16 – Tant qu’il y aura des églises

Lorsque je me réveille ce matin, je sens que mon moral n’est pas au beau fixe. C’est pas que je suis réellement déprimé, mais il y a comme un petit truc qui fait que ça pourrait aller mieux.
Bah ! Avec la douche, ça passera.
Oui en effet, maintenant, je me sens mieux. Avec Vadina, nous montons à la surface où nous attend le petit-déj. Elle me regarde bizarrement.
– Qu’est-ce que tu as ce matin ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
– Moi ? Non, ça va. C’est vrai, en me réveillant, je me sentais un peu mou, mais maintenant, ça va mieux.
– Tu es sûr ? Parce que vraiment, tu as une petite mine.
– Non, non, je t’assure, ça va. Ouais, bon, il y a bien un petit quelque chose indéfinissable qui flotte comme ça dans mon esprit, mais ce n’est rien. Et puis, si nécessaire, les implantmédics vont m’injecter leur essence du bonheur. Ça marche du tonnerre.
– Ha bien ! Puisque tu le dis.
Il n’y a pas grand monde pour le petit-déj. Certains se sont levés très tôt pour parcourir un max de distance avant que la chaleur ne rende la marche trop difficile. D’autres dorment encore, estimant sans doute que de toute manière, nous arriverons tous au chouïa de la fin de l’an en même temps.
Vadina me tend une tartine.
– Mange cette bonne tartine. Elle va te faire du bien.
– Merci.
C’est vrai qu’elle est bonne, mais pas aussi bonne que celles que j’ai mangées ces derniers jours.

Nous quittons Maraveilplate. Le huilet se situe sur un plateau presque au centre du cirque. Devant nous, il y a un grand ravin, profond de deux à trois-cents mètres. Au fond, coule une rivière. Si mon sens de l’orientation ne me trahit pas, ce ne doit pas être la même que celle que nous avons franchie hier.
Le spectacle est magnifique. Il y a ce ravin juste devant nous. Plus loin, très haut, se dressent les crêtes qui nous séparent du cirque de Maïfatte. Mais je peine à ressentir l’émerveillement qui normalement m’envahit dans de telles circonstances.
Soudain, juste au-dessus de moi, j’entends du bruit dans les branches. Je lève les yeux pour essayer de voir ce dont il s’agit. C’est Bounda. Il se laisse lentement tomber sur mes épaules. Il veut jouer.
Moi, je ne suis pas d’humeur à cela. Irrité, je le repousse brusquement.
– Ho ! Fous-moi la paix !
Le jeune orang-outang part se réfugier dans les jambes de Vadina.
– Méchant ! Méchant comme maman !
– Bernard ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu ne peux pas le rejeter ainsi. Il ne t’a pas fait de mal. Il voulait juste jouer avec toi.
Je me sens coupable, mais en même temps, j’en ai rien à foutre. Il me faut faire un effort pour parvenir à m’excuser.
– Pardonne-moi, Bounda. C’est juste que, aujourd’hui, j’ai besoin qu’on me laisse un peu tranquille. Tu es bien sûr le bienvenu, mais je n’ai pas envie de jouer.
Je m’adresse aussi à Vadina.
– Vadina ! Je ne sais pas ce que j’ai. Ou plutôt, je crois que je le sais trop bien. Mais je croyais que j’étais sous le contrôle des implantmédics depuis mon départ de l’ascenseur. Je vais demander à Jiminy de vérifier avec les toubibs.
Elle me prend dans ses bras.
– Ne t’en fais pas. Je pense tout simplement que tu fais un coup de cafard. Si les implantmédics ne tentent pas de le contrer, c’est sans doute que c’est mieux pour toi ainsi.
Puis elle est prise d’une brusque inspiration. Elle desserre son étreinte et sort son vieux PC portable de son sac à dos. Elle gesticule quelques incantations, puis me passe les oreillettes rouges.
– Tiens, mets-les ! Je t’ai concocté une série de vieux tubes de ton époque. Je suis sure qu’avec ça, ça ira mieux.
– Tu crois ? Ouais, pourquoi pas ?
J’enfonce les oreillettes dans mes oreilles et, immédiatement, je suis transporté loin dans le passé. Ha ! Si c’était vraiment si simple de rentrer chez soi.
– ♫ Reviens joli minou… vers ton gentil matou… ♫
Ha ! C’est du Jo Dassin tout craché. Une chansonnette sans prétention, mais qui a l’avantage de me redonner de l’entrain. En plus, je ne m’attendais vraiment pas à ça, alors j’éclate de rire.
Vadina sourit de voir ma bonne humeur de retour.
– Ah ! Je savais que c’était une bonne idée. Mettons-nous en route.
Bounda, qui tient déjà la main de Vadina me tend son autre main. Je m’empresse de la saisir.
Comme hier, le chemin suit la trace de l’ancienne route. Celui-ci descend en pente douce et tortueuse dans le vallon, longeant plus ou moins la rivière vers l’amont. La forêt se fait plus clairsemée. Est-ce dû à l’érosion, à un micro-climat particulier ou la Restitution n’aurait-elle, ici, pas été menée à son terme ? Quelle que soit la réponse, le résultat est que nous bénéficions d’une large vue sur le chemin qu’il nous reste à parcourir ce matin. Tout ce que nous descendons maintenant, il nous faudra le remonter après avoir franchi la rivière.

– ♫ …sur la rivière, il pleut de l’or. Entre mes bras, je serre ton corps. Tu es là, à l’autre bout du monde… ♫
Cette chanson, je ne l’ai jamais entendue, ni la chanteuse d’ailleurs. Le style aussi ne m’est pas très familier, sans être non plus trop étranger. Un produit du 21e siècle, sans doute. Sur la rivière, il ne pleut pas d’or, mais pour être à l’autre bout du monde, je suis vraiment tout au bout du monde et même bien au-delà.
Par contre, sur la rivière, il y a un pont. À première vue, un vrai pont en béton, pas une passerelle en silicarbone comme hier. Le béton semble récent, pas plus vieux qu’un siècle, il ne s’agit probablement pas du pont original. En regardant de plus près la rambarde, là où les éléments commencent à faire leur oeuvre, je remarque que les tiges d’armatures ne sont pas faites d’acier, mais bien de ce bon vieux silicarbone dont on ne saurait décidément plus se passer.
De l’autre côté du pont, le sentier se lance courageusement à l’assaut de la pente. Bounda ne semble pas bénéficier du même courage. Il grimpe sur mon dos, tend un bras vers le sommet de la pente et se met à pousser des « Hou, hou » en retroussant les lèvres. Son mentor traduit :
– Monter, maintenant !
Je joue le jeu quelques minutes, mais bientôt, je lui fais comprendre que s’il veut conserver toute ma sympathie, il a intérêt à marcher tout seul. Il n’a d’ailleurs pas besoin d’aide. Aussitôt que je le fais descendre de mes épaules, il se dirige vers les arbres en bordure du chemin et se met à grimper sur une fougère arborescente. Sa démarche lente et maladroite sur le sol se transforme alors en un ballet aérien, volant d’une liane à l’autre avec une agilité qui aurait dégouté Tarzan lui-même. Très vite, il se trouve à une bonne centaine de mètres devant nous.

– ♫ ♫ ♫
Un long instrumental, sans paroles. Les Pink Floyd ! « Shine On You Crazy Diamond », si je ne me trompe. Je passe une des oreillettes à Vadina pour qu’elle puisse en jouir également. Sublime, cette musique résonnant dans mes oreilles, au milieu de ce décor de montagnes non moins sublime. J’aurais envie d’entendre ce morceau sortir de baffles de quinze mégawatts, se réverbérer sur les parois du cirque. Ça ferait un écho de tous les diables. Mais bon, je doute que tout le monde apprécie. Je me contente d’augmenter le volume à fond, à m’en faire péter les tympans.
– ♫ Remember when you were young… you shone like the sun… Shine on you crazy diamond… ♫
Ah ! Maintenant, il y a des paroles. Ouais, c’est bien ce morceau, je ne me trompais pas.
Vadina me rend l’oreillette.
– Tiens, remets-la ! C’était cool, mais je préfère m’enivrer des bruits de la nature.
– Je comprends.
Je lui donne un petit baiser et nous poursuivons la route. Bounda est toujours loin devant. Je parie qu’on ne le reverra qu’à l’heure du piquenique.

Le chemin serpente sur le flanc du vallon, suivant la ligne de pente minimale choisie par l’ancienne route. Parfois, il s’en écarte pour prendre un raccourci plus pentu.
Au bout d’une heure, nous n’avons pas encore atteint le plateau sous lequel s’étend Granhuilet. Il ne reste que quelques dizaines de mètres de dénivellation à franchir, mais ce sont toujours les derniers les plus décourageants. D’abord imperceptible, puis de plus en plus marquée, une odeur délicieuse emplit l’atmosphère. Tout au long de notre randonnée, tant aujourd’hui qu’hier, Vadina m’a fait remarquer les odeurs subtiles diffusées par la végétation locale. Mon odorat mal développé peinait à percevoir ces odeurs qu’elle me décrivait comme enchanteresses. Mais celle-ci est si forte que même un rhume carabiné ne pourrait m’empêcher de la percevoir. Je ne suis pas très doué pour reconnaitre une odeur d’une autre, mais elle me fait penser à de la vanille et aussi à certains des mets exotiques que j’ai découverts sur cette ile. À la longue, l’odeur devient entêtante, presque dérangeante. C’est bien ma veine : pour une fois que je perçois facilement une odeur, je voudrais qu’elle s’atténue un peu. C’est vrai, de quoi je me plains ? Cela aurait pu être la sortie d’un égout ou les épanchements incontrôlés d’un élevage industriel de bétail.
Ni Vadina, ni moi ne parvenons à identifier la source de ce subtil parfum. Toujours est-il qu’il s’atténue au moment où nous atteignons le sommet. Lorsque les premiers dômes de Granhuilet apparaissent, l’odeur n’est plus qu’un souvenir.

Enfin, nous arrivons dans une grande clairière circulaire. Sur son pourtour sont disposés régulièrement six dômes de gites inoccupés à cette heure de la journée. Les randonneurs de passage se massent au centre de la clairière autour d’un hologramme géant projetant l’image d’une vieille église en bois. L’image est translucide. On distingue très légèrement les gens qui sont à l’intérieur.
– Bernard, tu crois que cette église est encore fonctionnelle ?
– Que veux-tu dire par là ? Qu’on y pratique encore un culte à un quelconque dieu ?
– Oui.
– Ben, je sais pas. Mais bien que je sois athée, il m’est arrivé de visiter de nombreuses églises pour leur aspect culturel, alors même que des fidèles y étaient en prière. Mais tu as raison, je ne me serais pas permis d’en visiter durant un office.
– Alors, tu crois que l’on peut entrer librement ?
– Où te crois-tu ? Bien sûr que si l’on peut y entrer, c’est librement. À mon avis, si notre présence n’était pas désirée, je suis convaincu que nous recevrions un avertissement aimable avant d’en franchir l’entrée, du genre : toi qui viens ici en simple visiteur laïque, sois remercié de respecter ce lieu et de ne pas porter atteinte à la méditation des fidèles. Ou quelque chose comme ça.
Vadina semble un peu mal à l’aise. J’ai l’impression qu’elle aurait envie de me demander quelque chose, mais qu’elle n’en trouve pas le courage.
– Il y a quelque chose qui ne va pas ? Vadina ?
Elle hésite encore quelques secondes.
– Voilà, j’espère que tu ne me trouveras pas ridicule, mais je voudrais y entrer et allumer un cierge.
– Pourquoi est-ce que tu serais ridicule ? Personnellement, je ne pense pas que le fait d’allumer un cierge ait une quelconque influence sur quoi que ce soit, à part sur la conscience de celui qui pratique le rite. Veux-tu que je t’y accompagne ?
– Oui, je voudrais bien. Tu sais, ce n’est pas que je sois pratiquante, ni que l’existence ou non d’un dieu n’ait la moindre importance pour moi. C’est juste qu’avant mon départ, j’avais promis à mon arrière grand-mère qui était très pieuse, qu’après mon retour, j’irais allumer un cierge dans la première église que je rencontrerais pour remercier le Seigneur de m’avoir ramenée à bon port. Je ne le fais pas pour moi, mais pour le souvenir de mon aïeule.
– Je comprends. C’est très généreux de ta part. Mais qu’aurais-tu fait s’il n’y avait plus eu d’églises ?
Un sourire apparait sur les lèvres de Vadina.
– J’ai exprimé ce doute à mon arrière-grand-mère. Elle s’est fâchée et m’a affirmé qu’il y aurait des églises tant que le monde existerait, donc qu’il y en aurait encore à mon retour. Tu vois, elle n’avait pas tort.

Alors que nous montons les quelques marches du socle sur lequel flotte l’hologramme de l’église, ce n’est pas un avertissement qui nous parvient, mais une voix étrange, mystérieuse, qui surgit au centre même de ma tête, exactement entre mes deux oreilles.
– Toi qui pénètres en ces lieux, quelle est ton intention ?
Sous l’effet de la surprise, je me fige sur place et regarde tout autour de moi. Je ne peux pas admettre que la voix surgisse réellement à l’intérieur de mon cerveau. Vadina doit également avoir entendu la voix, car elle parait aussi surprise que moi.
– Heu… Je… Je désire allumer un cierge.
– Moi, heu… je voulais juste visiter et tenir compagnie à Vadina.
La voix semble maintenant s’adresser à nous deux, bien que je la perçoive toujours juste entre mes deux oreilles.
– Alors, soyez les bienvenus en ce lieu. Pour le cierge, cela se passe sur la droite de l’autel. Pour la visite, désirez-vous une assistance historique vocale ou vous contenterez-vous d’une contemplation silencieuse ?
– Ah, ouais ! Moi je prendrais bien l’assistance historique machin. Et toi, Vadina ?
– Oui, pourquoi pas ? Mais d’abord, je voudrais vraiment tenir ma promesse et si possible en silence.
La porte est ouverte, nous pénétrons dans l’hologramme comme s’il agissait d’un vrai bâtiment. Immédiatement, les bruits extérieurs cessent. Le plus étrange, c’est que la brise qui souffle à l’extérieur ne semble pas arrêtée par l’artéfact, alors que les sons sont étouffés. Encore un mystère que la technologie moderne met au service de l’ambiance particulière de l’endroit.
Silencieusement, nous nous dirigeons vers l’autel en passant entre deux rangées de bancs virtuels. Certains de ces bancs sont occupés par des fidèles en prière eux aussi virtuels. Sur la droite de l’autel, les flammes de cierges simulés se balancent au gré du vent. Vadina semble perdue.
– Bernard, comment je fais ?
– Ben, c’est pas vraiment à moi qu’il faut demander. Je n’ai aucune expérience dans le domaine. J’ai été éduqué dans la tradition réformée et je ne me souviens pas que les protestants brulaient des cierges. C’était un rite catholique, je crois. Mais j’imagine qu’il faut que tu prennes un cierge, là, que tu l’allumes sur la flamme d’un autre et que tu le plantes là où il reste de la place.
– Oui, bien sûr. Mais je ne peux pas les saisir, ce ne sont que des images !
– À première vue oui. Mais je ne serais pas surpris si ces… images avaient une réalité plus forte que tu ne… l’imagines.
– Tu crois ?
– Essaie d’en saisir un. Qu’est-ce que tu risques ? Rien !
Pas convaincue, Vadina avance précautionneusement sa main vers la pile de cierges neufs. Lorsque sa main entre en contact avec l’hologramme, Vadina la retire brusquement en poussant un petit cri.
– Ha ! C’est solide !
– Tu n’avais pas encore fait cette expérience avec les consoles du Réseau ? D’ailleurs, si je ne me trompe pas, tu as dû lire ma propre expérience dans le bouquin que j’écrirai.
– Oui, mais là… Ce n’est simplement pas possible.
– Oh ! Tu sais, depuis que j’ai quitté ce bon vieux 20e siècle, je ne me préoccupe plus vraiment de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas.
Rassemblant tout son courage, Vadina saisit un des cierges translucides et le rapproche de son visage. Elle agite son autre main au-delà de la bougie.
– C’est incroyable. Je vois ma main au travers.
– Bon, maintenant, essaie de l’allumer !
Hésitante, elle tend la pointe vers un cierge allumé et plonge la mèche dans la flamme. Bientôt, cette dernière gagne en amplitude, preuve que l’allumage a réussi. Vadina ramène le cierge vers son visage, maintenant la flamme à quelques centimètres de ses yeux.
– C’est fascinant : la flamme n’est pas chaude et n’éblouit pas.
Elle introduit lentement un doigt dans la flamme. Celle-ci se déforme au moment de la pénétration, puis reprend sa forme normale, comme si le doigt n’était pas là.
– Ha ! tu as vu ? Y a un bug !
Elle joue encore un instant avec le feu, puis s’en lasse.
– Bon, c’est pas tout. On n’est pas venu ici pour jouer.
Elle empale la base du cierge sur un clou, recule de deux pas et reste immobile deux ou trois secondes face aux flammèches dansantes.
– Tu vois, Mémé, je ne t’ai pas oubliée.

– Maintenant, Bernard, nous pouvons prendre le temps d’admirer cette ég… ce lieu.
Immédiatement, la voix se manifeste à nouveau en plein centre de nos têtes.
– La première église de Granhuilet fut construite ici même en -97. Tout au cours de son histoire, elle fut le théâtre d’une lutte incessante entre le bien et le mal, ce dernier mettant à profit les cyclones qui trop fréquemment frappent l’ile, pour abattre le symbole de son ennemi éternel. Mais c’était sans compter sur l’obstination des fidèles du divin qui, sans jamais défaillir, reconstruisirent encore et encore le lieu de leur dévotion. Ce n’est qu’à partir du troisième siècle que le génie humain infligea, en ce lieu même, la défaite définitive au Malin, par la construction du premier lieu de culte entièrement virtuel de la planète. Depuis lors, chaque fois qu’une tempête dévastait ce lieu, il suffisait d’éteindre temporairement le projecteur pour le rallumer une fois le calme revenu. Certains prétendent qu’il ne s’agit que d’une coïncidence, d’autres invoquent une manifestation miraculeuse, mais toujours est-il que depuis plus d’un siècle maintenant, tous les typhons frappant l’ile ont sans exception épargné le site de Granhuilet. Vous pourrez le vérifier par vous-même en constatant que les arbres environnants ont un âge moyen bien plus élevé que partout ailleurs dans le cirque.
Comme pour nous permettre de faire cette constatation, durant plusieurs secondes, un trou se forme sur le flanc gauche de l’édifice, laissant entrevoir quelques arbres plus que centenaires. Dans les branches de l’un d’eux attend un jeune orang-outang. Vadina a juste le temps de lui faire un signe de la main amical avant que le trou ne se referme.
– Ben dit donc : t’en as fait des progrès avec les singes depuis ton réveil !
– Qu’est-ce que tu veux ? Je me surprends moi-même. Et puis, il est vraiment trognon. Enfin, pas autant que toi, bien sûr.
Elle passe sa main sur ma joue, puis dans mes cheveux. Est-ce le début d’un de ces instants merveilleux ? Non, car la voix intracrânienne reprend :
– Si vous regardez dans la niche devant vous, vous verrez une représentation de la Sainte Vierge caractéristique des premières décennies de l’après-concile Vatican IV, qui a vu le catholicisme s’approprier l’imagerie et les traditions des principaux courants religieux concurrents dans une dernière vaine tentative pour retrouver son influence perdue. Cette réforme contre laquelle, en d’autres endroits du système solaire et de la Terre, se sont révoltés de nombreux fidèles, entrainant ainsi la chute définitive de la papauté, a au contraire connu un succès certain ici à La Fournaise en raison de la forte tradition de tolérance religieuse issue du brassage culturel dans lequel vit notre population depuis toujours.
Cette vierge est en effet fort étonnante. Je crains même que, si un jour il m’arrivait à devoir la décrire à mes contemporains du début du 21e siècle, cela ne suscite de très vives réactions dans les milieux concernés. Vadina semble aussi surprise que moi. La composition est tout à fait celle d’une vierge à l’enfant, si ce n’est que Marie est assise en position du lotus comme un Bouddha et que son auréole est une étoile de David surmontée d’un croissant de lune. Mais ce qui est le plus surprenant est que la tête de l’enfant Jésus est celle de Ganesh, le dieu éléphant hindou.
Nous restons là, immobiles, durant plus d’une minute, devant cette incroyable statuette. Soudain, celle-ci est remplacée par la tête de Bounda qui a décidé de nous rejoindre sans passer par la porte de l’édifice. Son apparition soudaine a dû amplifier notre trouble, car le singe nous regarde d’un air interrogateur.
– Pourquoi avez peur ?
Je lui montre la statuette de la vierge.
– Nous regardions Marie et son bébé Jésus. Et soudain, tu es entré en passant au travers d’elle. Nous avons été très surpris.
Bounda regarde longuement la mère et l’enfant.
– Maman là pas méchante avec bébé éléphant. Pas encore.
Vadina pose une main sur son épaule et se baisse pour être à sa hauteur.
– Mais non ! Tu vois qu’il est bien trop petit pour se débrouiller tout seul. Mais quand il sera grand comme toi, il devra aussi apprendre à se débrouiller seul. Viens maintenant, nous allons sortir. Il est l’heure de piqueniquer.
Elle me fait un signe de tête et entraine Bounda vers la sortie. Celui-ci semble réticent.
– Pourquoi faire détour ? Ici, sortir plus rapide.

Le chemin monte en pente douce à travers la forêt durant une vingtaine de minutes pour nous amener à la limite du plateau. Devant nous s’étale le cirque de Salazille. Tout à gauche, une profonde gorge s’ouvre sur la côte est. On pourrait y apercevoir le miroitement de l’Océan Indien si la gorge n’était obstruée par un bouchon de nuages chargés de pluie. Au centre, masquant Ailebour à nos regards, se dresse un piton rocheux couvert de végétation jusque sur ses parois les plus abruptes. Plus à droite, le Piton Dénaige impose sa masse à l’ensemble du décor. Des nuages se forment lentement autour de lui et s’accrochent sur ses flancs. Enfin, tout à droite, s’élève la muraille qui nous sépare de la suite de notre périple, le cirque de Maïfatte ; muraille que nous devrons escalader aujourd’hui encore.
– C’est par le col là-haut que nous devons passer ?
Au lieu de me répondre, Vadina extrait des lunettes de soleil d’une poche de son sac à dos. Je réalise soudain qu’il s’agit de la première paire de lunettes que j’aperçois depuis ma présence dans le futur. Je suis d’autant plus surpris qu’au 20e siècle, je portais des lunettes en permanence. Apparemment, je dispose d’une vision si parfaite que l’idée même d’une correction m’était devenue totalement étrangère. J’espère qu’il s’agit d’une amélioration permanente et pas seulement d’un effet de ces implantmédics qu’on charge de veiller à notre bonne santé, car ce serait cool si je pouvais aussi me passer de lorgnons une fois de retour chez moi. Ce qui est épatant est que je n’ai même jamais ressenti le besoin de me protéger contre l’intensité du rayonnement solaire. Dans Rama, c’était normal, puisque la lumière artificielle était uniquement diffuse, mais ici près de l’équateur, c’est toute autre chose. Vadina doit bénéficier des mêmes améliorations que moi, alors pourquoi ressent-elle soudain le besoin de se protéger les yeux ?
– Ha ? Tu as besoin de lunettes de soleil, maintenant ?
– Non, pas du tout ! Les ophtalmos d’aujourd’hui sont très efficaces. Mais question cartographie, ces lunettes qui viennent directement du 21e siècle sont bien meilleures que tout ce qui se fait actuellement.
Elle me pose ses lunettes sur le nez. Je vois le paysage un peu assombri, comme le ferait n’importe quelle paire de lunettes solaires. Mais ma vision est troublée par des lignes et taches floues.
– Y a un problème. Je vois des trucs superposés au paysage, mais c’est pas n… Wow !
Subitement, les lignes et les taches se précisent et je distingue des lignes qui représentent, je le suppose, les chemins qui parsèment la région. Les taches étaient les noms des différents huilets et autres curiosités locales. Une des lignes est tracée en rouge sur la pente que nous devons gravir. À son sommet clignote le texte « Huilet Platomao ».
– Mais c’est génial, les traces des sentiers ont vraiment l’air d’être posées à même le terrain et quand je tourne la tête, il n’y a pas le moindre décalage, parallaxe ou autre artéfact. Et… Ha ! Il y a un truc bizarre.
– Ha bon ? Lequel ?
– Ben… Les textes, ils sont en terrien homo, pas en mandaranglais comme dans ton PC, là. Et puis, j’ai de la peine à imaginer qu’au 21e siècle, les chemins de l’ile de La Réunion étaient les mêmes que ceux d’aujourd’hui à La Fournaise.
– Bien sûr que non. Mais les données que tu vois là sont directement issues du Réseau, par l’intermédiaire de mon… PC, comme tu le dis. Maintenant, il marche aussi en terrien homo. J’ai chargé une mise à jour la nuit dernière.
– Une mise à jour ? Mais c’est génial.
– Ouais ! Je crois que je vais vraiment apprécier cette époque. Dommage que tu ne veuilles pas y rester.
Je n’ai pas envie de me laisser entrainer sur ce terrain.
– Donc, il va falloir monter là-haut. OK ! Ha ! Ben zut ! Il va d’abord falloir descendre… une quarantaine de mètres avant de remonter… 270 mètres, mais alors la pente sera vachement raide. Là, c’est sûr, on va pas longer une ancienne route tout du long.
Je rends les lunettes à Vadina.
– Merci. C’est vraiment cool ce truc et, en plus, il n’y a aucun effort d’adaptation à faire.
– Tu dis que ce genre d’appareil n’existe pas aujourd’hui ?
– Pas à ma connaissance. Mais comme ils n’utilisent plus de lunettes, ce genre de dispositif doit leur paraitre encombrant. En fait, j’y pense, je me souviens avoir vu des ados avec des hologrammes qui leur flottaient devant les yeux. On devrait pouvoir utiliser ces trucs pour la même fonction. Mais Nielle, elle utilisait son disque doré pour à peu près tout.
Vadina remet les lunettes dans son sac à dos.
– Bon, alors allons-y ! Il ne faut pas trainer. Je n’aime pas trop les nuages qui commencent à s’accumuler là-haut. On risque de finir le chemin dans le brouillard.

Après la descente vers le huilet Baïlié, nous entamons la remontée vers Platomao. Le soleil n’a pas encore disparu derrière la montagne, mais il est désormais masqué par les nuages qui s’amoncèlent au-dessus de nous. Très vite, la température s’abaisse. Il ne fait pas encore froid, car malgré l’altitude, l’astre diurne, associé à un taux de dioxyde de carbone inégalé depuis des millions d’années, nous fait largement profiter de son pouvoir calorifique. Mais lorsque nous pénètrerons la masse nuageuse, il en ira tout autrement.
Effectivement, maintenant que le brouillard nous enveloppe de ses innombrables gouttelettes humides, je me sens pris de légers frissons, réflexe de mon corps pour maintenir une température interne constante. La brusque diminution de luminosité, ainsi que la visibilité réduite, ont une influence néfaste sur mon humeur.
J’ai froid, j’ai faim et j’ai par-dessus tout envie de me plonger dans un bain brulant. Mais pour l’instant, il n’en est pas question. Il faut encore s’élever de plus de deux-cents mètres par ce sentier par endroits si raide qu’il faut s’aider des mains pour ne pas risquer de glisser sur les rochers humides polis par les milliers de promeneurs qui nous ont précédés. Décidément, il y a des jours où il vaudrait mieux rester dans son lit.
– ♫ Clair ! The moment I met you, I swear, I felt as if something somewhere… ♫
Cette chanson de Gilbert O’Sullivan, m’emporte immédiatement dans mon passé, encore plus éloigné que mon présent, à une époque où le bug de l’an 2000 ne préoccupait que d’hypothétiques programmeurs visionnaires, au début des années septante. D’abord, ce n’est qu’une vague odeur de chlore…, puis la chaleur moite d’une piscine…, et son sourire…, le tout enrobé dans les brumes doucereuses de la préadolescence.
Et puis soudain, tout me revient d’un coup, si fort que je ne parviens plus à rester debout. Je me pose tant bien que mal sur une racine providentielle.
Elle s’appelait Graciela, fille d’immigrants italiens, je crois. Elle détestait ce prénom et voulait qu’on l’appelle Sylvie, ou Sophie, je ne sais plus vraiment. Je devais avoir douze ans. Elle, un de moins peut-être. Elle habitait dans un autre quartier de la ville de Bienne, fréquentait une autre école. Nous nous étions rencontrés à la piscine couverte et nous avons passé tous les mercredis après-midi de l’automne et d’une partie de l’hiver à jouer et nager ensemble. Puis je suis parti en camp de ski avec l’école, me suis cassé une jambe et suis resté immobilisé près de deux mois loin de la piscine. Je ne connaissais ni son nom de famille, ni son adresse exacte. Je n’ai donc pu lui donner une explication à ma soudaine disparition.
Une fois remis de ma blessure, je suis retourné à la piscine, dans l’espoir de la revoir et que reprennent ces moments magiques, empreints de ce quelque chose de doux et mystérieux que je n’avais jamais ressenti auparavant. Hélas, seul son fantôme hantait encore ces lieux. Jusqu’au jour où un spectacle fut joué pour des classes en provenance des différentes écoles de la ville. À la sortie, elle était là, c’est elle qui m’a reconnu la première et elle est venue me parler. Moi, j’étais avec d’autres garçons de ma classe. Elle voulait s’excuser d’avoir disparu sans me donner le moindre signe de vie. La raison en était qu’elle était tombée très malade et n’avait évidemment plus pu aller à la piscine. J’aurais voulu lui dire que je ne lui en voulais pas le moins du monde et que je ne demandais qu’à la revoir, mais derrière moi, il y avait ces gosses qui se moquaient, proférant des insanités du genre « Hou ! Il est amoureux ! » ou « C’est ta copine ? », enfin toutes ces choses qu’il est interdit d’avouer entre garçons à douze ans. Alors, j’ai fait semblant d’être indifférent à elle, c’était si facile, je lui ai dit que j’étais pressé, qu’il fallait que j’y aille, qu’on en reparlerait. Je ne l’ai plus jamais revue.
Qu’est-ce qu’on peut être con à cet âge-là !
– ♫ …Oh ! Clair, Clair… ♫
– Bernard ! Ça va ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
Vadina est penchée vers moi, inquiète de me voir assis là, les yeux pleins de larmes. Bounda, pendu à une branche proche, m’observe, intrigué. Je n’ai pas très envie de raconter ce souvenir qui laisse un gout amer dans ma mémoire.
Je reste là, un moment, sans répondre. Puis une autre impression s’infiltre dans mon esprit. Je prends une des mains de Vadina dans les miennes et la regarde tristement.
– Tu sais, il y a des jours où je me demande si tout ça, ce voyage dans le futur, Nielle, toi, ne seraient que le rêve d’un auteur déprimé cherchant à supporter une vie bien morne.
Vadina pousse un long soupir, marque une pause de quelques secondes avant de me répondre.
– On ne peut pas l’exclure. Mais même si c’était le cas, ne vaudrait-il pas mieux laisser le rêve parvenir à son terme, ne serait-ce que pour le bien du rêveur ?

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