15 – Billard cosmique

– À ton avis, quel type de cari on va nous servir ce soir ?

– À part le sexe, il n’y avait que la bouffe qui intéressait les mecs avant l’an 2000 ?

– C’est à peu près ça. En ces temps-là, on savait ce qui était vraiment important.

– Et après, on s’étonne que vous ayez laissé le monde aller à sa perte ! Allez, viens ! Quoi que l’on nous serve, si tu veux le manger, il faut remonter à la surface.

Le cuisinier est un robot, mais il sait respecter les usages : il porte la traditionnelle toque blanche en forme de soufflé et une serviette sur le bras. Sur la grande table autour de laquelle tout le monde est assis, il dépose de grands plats de riz et un chaudron contenant un mélange de viande et de pommes de terre nageant dans une sauce épaisse.

– Le menu de ce soir est : porc boucané. Pour ceux auxquels ce régime ne convient pas, je rappelle qu’ils trouveront les mets qu’ils ont commandés, ici en bout de table. Bon appétit à tous.

Vadina me gratifie d’un sourire narquois.

– Hooo ! Pas de cari ce soir pour mon petit coeur ? Je compatis avec ta déception.

– Mais c’est quoi cette réputation que t’essayes de me faire, là ? C’est pas parce que j’aime bien les divers caris que j’aimerais pas d’autres spécialités. Et pis, ce… boucané… c’est bien comme ça que ça s’appelle ? Il me parait très bien.

Ce qui ne m’empêche pas de humer discrètement le fumet s’échappant du chaudron pour me faire une idée de la saveur de ce plat inconnu. La première impression est positive ; très positive, même. Je n’aurai pas à faire semblant de ne pas avoir faim.

– Tiens ! Pour te prouver que je ne suis pas difficile, tu vas m’en servir une assiette bien pleine. Mais tu en laisses pour les autres, bien sûr !

Les autres convives suivent notre gentille dispute avec amusement.

– Cela fait-il partie des coutumes du passé de se chamailler avant les repas ?

Vadina est surprise par la question et laisse ses joues rosir. Moi, pour une fois, je ne me laisse pas désarçonner et parviens à répondre du tac au tac.

– Ah ! Oui, oui, oui. Effectivement, c’était une coutume importante à l’Éclosion. Il était impensable de commencer un repas sans rendre hommage à la nourriture que nous allions consommer. Bien sûr, les prières solennelles étaient passées de mode, mais personne ne se permettait un simple « bon appétit ». Ah ! Ça, non !

À entendre les rires, apparemment personne ne m’a cru et c’est tant mieux. J’aime dire des bêtises. Mais pas que, dans ces cas-là, on me prenne au sérieux.

– Bien, comme on n’est plus à l’Éclosion, je me permets de vous souhaiter à tous un bon appétit et de gouter sans tarder à ce plat qui, ma foi, me parait bien appétissant.

Je suis en forme ce soir. Il n’y avait peut-être pas d’alcool dans l’apéritif qu’on m’a servi à notre arrivée, mais il devait contenir un quelconque autre euphorisant, ça ne fait aucun doute.

Tout le monde mange avec grand appétit, mais non sans entretenir ses voisins de tous les détails anodins de ses activités habituelles. Le couple qui nous fait face est originaire du continent nord-américain. Elle vient de la grande mégalopole de East-Cost qui couvre toute la côte est du continent depuis ce qui s’appelait un temps Boston jusqu’à l’ancienne cité fédérale de Washington. Lui est né dans SouthWest-Cost sur la côte ouest, une autre mégalopole qui s’étend de l’ancienne Tijuana au sud jusqu’au-delà de ce qui était Los Angeles au nord. Ils se sont rencontrés il y a environ un mois ici sur l’ile de La Fournaise. Les deux avaient indépendamment cherché à faire partie du noeud d’accueil du Santa-Maria, mais n’avaient pas réussi à le convaincre de leur utilité. Ils avaient alors eu la même idée de se rendre sur place en espérant alors être acceptés, mais sans succès. Dépités, ils s’apprêtaient à quitter l’ile lorsque leurs regards se sont croisés au pied de la statue du chimpanzé Ham.

La mention de ces cités gigantesques en Amérique du Nord éveille ma curiosité.

– Lorsque j’étais dans Rama, j’avais demandé au Réseau de me montrer l’Europe depuis le ciel. J’y ai vu que les villes s’étaient enfermées dans des sortes de cocons gris. J’imaginais que toutes les villes de la planète avaient subi cette transformation. Est-ce aussi le cas en Amérique ? Vu la taille de ces mégalopoles, j’ai de la peine à imaginer de telles constructions couvrant l’essentiel des rivages du continent. L’impact sur les écosystèmes serait catastrophique.

– Certes, quoique toutefois bien moindre que celui des villes ouvertes qui les ont précédés. Et puis, seuls les cocons, comme tu dis, des petites cités ont cet aspect de cylindres gris. Pour les mégapoles, les couvertures ont des contours plus variés et leur profil simule une chaine de montagnes. Sur leur surface extérieure, la constitution de biotopes naturels a été stimulée artificiellement. Le résultat n’est pas différentiable des zones restituées.

– Je vois. C’est comme les paysages de Rama, alors ?

– Oui, exactement.

– Mais, les fleuves ? Ils passent dans des tunnels sous ces villes montagnes ?

– Non, bien sûr. Dans la pratique, les fleuves coupent la mégapole en plusieurs agglomérations distinctes qui sont reliées en sous-sol par des voies de communication et des volumes de services. Les lits de ces fleuves et les régions alentour ont été restitués.

– En fait, si j’ai bien compris, ces villes tentaculaires sont comme l’ile de La Fournaise ? Les gens vivent dans des habitations souterraines et au-dessus, il y a la nature, naturelle ou restituée.

Tous les convives, à part Vadina, sourient de ma naïveté.

– Non, non. Pas du tout. Les villes sont effectivement couvertes, mais le plafond est si haut que leurs habitants ont réellement l’impression de vivre à l’air libre. Il y a des immeubles d’habitation similaires à ceux des villes anciennes. Seules les activités industrielles et de service sont souterraines. Le climat y est contrôlé et il pleut régulièrement. Il neige même, si les gens décident que c’est l’hiver. C’est très tendance dans un monde où lorsque le Pôle Nord gèle, c’est un évènement planétaire.

J’aurais voulu en savoir plus sur ces cités gigantesques, mais une conversation, c’est comme une boule de flipper, ça rebondit dans tous les sens sans qu’il soit toujours possible de contrôler sa trajectoire. Un autre randonneur intervient.

– Pour changer un peu de sujet, qu’est-ce qui vous a motivé à tenter de vous joindre au projet Santa-Maria ?

C’est la femme qui répond.

– Je suis astrophysicienne, spécialisée en dynamique des systèmes planétaires. Mon idée était de profiter des informations de première main que l’expédition vers Alpha du Centaure devait inévitablement rapporter. On n’a pas voulu de moi, tant pis.

Le dépit dans sa voix est vite remplacé par un sourire qu’elle lance en direction de son compagnon. Tout en resserrant l’étreinte sur sa main, elle poursuit :

– Mais j’y ai trouvé autre chose et ma foi, c’est bien mieux comme ça.

Le bonheur est rarement un sujet de débat lorsqu’il est avéré. On préfère parler du malheur, ou alors de toute autre chose. Je rebondis sur sa première phrase.

– La dynamique des systèmes planétaires, ça consiste en quoi exactement ? Parce que pour moi, un système planétaire, c’est pas vraiment dynamique. Au contraire, c’est plutôt un exemple de stabilité, non ?

– Combien de systèmes planétaires étaient connus avant ton voyage vers le présent ?

– Heu… À part le système solaire, on venait de découvrir quelques planètes géantes très proches de leur étoile. L’année passée… je veux dire en 1998, on a détecté les premiers systèmes planétaires multiples, mais on ne savait pas grand-chose à leur sujet.

– Contrairement à ta croyance, un système planétaire n’est pas vraiment stable. Les premières modélisations réalistes de systèmes planétaires faites au milieu du premier siècle de l’Éclosion montrèrent que les systèmes planétaires en formation sont extrêmement instables, certaines planètes étant éjectées du système, d’autres étant cannibalisées par leur étoile.

– Oui, lors de la formation, je veux bien le croire. Mais après, ils se stabilisent, non ? Le système solaire est en tout cas stable depuis au moins quatre-milliards d’années, puisque la vie est toujours florissante à la surface de la Terre.

– Non. On a de bonnes raisons de penser que le système solaire a été chamboulé à plusieurs reprises dans son histoire. Un système planétaire est par essence chaotique. Il est très difficile de simuler son évolution à long terme. Pour notre système, on peut remonter à environ 500 millions d’années. En tentant de remonter plus en arrière, les résultats sont aberrants. Pendant plus d’un siècle, on a cru qu’il s’agissait des limites intrinsèques aux modèles mathématiques utilisés. Par la suite, vers la fin du second siècle, en se basant sur les études géologiques détaillées de Vénus, de Mars et aussi de la Terre, on a constaté que ces trois corps ont tous subi un changement majeur de leurs conditions climatiques il y a à peu près un demi-milliard d’années.

– C’est à dire à l’époque où les modèles de simulation cessent de fonctionner, c’est bien cela ?

– Exactement ! C’est à cette époque que Vénus a vu sa surface complètement renouvelée, comme si un cataclysme avait brusquement fondu celle-ci.

– Ah ! Oui, oui. J’ai appris ça dans Rama lors de mes premiers essais de navigation sur le Réseau. Mais je ne me souviens plus de la cause du cataclysme.

– J’y viens un peu plus tard. Je continue la description des changements climatiques des planètes du système solaire intérieur. Sur Mars, il a fallu faire des recherches géologiques très poussées avant de constater que cette planète a connu un réchauffement important, il y a aussi environ un demi-milliard d’années.

– Ha bon ? Mars est… était une planète glacée et je croyais qu’elle l’était depuis près de quatre-milliards d’années. Il y a bien eu quelques épisodes plus chaud, mais pas dans les 2 derniers milliards d’années.

– Oui, enfin non. Un réchauffement important, mais tout relatif. Il n’a pas permis la réapparition permanente d’eau liquide à la surface. L’atmosphère était trop peu dense pour permettre un effet de serre significatif.

– OK. Pour la Terre, j’imagine que l’évènement marquant, c’était ce qu’à mon époque on nommait l’explosion cambrienne, non ? Mais c’était il y a environ 450 millions d’années, pas 500 ?

– L’explosion cambrienne ou la formidable augmentation de la biodiversité sur la Terre est la conséquence du bouleversement que le système solaire a subi plusieurs dizaines de millions d’années auparavant. Et puis, quand on parle de 500 millions d’années, c’est un ordre de grandeur. Ce pourrait tout aussi bien être 450 ou 600. Les archéoplanétologues sont encore incapables de dater précisément ces évènements. L’évènement déterminant a été la fin des glaciations globales que notre planète a subies durant des centaines de millions d’années.

– Ah oui ! J’en ai entendu parler. On appelait ça la théorie de la Terre boule de neige.

– Exactement !

– Bon. Mais qu’est ce que tout ça a à voir avec la stabilité du système solaire ?

– Eh bien, il y a plus de 500 millions d’années, Vénus a subi une collision avec un corps céleste imposant, alors que la Terre et Mars se sont rapprochés du soleil.

– Heu ?

C’est quoi ce délire ? Il essaie de me faire croire que Dieu a joué une grosse partie de billard planétaire ? Ça ne tient pas debout son histoire !

– J’ai de la peine à croire un truc pareil. Je veux bien admettre qu’un corps, une super comète si tu veux, venus des confins du système solaire, voire de plus loin, a fait un strike avec Vénus et que cela puisse expliquer le renouvèlement de sa surface et sa rotation rétrograde. Mais, que cela puisse changer l’orbite d’autres planètes, là c’est trop. Des pluies de météorites sur ces planètes, d’accord. Mais les faire changer d’orbite, non. Ça, tu ne me le feras pas gober !

Mes objections la font simplement sourire. Mon raisonnement doit être terriblement naïf pour cette spécialiste.

– Si un bolide extrasolaire était entré en collision avec Vénus, cela aurait également entrainé un bouleversement de l’ordre planétaire, en fait bien plus important que ce qui est constaté. Cette hypothèse avait d’ailleurs été envisagée. Les simulations ont montré que dans un tel scénario, la Terre aurait eu plus de 80 % de risque de se faire éjecter du système solaire.

– Mais alors, que s’est-il passé ?

– Avant cet évènement, le système solaire devait compter une planète de plus, Cupidon, orbitant entre Vénus et la Terre.

– Mais ce n’est pas possible, le jeu des résonances entre les planètes ne le permet pas.

– Oui et non. Certes, une planète supplémentaire dans un système solaire comme on le connait aujourd’hui n’a pas de sens, mais le système solaire était assez différent à cette époque de ce qu’il est maintenant, du moins en deçà de l’orbite de Jupiter.

Là, on est dans le délire le plus complet. Je me demande même une fois de plus si tout ceci n’est pas qu’un rêve.

– C’est n’importe quoi. Je devine que tu me fais marcher. Mais continue ! C’est non seulement amusant, mais je suis sûr que si je raconte ça dans un de mes futurs bouquins, après mon retour en 1999, mes lecteurs vont bien se marrer.

– Qu’ils se marrent ou non ne changera rien à ce qui s’est passé. Mais tant mieux pour eux s’ils en ont retiré un instant de plaisir.

– OK. Admettons ! Alors, une planète de plus, comment était-ce possible ?

– Pour commencer, il est utile de rappeler que dans le système solaire, la maitresse de toutes choses est Jupiter. Pour simplifier, les périodes orbitales de tous les autres corps sont en résonance dans un rapport simple avec celle de la planète géante.

– Là, pour l’instant, je suis d’accord. C’est d’ailleurs la raison même de mes réticences à cette théorie farfelue.

– Jupiter était plus éloignée du soleil qu’aujourd’hui, ce qui impliquait également des orbites différentes pour les planètes intérieures. Mercure et Vénus étaient plus proches de l’étoile, alors que la Terre et Mars en étaient plus éloignées. Il y avait aussi une possibilité d’orbite stable supplémentaire entre la Terre et Vénus qui était occupée par un astre légèrement plus petit que Mars, selon les dernières simulations. Vénus d’ailleurs était aussi plus petite qu’aujourd’hui.

– Et que s’est-il passé ?

– Comme je l’ai dit avant, un système planétaire n’est jamais stable à long terme. Au contraire, il est constamment menacé par des épisodes chaotiques qui peuvent bouleverser sa structure et l’entrainer vers un autre état plus ou moins stable. Répondant à des influences tant internes qu’externes, Jupiter avait, pour un temps, entamé une lente descente vers le soleil. Les résonances gravitationnelles, des effets de marée si tu préfères, ont amené les planètes intérieures à ajuster leurs propres orbites vers le centre du système. Les distances relatives des petites planètes s’étant ainsi réduites, leurs influences mutuelles se sont renforcées. Le couple Vénus – Cupidon en particulier est entré en forte interaction et, en moins d’un million d’années, les deux planètes se sont rapprochées au point d’entrer en collision.

– Mais un tel cataclysme a dû envoyer d’innombrables déchets dans l’espace, produisant un intense bombardement météoritique sur les autres planètes. Comment se fait-il qu’on n’ait pas remarqué les traces d’un tel bombardement sur la Lune, par exemple ?

– Excellente remarque. C’est d’ailleurs un argument qui a été longtemps utilisé pour rejeter l’hypothèse d’une telle collision. Par la suite, des simulations ont montré que la collision ayant eu lieu avec une faible vitesse relative des deux planètes, les matériaux éjectés sont restés confinés autour du lieu de la collision pour finalement entièrement retomber sur la nouvelle planète formée par la fusion des deux astres.

– Comme cela s’est passé lors de la formation de la Lune ?

– Oui, c’est cela, à part que dans le cas de Vénus, la matière éjectée n’a pas réussi à former un satellite.

– Alors, Jupiter se rapproche toujours du soleil ? On ne risque pas de nouvelles collisions de planètes ?

– Non. Le nouveau système solaire s’est rapidement stabilisé en environ trois-millions d’années. Les simulations prédisent dorénavant plus d’un milliard d’années de stabilité. Après, il entrera dans une nouvelle phase instable. Ce qui se passera n’est pas prévisible ; cela dépendra des influences extérieures, c’est à dire de l’environnement stellaire dans lequel se trouveront plongés le soleil et son cortège planétaire.

– Ben, on peut pas simuler cet environnement ?

– Difficilement. En tout cas, ce n’est pas encore à notre portée. C’est l’évolution de toutes les étoiles de la galaxie qu’il faut prendre en compte. Sans compter qu’à ces échelles de temps, il faut également tenir compte de l’influence des galaxies voisines et du potentiel cosmologique local.

C’est quoi encore ce truc ?

– Le… potentiel cosmologique machin là…, c’est quoi ?

L’astrophysicienne s’apprête à me répondre, mais elle en est empêchée par Vadina.

– Bernard, t’as vu l’heure ? On a une longue journée demain. Et j’imagine que ce sacripant de Bounda va passer toute la journée agrippé à tes épaules. On ferait bien d’aller dormir.

Je lance un regard désolé vers la femme qui me parlait si bien du passé et du futur du système solaire.

– Vadina a raison. Il se fait bien tard. Si le hasard de nos itinéraires nous le permet, nous reprendrons cette passionnante conversation.

– Ce sera avec grand plaisir. Passez une bonne nuit.

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