9 – Big Brother is watching you

Nous déambulons dans les couloirs, Vadina accrochée à mon bras, suivis par les membres du sous-noeud. Le contact physique avec cette femme, ferme et tendre à la fois, m’entraine dans un tourbillon de sentiments que je n’essaie même pas de maitriser. S’y bousculent la douceur d’être le sujet des attentions d’une personne intensément désirable et la culpabilité de repousser le souvenir de Nielle dans un coin de mon coeur pour y faire de la place pour… mais pour quoi au fait ? Ce n’est pas parce qu’elle me prend le bras que je peux m’imaginer compter à ses yeux pour plus qu’une bouée de sauvetage qu’elle oubliera dès qu’elle aura retrouvé la terre ferme. Je n’ai pas le droit de me laisser aller dans une nouvelle aventure sentimentale, d’abord parce que l’amour de Nielle brule toujours dans mon coeur et aussi parce que ce serait abuser de la situation de faiblesse inhérente à son réveil dans laquelle est Vadina. Quoique le mot « faiblesse » n’est probablement pas approprié à Vadina. Elle fait preuve d’une force et d’une capacité d’adaptation étonnante.

Oh ! Et puis… Je ferais mieux de ne pas me poser toutes ces questions et, au contraire, de me laisser porter par les évènements. D’ailleurs, je crois qu’on est arrivé.

– Ah ! Je crois que nous sommes arrivés. Vadina, avant de te laisser avec tes compagnons, il faut que je te dise un truc important.

Elle se met face à moi, me caresse tendrement la joue de sa main si douce.

– Ne t’inquiète pas ! Nous aurons tout le temps pour parler.

Elle pose un rapide baiser sur mes lèvres et s’engouffre dans la pièce où sont déjà réunis les autres membres de l’équipage.

– Mais attends ! C’est au sujet de…

La porte se referme derrière elle, me laissant seul dans le couloir. Seul, à l’exception d’un orang-outang mâle qui me regarde de ses yeux perdus au sein d’un visage marqué par deux énormes joues fripées.

– Hou ! Houuu !

Il me tend la main pour m’inviter à le suivre dans une salle où sont réunis de nombreux Fournaisiens. On dirait un cirque. Des images remontent du fond de ma mémoire : je revois les acrobates pirouettant sur le dos de chevaux emplumés, les clowns faisant leurs pitreries avec des singes affublés d’accoutrements ridicules. Mais ici, les singes font partie des spectateurs. Dans l’arène, un immense hologramme dévoile ce qui se passe dans le local où est réuni l’équipage du Santa-Maria. Dans les gradins, quelqu’un me fait signe de le rejoindre : c’est Ixycs.

Une fois près de lui, je lui montre l’arène.

– Salut, Ixycs ! Dis-moi : Quelqu’un les a-t-il prévenus de ça ? J’ai bien essayé de parler de veillance à Vadina, mais elle n’a pas voulu m’écouter.

– Tu te débrouilles très bien avec elle. Non ! Malheureusement, ils n’ont pas pu être avertis. Ils sont tellement désireux de se concerter qu’aucun ne s’est pour l’instant vraiment intéressé à nous.

– Ils vont nous en vouloir lorsqu’ils comprendront que nous les avons surveillés. Mais bon, ainsi, nous en apprendrons peut-être plus.

– Veillés, Bernard, pas surveillés. N’oublie pas la nuance.

– Non, je ne l’oublie pas. C’est à dessein que j’ai dit « surveillés ». Ils n’ont à l’heure actuelle, aucun moyen de nous observer en retour, ni connaissance du fait que nous les observons. Il s’agit donc bien de surveillance.

– Certes !

Dans l’arène, le spectacle a commencé par des embrassades nombreuses et intenses. La joie de se retrouver au bercail, ou presque, éclate sans retenue. Progressivement, le calme revient, dégénérant finalement en un lourd silence. Finalement, quelqu’un lance :

– Où sont Loukas et Moulis ? Quelqu’un les a-t-il vus, ou en a reçu des nouvelles ?

– J’ai entendu dire qu’outre Trembley, il y avait des problèmes avec deux autres personnes. Je n’ai pas eu le courage de demander de qui il s’agissait. Il doit donc s’agir d’eux.

– Et tu sais comment ils vont ?

– Non. Le personnel de réveil semblait assez déconcerté. Ils manquent visiblement d’information pour comprendre la situation.

– Et pour cause !

– Si le problème est lié aux évènements et qu’ils ne survivent pas par manque d’information, je ne me pardonnerai jamais d’avoir accepté la mise sous embargo des archives.

– On ne va pas revenir là-dessus. Tu sais bien que nous n’avions pas le choix. Notre liberté dépendra de ce que nous parviendrons à négocier et les archives sont notre meilleur atout.

– Bien sûr que nous avions le choix. Et je ne suis pas sûr que leur cacher le déroulement des évènements joue en notre faveur. Imagine qu’ils en déduisent que nous voulions cacher le meurtre de
Tremblay. Tu veux qu’on nous considère comme les assassins du capitaine de l’expédition ? J’espère juste qu’on ne nous exécute pas pour mutinerie.

– Ne sois pas parano.

– Quoi ? C’est moi la parano ? C’est d’avoir imposé l’embargo qui relève de la parano et on va tous le payer.

– Bon, ça suffit les deux, là ! Imagine seulement qu’on nous surveille. Pas terrible, l’image qu’on donnerait.

– Attends. Jusqu’à preuve du contraire, nous sommes des héros, nous devons inspirer le respect. Tu n’imagines tout de même pas qu’ils auraient mis cette salle à notre disposition et qu’ils y auraient planqué des micros et des caméras pour nous espionner ? On est en plein délire. Faut pas déconner !

– Je voudrais avoir ton optimisme, mais qui sait comment a évolué la société durant notre absence ? Tout est possible : le meilleur comme le pire.

– Ouais, vous avez vu ? Ils considèrent les singes comme des humains. Moi, ça m’inquiète.

– Pourquoi ? C’est plutôt une indication de tolérance, non ?

– T’as eu droit à un gorille dans le comité d’accueil, toi ? J’imagine que non. Un gorille ! J’ouvre les yeux et paf, qu’est-ce que je vois ? Un gorille ! Pendant une seconde, je me croyais sur la planète des singes. Le cauchemar !

– T’en fais pas un peu trop, là ? Vadina, je ne te reconnais plus. Où est passé ton flegme légendaire ?

– Tu as raison. Des singes dans la rue ? Pourquoi pas ? Non, ce qui m’a choqué, c’est juste le fait d’y être confrontée sans y avoir été préparée, alors que je me réjouissais tellement d’être de retour chez nous. Et puis, la peur de devoir se justifier, tout ça. Je crois que je perds un peu la tête. Il faudra que je me confie à un toub… médecin. J’espère juste qu’il y a encore des toubibs qui ne soient pas des robots.

– Ah ouais ! Un toubib bonobo. Je vois ça d’ici : « Approchez, cher patient ! Je connais un traitement qui guérit tous les maux ». Ha ! Ha ! Ha !

– Et tu trouves ça drôle ? Toi, en tout cas, tu n’as pas changé.

La blague salasse jette un froid et marque la fin temporaire de la conversation. Après plus d’une minute de silence, Ling Pol Zola, le pilote, interroge :

– Bon, il serait temps que l’on décide de l’attitude à tenir face aux autorités. Quelqu’un a une idée ?

– Il faut qu’on invente une histoire qui rende plausible la mort accidentelle de Trembley.

– Mais pourquoi inventer ? On peut leur raconter ce qui s’est vraiment passé, non ?

– Parce que tu crois qu’ils vont nous croire ? Ça s’est passé dans sa cabine et c’est le seul endroit du vaisseau qui n’avait ni caméra, ni microphone d’archivage. Non ! Le seul moyen de s’en sortir, c’est, comme on l’avait décidé là-haut, d’échanger les archives contre notre impunité.

– Mais c’est ridicule. Nous n’avons rien à nous reprocher. Bon, d’accord, Trembley est décédé dans des circonstances assez particulières. Mais nous avons tout de même accompli la mission sans lui, et même mieux encore que s’il ne lui était rien arrivé.

– C’est ça, dis-leur qu’on s’est mieux débrouillé sans lui. Tu tiens vraiment à te faire zapper au laser pour mutinerie ? Pas moi !

– On en a déjà discuté des heures et des heures sans que se dégage un consensus autre que celui d’attendre le retour pour prendre une décision. De retour, on y est. Mais on ne semble pas plus avancé. Au lieu de vouloir nous réunir tout de suite, on aurait dû faire comme s’il ne s’était rien passé, attendre la réaction des autorités et prendre une décision en connaissance de cause.

– Au risque de laisser passer l’unique occasion de sauver notre peau.

– C’est vrai qu’on ne sait pas comment ils prennent la mort de Trembley. Mais ma première impression est plutôt positive. Je n’ai ressenti aucune animosité à notre égard, juste de la curiosité.

– De la curiosité et une certaine timidité, voire de la maladresse. Je crois qu’ils sont aussi circonspects que nous le sommes.

– C’est aussi mon avis.

– Ouais, je suis d’accord.

– Moi aussi.

– Moi aussi.

L’un après l’autre, tous adhèrent plus ou moins à cette vision positive de leur accueil.

– Bon, puisque nous sommes à peu près tous d’accord que nous ne sommes pas vraiment menacés, je propose que nous jouions la carte de la sincérité. Y a-t-il quelqu’un qui s’y oppose ?

Tous secouent la tête en signe de dénégation.

– Bien. Ce problème étant résolu, je vous propose de passer à l’autre point de l’ordre du jour : la découverte de l’art culinaire contemporain.

– Ouais !

– Bonne idée !

– Quand est-ce qu’on mange ?

– Tais-toi Averell !

Là, je crois que leur réunion tire à sa fin. Je veux être parmi les premiers à les accueillir à leur sortie de la salle. Je me précipite hors de l’amphithéâtre, non sans avoir interrogé Ixycs :

– Tu crois qu’on peut leur servir à manger rapidement ?

– Ne t’inquiète pas. Tout est prévu. Conduis-les au grand réfectoire.

– OK. Heu… C’est où ?… Oublie ! Je ferai semblant de savoir et suivrai discrètement les flèches.

Heureusement, les deux salles sont très proches l’une de l’autre. J’arrive juste à l’instant où s’ouvre la porte. Je ne suis pas seul. D’autres sont là pour accompagner leur protégé. Dès qu’elle m’aperçoit, Vadina me rejoint avec un large sourire. Elle semble soulagée.

– Voilà. Maintenant, je me sens prête à affronter le monde. Tu voulais me dire quelque chose d’important. Je t’écoute.

– Ben, disons que ça a perdu un peu de son caractère d’urgence. Cela concernait votre réunion, là. Alors, maintenant, c’est un peu tard.

– Oh !? Je suis désolé. Tu sais, il était important que nous nous réunissions tout de suite. C’était quoi, alors ?

– Ah ! Il vaudrait mieux que vous soyez tous mis au courant en même temps. Je le ferai dans cinq minutes, là où on va maintenant.

– Nous espérions vous demander une activité… heu… particulière pour maintenant.

– Oui, je sais. La découverte de l’art culinaire contemporain. Je vous emmène justement au restaurant.

Un éclair de fureur passe dans le regard de Vadina. Mais elle reprend immédiatement son air enjôlé. J’en manque pas une. J’aurai quand même pu essayer de fermer ma grande gueule.

Nous arrivons dans une grande salle au milieu de laquelle est dressée une longue table dont le centre est percé d’une série de trous ronds. Chaque membre de l’équipage est accompagné par un Fournaisien qui l’invite à s’installer à table, où bon lui semble. Le hasard fait que je me trouve face à Clod Sung, le francophone qui m’avait accueilli à mon arrivée à Sinterose. Une fois tout le monde assis, Ling Pol se relève et prend la parole.

– Je tiens à remercier nos amis terriens pour l’accueil qui nous a été réservé et surtout pour les soins qui nous sont prodigués. Je me réjouis, ainsi que mes compagnons, je n’en ai pas le moindre doute, de gouter aux merveilles de la cuisine contemporaine. Toutefois, en attendant que nous soyons servis, je me dois, au nom de tout l’équipage, de vous faire part de certains évènements tragiques qui se sont produits durant notre voyage.

Immédiatement, je me lève et m’apprête à l’interrompre, mais Vadina me force à me rassoir en me tirant par le bras.

– S’il te plait, laisse-le parler. C’est de la plus haute importance.

– Ce que j’ai à vous dire aussi. Plus j’attends, plus vous le prendrez mal.

– T’inquiète. J’ai parfaitement compris. Au point où on en est… Laisse-nous sauver la face en nous laissant faire le récit de notre voyage sans contraintes.

– OK. Mais je crains que tu n’aies pas saisi la portée de ce que tu crois avoir deviné.

Vadina fait un signe à Ling Pol qui reprend la parole.

– Je disais que notre voyage a été émaillé de certains évènements que l’on ne peut qualifier que de tragiques. Nous ferons part en détail de la mission, mais pour l’instant nous tenons à vous assurer que la mort du… capitaine Trembley est un accident.

Ixycs intervient.

– Mais qu’est-ce qui vous fait penser que nous en douterions ?

– Je sais que c’est parfaitement immoral, mais pour des raisons de rigueur scientifique, tous les mouvements et dialogues de l’équipage, dans tout le vaisseau, à l’exception de la cabine du capitaine, ont été enregistrés et archivés pour analyse ultérieure. Certains d’entre nous craignaient que ces documents ne laissent penser qu’il y aurait eu une mutinerie au cours de laquelle Trembley aurait été assassiné. Ils pensaient que si ces documents étaient visionnés avant le réveil de l’équipage, il nous serait ensuite difficile de justifier notre bonne foi. Par consensus, nous avons décidé de placer toutes les archives sous embargo afin de fournir aux autorités terrestres des témoignages de première main qui n’auraient pas été biaisés par des vidéos mal interprétées. Et aussi, avouons-le sans honte, le cas échéant, à négocier notre impunité en échange de ces archives. Soit dit en passant, quoiqu’il arrive, je suis très heureux d’être de retour sur Terre et de ne plus être filmé en permanence.

Un autre membre de l’équipage dont je n’ai pas retenu le nom surenchérit :

– Je tiens à préciser que si, après le décès de Trembley, nous avons opté pour une organisation du travail égalitaire, sans chefs, aux prises de décisions basées sur le consensus minimal, ce n’est en rien pour des raisons idéologiques, mais uniquement parce que ce mode de fonctionnement nous paraissait le plus approprié pour mener à bien la mission.

Louik Tolba, le paléoneuroticien, intervient, tout excité.

– Mais alors, plus rien ne s’oppose à ce que les bases de données du Santa-Maria soient mises en ligne ?

– Si nous obtenons la garantie qu’aucune poursuite juridique ne sera entreprise contre nous, non, rien ne s’y oppose.

Louik continue.

– C’est parfait. Quelle est la procédure de… déchiffrage ?

Là, je souris. Pour un Acratien, l’idée même de poursuite judiciaire n’a pas de sens, donc il n’y a aucun problème. Pour l’équipage du Santa-Maria, ignorant tout des coutumes actuelles, le problème reste entier. Je laisse durant quelques secondes le malentendu s’exprimer sur les visages des deux groupes, puis j’interviens.

– Je voulais depuis le début vous signaler un aspect important de la société actuelle, sans y parvenir. Finalement, je pense que c’est mieux ainsi. Voilà ! J’ai trois nouvelles à vous communiquer : une très bonne qui va vous réjouir, une moins bonne qui mérite quelques explications et une troisième, celle que j’ai vainement tenté de vous communiquer, qui, d’après ce que je viens d’entendre, devrait vous déplaire fortement.

Je marque une pause, laissant mon regard se poser sur chaque membre de l’équipage à tour de rôle.

– Je commencerai par la seconde, la moins bonne. Du récit que vous venez de nous faire, ainsi que des quelques rares éléments que nous possédions, il apparait qu’il n’y a qu’une chose qu’une cour de justice pourrait vous reprocher, c’est l’embargo en lui-même. Vous n’avez aucune idée des conséquences que cet état de fait a entrainées.

À l’autre bout de la table, un robot de téléprésence, celui de Morgane Leganec probablement, émet une sorte de ricanement. Je n’en tiens pas compte.

– La très bonne nouvelle, c’est qu’il n’existe aucune structure judiciaire dans tout le système solaire pour vous inculper de quoi que ce soit. Pour simplifier, je dirais que même si vous aviez fait mourir votre capitaine au terme d’horribles tortures, ici personne n’en aurait rien à foutre, du moment que les faits sont clairement établis et que vous ne manifestiez pas l’intention de recommencer. Si, par malheur, vous décidiez de ne pas lever l’embargo sur les bases de données du vaisseau, rien ne serait entrepris contre vous. De nombreuses personnes vous feraient sans doute part de leur désapprobation, sans plus.

Ling Pol intervient.

– C’est bien joli, ce que tu dis là, mais ça ne constitue en aucun cas une garantie. Ce qu’il nous faudrait, c’est un document écrit, signé par une autorité importante qui stipule notre immunité pour tout ce qui aurait pu se passer à bord du Santa-Maria.

– Je comprends tes craintes, mais il est malheureusement impossible de produire un tel document. Il n’existe aucune autorité dotée du pouvoir de prendre une telle décision.

– Comment cela est-il possible ? Il doit bien y avoir un gouvernement, ou quelque chose d’équivalent, qui puisse prendre des décisions.

– Non ! Il n’y en a pas. À bord, vous avez adopté un système de gouvernance de type anarchiste. Le reste de l’humanité vous a imité. Bienvenue en Acratie !

– Dans tout le système solaire ?

– Oui ! À l’exception de la Lune qui a choisi de conserver un système de gouvernance classique.

– Ce n’est simplement pas possible ! Il a clairement été démontré tant au 19e siècle qu’au 21e qu’un mode d’organisation politique anarchiste ne peut fonctionner dans de grands groupes.

– Sans outils appropriés, c’est le cas. L’Acratie s’appuie sur de tels outils dont le Réseau est l’élément central.

– Non ! Dans les années 2050, il y a eu un prix Nobel d’économie pour un gars dont je ne me souviens pas du nom qui a démontré qu’il n’est pas possible de maintenir à long terme une communauté basée sur le modèle Open, car il est impossible de prévenir la constitution d’un « gouvernement » occulte qui agit en secret par des canaux protégés par la sphère privée, ou un truc comme ça.

– OK. Voilà une excellente transition vers la dernière nouvelle dont je vous parlais. Je vais être assez bref : lors de votre réunion avant de venir ici, vous vous êtes inquiétés d’être éventuellement espionnés. Eh bien oui, il y avait effectivement des caméras et des microphones planqués dans la salle où vous vous êtes réunis. Nous avons en conséquence suivi l’intégralité de vos débats.

Une forte rumeur d’indignation se répand autour de la table. Je hausse la voix pour tenter de surmonter le brouhaha.

– Écoutez-moi ! Je comprends parfaitement votre indignation. Vous devez en ce moment même nous en vouloir d’être accueillis avec autant de méfiance et vous auriez bien raison si cela était le cas. Mais il n’en est rien. S’il y avait des caméras et des microphones, ainsi que d’autres types de capteurs dans la salle où vous vous étiez réunis, ce n’était pas dans l’intention particulière d’obtenir des informations à votre insu. C’est que de tels dispositifs sont présents en chaque lieu où une présence humaine est possible. Nous appelons cela la veillance.

Je ne suis pas sûr de les avoir rassurés.

– Mais c’est 1984, c’est Big Brother ! Ah ouais ! Je vois. Tu nous parles d’anarchie, de liberté, mais tout ça, c’est du pipeau !

Clod Sung, ainsi que d’autres Fournaisiens, semble ne pas comprendre l’allusion.

– Il s’est passé quelque chose d’important en 1984 que j’ignorerais ?

Je reprends la parole.

– Je vais profiter de la question de notre ami Clod pour vous montrer que la société actuelle n’est pas plus un cauchemar totalitaire que celle des 20e et 21e siècles. Voilà ! 1984 est le titre d’un roman publié peu après la Seconde Guerre mondiale, la plus terrible boucherie du 20e siècle, même si les drames du 21e siècle lui ont, parait-il, fait de l’ombre. Mais je m’écarte du sujet. Ce roman décrit une société totalitaire qui s’appuie sur une surveillance généralisée sous la domination d’un guide suprême surnommé Big Brother (Grand Frère) que personne n’a jamais vu. Durant la seconde moitié du 20e siècle, et j’imagine également durant le 21e, la moindre allusion à des caméras de surveillance réveillait le spectre de ce Big Brother. La société actuelle a poussé la suppression de la sphère privée encore plus loin que n’avait osé l’imaginer George Orwell, l’auteur de 1984. Toutefois, vous aurez l’occasion de le constater par vous-même, la nature de cette surveillance est fondamentalement différente. Dans 1984, seule une infime minorité avait accès aux images prélevées et en profitait pour imposer sa domination. De plus, elle n’avait aucun compte à rendre aux citoyens qu’elle surveillait. Aujourd’hui, on ne parle d’ailleurs pas de surveillance, mais de veillance. Tout le monde a accès à toutes les images et tous les sons qui ont été collectés depuis l’instauration de cette veillance. Nul ne peut s’y soustraire.

– Mais alors, il n’y a plus d’intimité ? Si je vais soulager un besoin pressant, il y aura des gens qui m’observeront ?

– Effectivement. Dans un premier temps, il y aura de nombreux curieux qui voudront savoir comment un matelot des étoiles se débrouille avec la technologie sanitaire moderne, mais par la suite,
pratiquement plus personne ne se préoccupera de tes petites manières. Ah ! Et bien sûr, rien ne t’empêche d’en apprendre plus sur ladite technologie sanitaire en observant toi-même d’autres usagers.

– Mais c’est dégoutant. Comment peut-on parler de ces choses ainsi ?

– Si tout le monde sait ce que fait tout le monde, on ne peut finalement plus rien faire librement, non ?

– Pourquoi cela ?

– Eh bien, au moindre faux pas, on va me montrer du doigt et m’empêcher de commettre la moindre action considérée comme inadéquate.

– C’est également ce que je craignais moi-même, mais je n’avais pas encore compris que puisque tout le monde peut voir la poutre qui est dans son oeil, nul ne va reprocher à son voisin d’avoir une paille dans le sien. Bon, si tu tentes délibérément de nuire à quelqu’un, tu constateras qu’il te sera extrêmement difficile de parvenir à tes fins. À part ça, tu es parfaitement libre de tes mouvements et de tes actions.

Je suis interrompu dans mes explications par des plats posés sur des plateaux tournants qui surgissent des mystérieux trous dans la table.

– Ha !? Je crois que l’art culinaire contemporain va enfin se dévoiler à vous. Je vous propose d’oublier un instant les aspects troublants du monde pour en découvrir d’autres qui vous plairont davantage. Bon appétit à tous !

Le robot de téléprésence de Morgane se lève, s’incline vers les convives et se met à parler.

– Ne pouvant, à mon grand regret, me joindre à votre festin et aussi puisqu’en raison de la tournure des évènements vous n’avez plus besoin de mes services, je me permets de prendre congé de vous. Sachez que s’il vous prend l’envie de vivre dans une société vraiment libre, vous serez toujours les bienvenus sur la Lune.

Puis elle quitte le réfectoire. Vadina se penche vers moi.

– C’est quoi ce robot ? Il semble différent des autres. Il vient de la Lune ?

– Ce n’est pas un vrai robot, mais un robot de téléprésence. Il permet à des natifs de planètes à faible gravité d’avoir une présence virtuelle sur Terre. Ils ne pourraient supporter la gravité terrestre.

– Et qui est-ce ?

– Morgane Leganec. Une Lunienne membre du Conseil Lunaire, le gouvernement de la Lune. Oui, comme je l’ai dit avant, la Lune n’a pas choisi de passer à l’Acratie. Ils ont un régime démocratique poussé à l’absurde qui fait un peu tache dans le reste du système solaire.

– Et que faisait-elle ici ?

– Ben, sur la Lune, ils n’ont pas non plus la veillance, donc ils utilisent des systèmes de cryptographie et surtout des experts dans le piratage informatique. Nous avons fait appel aux Luniens dans l’espoir qu’ils pourraient nous aider si par malheur nous ne pouvions obtenir les clés des archives du Santa-Maria.

– Ha ! C’est ça ? Eh bien, je leur souhaite bonne chance.

– Sers-toi, sinon il ne restera plus rien.

– Hmmm ! Ça a l’air bon. Qu’est-ce que c’est ?

– Spécialités locales : cari poisson, cari saucisse, cari vanille, cari… je sais pas trop bien, etc.

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