d’abord, prends donc place.

Posant un bras sur mon épaule, il me conduit vers la place qui m’est réservée. Puis, il me désigne un homme de grande taille aux cheveux blonds et au teint café au lait.

– Voici Parmala, le médecin qui a veillé au bon déroulement de ton réveil.

Celui-ci me salue par la révérence rituelle.

– Je constate avec satisfaction que tu t’adaptes facilement. Néanmoins, il faut s’attendre à quelques séquelles. N’as-tu pas remarqué des effets bizarres depuis ton réveil?

– Ho, à part un certain vertige face à cet environnement délirant, je me sens physiquement très bien. Je dirais même mieux qu’avant. Merci mille fois, docteur Parmala.

– Tu me remercieras quand nous serons sûrs que tout va effectivement pour le mieux. Il faudra que tu passes me voir à mon cabinet, un de ces jours.

Mongo désigne ensuite une femme très jeune, à peine sortie de l’adolescence. Elle est belle, très belle. Et ses yeux! On s’y noierait sans le moindre regret.

– Nielle est étudiante en cyberneurotique. Elle envisage une spécialisation en archéoneurotique. Dès qu’elle a appris quelles étaient tes activités, elle nous a harcelés jusqu’à ce que nous l’acceptions dans le noeud. Il est vrai que nous n’avons pu résister longtemps à son charme, moi en particulier, hé, hé.

La jeune femme jette un bref coup d’oeil agacé à Mongo, puis me fixe d’un regard reflétant à la fois une certaine timidité et une immense fascination. Elle hésite une seconde avant de parler:

– Tu dois savoir tant de choses sur les débuts de la neurotique. On appelait ça l’informatique, n’est-ce pas? Accepteras-tu de m’en parler? Ce serait vraiment super.

Ce sourire. Et ces yeux, ces yeux pleins d’espoir. Je sens monter en moi la chaleur d’une flamme qui, si je ne la maîtrise pas, va complètement me submerger. Je voudrais lui dire que pour elle je ferais n’importe quoi. Que si elle me le demandait, je plongerais dans le lac depuis le sommet d’une de ces tours, je rejoindrais la Lune à la nage, je lui fabriquerais un collier de comètes, je… je…

Mais bien sûr, il n’est pas question que je lui déclare tout ceci, là, maintenant, devant tous ces gens. Et puis, même si nous étions seuls, elle se moquerait probablement de moi. Elle ne ressent sûrement pas toutes ces choses à mon égard. Je m’emballe, je m’emballe.

Non! Je vais plus prosaïquement lui répondre que je serais très heureux de lui rendre ce service, que cela serait un grand plaisir pour moi. Et il faut que je lui réponde vite, sinon quelqu’un va s’apercevoir de mon trouble.

Après ce qui m’a paru des heures, mais n’a pas duré plus d’une demi-seconde, je lui réponds:

– Ouais, pourquoi pas? Mon emploi du temps n’est pas trop chargé. Ce devrait être possible.

J’ai dit cela sans exprimer la moindre émotion, comme si je m’en désintéressais complètement. Le regard de Nielle exprime un bref instant la surprise, puis s’éteint. Et voilà, encore une fois, j’ai tout gâché avant même le commencement. Ha, si seulement ce fichu trait de caractère avait pu disparaître durant mon hibernation.

– Je n’ai pas besoin de te présenter Maïté, notre infirmière.

Mongo avait repris les présentations. Maïté me gratifie de son sourire simiesque. Dans un nuage, je lui fais un petit signe amical.

– Tu connais également Floanne, notre linguiste, qui s’est chargée de t’enseigner notre langue, écrite et parlée, durant les dernières phases de ton réveil.

– Hélas, il semblerait qu’il y ait un problème avec la langue écrite. Mais je t’assure, Bernard, que je m’en occupe dès demain.

C’est le tour de Marlok. Il y a un léger ton ironique dans la voix de Mongo.

– Comment te décrire notre ami Marlok? Outre qu’il soit le compagnon de Floanne, il a rejoint le noeud en raison de sa passion pour les premiers temps de l’Eclosion. Bien que certains, dont je suis, le considèrent comme un dilettante, je pense que l’originalité de ses idées peut apporter un éclairage utile à la compréhension de cette époque si mal connue, la tienne, Bernard.

Marlok relève l’affront.

– Vois-tu Bernard, sur certains aspects, notre époque est assez semblable à la tienne. Les tenants de l’orthodoxie sont toujours aussi méprisants envers les nouvelles Vérités. Ta venue sur notre monde va enfin permettre aux thèses éclosionistes de triompher.

Attention au piège. Reprenons nos esprits. Il n’est pas question de prendre position pour l’instant. Je ne connais pas encore les thèses orthodoxes, mais j’ai déjà eu un aperçu de celles de cet illuminé.

– Je suis heureux de constater que les débats d’idées existent encore aujourd’hui. Et bien, je ferai de mon mieux pour éclaircir la situation. Il faut toutefois que vous sachiez que mes contemporains ne considéraient pas ma vision du monde comme particulièrement réaliste. J’avais la réputation d’être un doux rêveur, plutôt naïf. Mais je pense qu’il vaudrait mieux remettre ce débat à plus tard.

– En effet, dit Mongo, il me reste à te présenter Tzing Tu.

C’est une femme énorme, terriblement obèse. Son mentor a sans doute négligé de lui parler de diététique. On a même amené une chaise adaptée à son poids. Quoique, à y regarder de plus près, il semblerait s’agir d’un fauteuil roulant, mais sans roues. La pauvre femme est invalide.

– Tzing Tu est autant psychologue que sociologue. Elle a déjà à son actif la réadaptation de plusieurs dizaines de passagers du long sommeil. Si tu ressens quelque difficulté d’adaptation, c’est à elle qu’il te faudra faire appel.

– Ne t’inquiète pas, Bernard. Ces difficultés, tu les surmonteras aisément, grâce à mon aide et à celle de ton mentor. Tiens, en parlant de mentor, je constate que tu le portes déjà. C’est bien. Il aurait sans doute mieux valu que ce soit moi qui te le donne. Enfin, je ne crois pas que le traumatisme aura des conséquences. Jiminy, c’est un nom intéressant.

Comment a-t-elle appris que je l’aie nommé Jiminy? Floanne le lui aurait déjà dit? Ou alors, Tzing Tu aurait accès aux enregistrements des circuits de surveillance de mon appartement? Je n’aime pas cela. Il faudra que je le tire au clair rapidement.

– Eh bien, il y a cette histoire de surveillance qui me tracasse. Floanne a bien essayé de me rassurer, mais je ne suis pas certain qu’elle y soit parvenue. Il faudra en parler. Mais pas maintenant, ça me couperait l’appétit, et j’ai une faim de loup.

– C’est quoi, un loup? demande Nielle.

– Un loup, lui répond Parmala, c’est un carnassier vivant dans les forêts des régions tempérées de la Terre. Sa réputation de mangeur d’hommes, d’ailleurs totalement imméritée, lui a valu d’être pourchassé pendant des siècles. Il a même failli disparaître comme tant d’autres espèces.

– Oui, et c’est grâce à un ingénieur du programme spatial syldave, un certain Wolf – ça voulait dire loup en ancien anglais -, que cet animal a pu être sauvé.

Là, c’est évidemment Marlok qui a parlé. Bien sûr, en un demi-millénaire, la mémoire des événements a pris un peu de flou. Mais tout de même, mêler des personnages secondaires d’une BD de Tintin à l’histoire réelle du monde, c’est vraiment trop. Ce type délire complètement.

Je porte mon regard vers Mongo à la recherche du point de vue de l’histoire « officielle ». Celui-ci a les yeux tournés vers le ciel, secouant ses mains aux doigts écartés de part et d’autre de sa tête. Il invoquerait une quelconque divinité, demandant quel péché il a dû commettre pour mériter de devoir écouter cela, que je n’en serais pas étonné!

Il vaut mieux renoncer à corriger. Qui sait, peut-être a-t-il vraiment existé un certain Wolf qui aurait joué un rôle prépondérant dans la sauvegarde du loup.

Une discussion s’engage sur la situation actuelle du loup. Parmala nous décrit les projets martiens d’introduction du loup sur l’ancienne planète rouge. Je l’interroge:

– Et ici, dans cette station, a-t-on aussi envisagé son introduction?

– Non, pas pour l’instant. L’écosystème qui nous entoure n’est pas encore suffisamment robuste pour permettre la survie d’un animal aussi fragile. Dans quelques siècles, ce devrait être possible. Mais bien sûr, il faudra que la volonté de le faire se manifeste.

– Mais si d’ici là, la station s’en va, ne sera-t-il pas trop tard?

– Aucun problème, les archives du sous-réseau de notre île spatiale contiennent la description du génome complet de toutes les espèces vivantes répertoriées à ce jour. Nous disposons d’un catalogue de plus de six millions d’espèces. Où que nous allions dans la Galaxie, nous serons en mesure de reconstituer n’importe quel être vivant que nous jugerions utile à la préservation de notre écosystème. La finalité étant surtout d’en créer de toutes pièces à la surface des planètes vierges que nous serons amenés à découvrir.

A cet instant arrive un grand chimpanzé affublé d’une livrée de serveur, une serviette pliée sur le bras. Il nous distribue des cartes ma foi très semblables à celles de n’importe quel restaurant de mon regretté 20ème siècle. Je m’étonne:

– Tiens, j’aurais imaginé que les cartes de restaurant auraient disparu, remplacées par quelque chose de plus « high-tech ».

– Tu as parfaitement raison, me répond le chimp. Mais ce restaurant s’appelle le « Café de l’an 2000 ». Regarde l’enseigne!

L’enseigne, je ne l’avais pas remarquée, tant mon attention était accaparée par le paysage. Effectivement, sous une série de caractères que je ne parviens pas à déchiffrer, je lis le nombre 2000. Le serveur continue:

– L’architecture de ce lieu est inspirée d’une vieille photo d’actualité montrant un restaurant de cette époque. Il paraît qu’il a été détruit dans un incendie.

Il nous gratifie d’un grand sourire grimaçant:

– Mais rassure-toi, on ne construit plus de maisons qui puissent brûler. Tout le monde sait cela.

Je regarde la carte, perplexe. Evidemment, je n’y comprends rien. Floanne, remarquant mon embarras, me fait signe de patienter. Elle interpelle le serveur. Ils échangent quelques paroles à voix basse. Le chimp me jette un bref coup d’oeil étonné, puis il se met à tapoter sur son mentor bracelet.

Après quelques secondes d’attente, il communique le résultat de sa requête à Floanne. Elle se tourne vers moi.

– Je suis désolée Bernard. Malheureusement, Il n’est pas possible de te servir de l’éléphant. Si nous l’avions su deux ou trois jours à l’avance, ç’aurait été sans problèmes, mais là, non.

– Ho non, non. Si j’ai mentionné un éléphant, c’était juste une métaphore pour dire que j’avais très faim. Je n’ai pas du tout envisagé que l’on tue un de ces animaux pour moi.

– Comment? s’exclame Nielle, outrée. Vous tuiez des animaux pour manger leur chair? Mais c’est ignoble. Seules les bêtes féroces font cela.

– Ben oui. Comment faire autrement? A part devenir végétarien, je ne vois pas comment faire. Tu t’y prends comment, toi? Tu vas dans le pâturage et tu demandes: « Dis-moi, madame la vache, tu voudrais bien me donner une de tes entrecôtes »?

– Hoooo! Tu n’es qu’un barbare. Tu n’aurais jamais dû quitter ton époque de sauvages.

Tzing Tu s’interpose.

– Calmez-vous, tous les deux! Nielle, si tu veux te maintenir dans ce noeud, il va falloir que tu acceptes que notre invité pense différemment que nous. Et que, même si ce qu’il dit est parfois parfaitement révoltant, il a besoin de ton aide, de notre aide à tous, pour parvenir à s’adapter à son nouveau monde.

Puis elle s’adresse à moi:

– Bernard, je sais que tu es complètement déboussolé et tu dois avoir les nerfs à fleur de peau. Mais il me faut te demander de faire un effort particulier. Si tu te sens attaqué sur une pratique ou une opinion de ton époque, ne tente pas de te justifier, n’essaie pas d’argumenter en ta faveur. Le monde a changé. Ton mode de pensée et ton comportement étaient sans doute adaptés à la société de ton époque, mais plus à celle d’aujourd’hui. Je te dis cela autant pour faciliter ton intégration que pour éviter la réapparition de concepts qui nous ont demandé des siècles d’efforts pour nous en débarrasser. Je sais que tu penses qu’il s’agit d’une entrave à ta liberté d’opinion, mais c’est nécessaire dans un premier temps. Plus tard, lorsque tu connaîtras mieux notre société, tu pourras décider par toi-même de la valeur relative des concepts de tes deux mondes. Est-ce que tu m’as bien compris?

La tension est presque palpable. Tous les convives sont figés sur leur siège. Maïté est terrorisée. Je crois qu’elle n’a pas saisi les causes de la brusque crise qui s’est développée autour de la table. C’est à moi d’intervenir pour y mettre un terme.

– Oui Tzing Tu, j’ai compris. Nielle, pardonne-moi si je t’ai blessée. Ce n’était pas du tout mon intention. Et pour éviter la répétition de cet incident, pourrait-on m’expliquer alors comment est produite la viande?

Parmala prend la parole.

– Comme je l’ai mentionné il y a quelques instants, nous disposons du génome de tous les organismes vivants afin de les reconstituer au besoin. Si la production d’animaux complets ne nous pose pas de problèmes particuliers, il nous est encore plus facile de ne produire que les organes désirés, tels que muscles, foie, langue, cuir, etc.. pour tout usage culinaire ou autre. Ce qui nous permet également d’avoir un contrôle parfait sur sa composition, ce qui n’est pas possible avec les aliments naturels. Les végétaux sont produits par une agriculture assez proche de celle de ton époque. Le principal défi étant d’éviter la contamination par des variétés sauvages au génome incertain.

– Ah, d’accord. Je comprends maintenant. Lorsque je me suis fait geler en 1999, ou en… 29, selon votre nouveau calendrier, les techniques de clonages étaient balbutiantes. Un débat éthique faisait rage pour savoir s’il fallait autoriser ou non les recherches sur la production d’organes clonés à des fins médicales. Quant à la production de nourriture par cette méthode, hormis le fait que cela aurait été économiquement absurde, je ne crois pas que quiconque l’ait sérieusement envisagé, voire seulement imaginé.

– Mais quel était l’objet de ce débat? demande Nielle. Quel problème pouvait-il y avoir à effectuer ce genre de recherches?

Marlok lui répond:

– Comme tu t’en es aperçue, les moeurs de cette époque n’étaient pas les mêmes que les nôtres. Et certaines personnes se croyaient autorisées à faire tout et n’importe quoi avec les technologies disponibles, sans se préoccuper des conséquences sur les gens ou sur l’environnement. Je vais juste te donner un exemple: Bernard, je ne sais pas si tu étais déjà parti pour le long sommeil, mais l’une des premières applications commerciales des modifications génétiques de plantes avait consisté à rendre une variété de soja résistante à un herbicide qui tuait tous les autres végétaux. Ca nous paraît complètement fou, mais à l’époque cela sembla à certains être une bonne idée. Au début, tout se passa bien. La culture de ce soja ainsi que l’utilisation de cet herbicide prirent une ampleur considérable. Mais une dizaine d’années plus tard, on s’aperçut que l’herbicide n’était pas seulement toxique pour les plantes, mais également pour les consommateurs du soja. L’abandon des cultures ne résolut qu’une partie du problème, des millions d’hectares de terres cultivables ont été rendus inutilisables pour des décennies, tant le sol était pollué par ce poison. Ce n’était pas le soja manipulé qui posait problème, mais le fait qu’il a poussé à l’utilisation à grande échelle d’un produit très toxique. Tu étais encore là, Bernard?

Ah! Cette fois, ça paraît plausible. Le début est correct. Pour les conséquences, je n’en sais rien. J’interroge Mongo du regard. Il me répond en hochant la tête en signe d’acquiescement.

– Oui et non. Ce soja a commencé à être cultivé l’année précédant mon départ. Le fabricant niait qu’il y ait un quelconque risque lié à la culture de cette plante. Personne n’a fait mention des risques liés à l’utilisation du pesticide. Tu viens de m’apprendre la suite.

Le serveur chimp se manifeste, visiblement impatient.

– Tout cela est fort intéressant, mais je suis ici pour prendre vos commandes.

Finalement, je choisis un mets au hasard, comme je le faisais parfois lors de mes voyages à l’étranger. Il s’avère qu’il est composé d’une viande de mouton, clonée bien sûr, accompagnée d’un hybride pomme de terre-betterave, ainsi que de légumes qui ont été inventés bien après mon départ. Le tout baigne dans une sauce aigre-douce. C’est délicieux. Surprenant au départ, mais vraiment succulent.

Est-ce une coutume de cette époque ou parce que je suis nouveau en ce monde? Tout le monde offre son plat à goûter aux autres convives. J’ai eu de la chance dans mon choix. Si certains de ces aliments sont exquis, j’ai beaucoup de peine à ne pas en régurgiter d’autres. Le plus pénible est lorsque Maïté me tend son bol pour que je me serve.

– C’est bon, goûte.

Le bol contient une salade faite de fruits, de diverses feuilles et d’insectes vivants. Par politesse, je n’ose refuser. Les feuilles sont à la fois amères et sucrées, très fibreuses. J’ai essayé d’éviter de prendre des insectes, tant la simple idée d’en manger me dégoûte. Une grosse chenille verte a échappé à mon attention. Trop tard, il me faut la manger. Je la croque avec appréhension.

Tiens! Je suis surpris. C’est assez savoureux.

– Alors, c’est bon? me demande Maïté.

– Heu, franchement, je n’en mangerais pas tous les jours. Mais à choisir, je préfère encore ça au truc bizarre de Mongo. Il y a quelque chose qui m’intrigue: vous m’avez dit il y a quelques instants que vous ne tuiez pas les animaux pour les manger, et en voici à croquer vivant. Il n’y pas une contradiction, là?

Floanne répond immédiatement.

– Oui, mais non. Les insectes, c’est différent. C’est rien que de la vermine. Si on ne les mangeait pas, comment faire pour s’en débarrasser?

– En fait, corrige Parmala, le critère qui détermine si l’on peut manger ou non un être vivant est lié à sa perception de la douleur. Il a été démontré depuis très longtemps que les insectes ne sont que des automates somme toute relativement simples et que leur réponse à une blessure n’est en aucun cas comparable au concept de douleur tel que nous nous le représentons. Par contre, certains végétaux dérivés de la sensitive ont atteint, grâce à la science génétique, un niveau de perception suffisant pour qu’on ne les cueille plus.

– Oui! surenchérit Nielle. Pour utiliser des termes que tu devrais comprendre, ce critère est fixé à un coefficient neuronique de deux.

– Ah? Bien. Merci! Je n’ai étudié les réseaux de neurones que de très loin. Cette science n’était pratiquée que par une poignée d’universitaires et ses applications étaient encore très restreintes, à mon époque. Non, désolé Nielle, je n’ai aucune idée de la signification de ce fameux coefficient. D’ailleurs, mes connaissances en informatique ont toujours été très empiriques. Je suis sûr que même notre amie bonobo pourrait m’en apprendre beaucoup sur la… comment dis-tu?… Ah oui: la cyberneurotique.

– Cyberneurotique, Hou, hou! s’exclame Maïté en tapant des mains sur ses genoux.

– Oh, pardonne-moi, Bernard, reprend Nielle. J’ai un peu trop tendance à croire que la neurotique intéresse tout le monde. Pourtant, les gens n’en ont rien à foutre. Tout ce qu’ils veulent, c’est que ça marche.

– Là, je te comprends parfaitement. C’était exactement la même chose chez moi avec l’informatique. Avec la particularité que ça ne marchait pas toujours. Et même quand ça ne plantait pas, c’était souvent trop complexe pour être vraiment utile.

Tzing Tu intervient:

– Ah, parce que tu crois que tout marche comme sur des roulettes, ici? Détrompe-toi. Pas plus tard que la méga passée, je glissais tranquillement sur une allée du parc, là-bas, le long du lac, lorsque soudain mon fauteuil s’est arrêté net, me précipitant au sol. Il a fallu trois gorilles et deux orangs-outangs pour me redresser. Après ça, le technicien qui a vérifié mon fauteuil a dit qu’il n’avait jamais rencontré ce genre de problèmes, que ce devait être dû à une perturbation par un chronostat défectueux dans le voisinage ou quelque chose comme ça. Il s’est ensuite totalement désintéressé de la question.

– A moi, l’autre jour, il m’en est aussi arrivé une bonne, rajoute Parmala. J’avais commandé une tarte aux fruits et on me livre une tourte au chocolat. Et l’emballage était bien celui d’une tarte aux fruits. Le livreur a dit qu’il m’avait livré une tarte, pas une tourte. L’emballage en était la preuve. Si le contenu ressemblait à une tourte, c’était sans doute que je ne savais pas faire la différence. Ou alors, j’avais fait une erreur dans ma commande. Il m’a bien fallu huit cents secondes pour convaincre mon mentor de ma bonne foi et pour que le réseau ouvre une enquête. Il paraît que c’était un neurone défectueux dans l’usine de production qui en était la cause.

Mongo se met à pouffer de rire. Tout le monde le regarde.

– Ca me rappelle, quand j’étais encore jeune…

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