20 – Que la montagne est belle

C’est dans ces instants de communion avec la nature que je parviens le mieux à oublier l’étrangeté de mon destin. Dévaler des sentiers caillouteux me replonge dans le passé, le lointain passé de la Terre et le mien si récent. Et tant pis, si les cailloux projetés par les roues de nos engins n’ont pas les centaines de millions d’années de leurs équivalents terrestres.

Je me répète probablement, mais je suis fasciné par la perfection avec laquelle ces paysages imitent ceux de ma planète. Même les strates géologiques sont visibles. En cherchant bien, je suis sûr qu’on trouverait des poches cristallines, voire des fossiles dans les couches « récentes ».

La tour n’est plus qu’un gros pilier se dressant derrière la montagne. Nous sommes sur le flanc d’une vallée latérale, loin de la foule. Le silence n’est troublé que par les geignements de nos machines ballottées sur les cailloux de ce que l’on hésite à appeler un chemin. Nielle a pris de l’avance. Elle m’attend au sommet d’une petite butte. A mon approche, elle me fait signe de m’arrêter. Elle scrute attentivement les environs.

– Tu entends ce sifflement? J’ai comme l’impression que quelqu’un cherche à attirer notre attention.

Je tends l’oreille dans la direction que m’indique Nielle. D’abord, je n’entends rien, pas le moindre bruit. Petit à petit, le silence se peuple du chant de la brise, du claquement d’un caillou dévalant la pente, du souffle de nos respirations. Mais pas le moindre sifflement.

Un mouvement attire mon regard. C’est un aigle qui glisse lentement dans le ciel, tournoyant dans les ascendances thermiques. C’est fascinant. Il monte, monte, monte sans cesse. Pourtant, son mouvement ascendant n’est pas uniforme. Les cercles qu’il décrit semblent inclinés.

– Vous avez même des rapaces, c’est cool! A mon époque, dans les Alpes, il n’y en avait plus beaucoup. Certaines espèces avaient totalement disparu. D’autres avaient été réintroduites. Celui-ci a un comportement bizarre. A chaque tour qu’il fait, il monte et redescend. Là, tu vois, il monte. Et maintenant, il descend. Et hop, il remonte.

– C’est normal. N’oublie pas que dans Rama, la pesanteur est due à la force centrifuge, qui est proportionnelle à la vitesse de rotation. En tournant dans les ascendances, l’aigle voit sa vitesse tantôt ajoutée à celle de la station, tantôt soustraite. Ainsi, son poids varie continuellement, ce qui modifie légèrement sa vitesse verticale. Tu devrais voir les hirondelles. Comme elles volent beaucoup plus vite, l’effet est bien plus marqué. Elles s’y sont parfaitement adaptées et l’exploitent à fond.

Durant notre conversation, l’aigle continue son ascension. Va-t-il grimper ainsi jusqu’à ce qu’il soit arrêté par le ciel? Va-t-il trouver un orifice lui permettant de rejoindre le paradis des oiseaux, là où il ne risque plus de tomber, volant éternellement entre les maisons des zérogés?

Non! Il préfère rester ici, chez lui. Quittant l’ascendance, il plane un moment le long de la pente. Puis soudain, il plonge. C’est à cet instant que retentit un long et strident sifflement.

– Là, tu entends? Je suis sûre qu’on nous appelle.

– Je ne crois pas que ce sifflement s’adresse à nous. Et ce n’est probablement pas un humain qui l’a produit. Ah, si seulement j’avais une paire de jumelles.

– Des jumelles?

– Oui, un instrument optique qui permet d’obtenir une image rapprochée des objets distants. Un peu comme un télescope, mais pas plus gros que ça. Le système est double, un pour chaque oeil. C’est pourquoi on les appelle comme ça.

Des mains, je lui esquisse la forme d’une paire de jumelles.

– Tu n’as jamais vu de jumelles?

– Ben, à part les deux jumelles qui fréquentaient la même école que moi, non. Mais on a peut-être quelque chose qui pourrait les remplacer. Passe-moi le sac!

Elle sort le disque doré, la console du Réseau.

– Qu’est-ce que tu dis de ça?

– Ah? Je ne vois pas vraiment en quoi il pourrait nous être utile. Tu veux lui demander comment fabriquer une lunette d’approche? Ou bien? Tu ne pas me faire croire qu’on peut moduler le truc… le chose là… l’affichage, pour le faire se comporter comme une grosse loupe, non?

– Pas du tout. Mais si tu veux voir ce qui se passe là en bas, tu n’as qu’à regarder ce que captent les caméras qui s’y trouvent.

– Quoi? Ici aussi? Il y a des caméras jusque dans ces coins reculés?

– Ben, bien sûr. Evidemment. S’il n’y en avait pas, comment serait-il possible de savoir ce qu’il s’y passe?

– Laisse tomber!

– Quoi? La console?

– Mais non! « Laisse tomber »: c’est juste une expression pour dire qu’il est inutile de poursuivre sur ce sujet. Par contre, tu peux me la passer, la console. Je vais essayer de repérer ce que je crois être à l’origine de ce sifflement.

Nielle me tend le disque. Je le tiens devant moi, à bout de bras et le dirige là où l’aigle a plongé.

– Je ne risque rien si je le tiens comme ça?

– Non, non! Aucun danger.

– Bon! Console? Je voudrais voir ce qui est dans le prolongement de mon regard, comme si je n’en étais qu’à une distance de dix mètres.

Immédiatement, la boule laiteuse se forme au-dessus du disque. Elle est très vite remplacée par l’image d’un tas de cailloux duquel dépassent quelques brins d’herbe. Lentement, je balaie la pente à la recherche de quelque chose de très précis. Pfoouh! C’est pas aussi pratique que des jumelles. C’est surtout très fatigant pour les bras. Là, ça y est, je l’ai. Auprès d’un terrier, un petit rongeur bien dodu, debout sur ses pattes de derrière, surveille les environs.

– Console? Conserve ce point de vue.

Je pose le disque sur le sol.

– Nielle, regarde! C’est lui, ou un des congénères qui a sifflé.

– C’est quoi? Un gros rat?

– Non, c’est une marmotte.

– Et pourquoi elle crie comme ça? C’est un chant d’amour?

– Non. C’est un signal d’alarme. Je ne sais pas si tu as remarqué, le dernier a été poussé juste au moment où l’aigle a plongé.

– J’espère qu’elles ont toutes pu y échapper.

– Pourquoi? Il faut bien que l’aigle se nourrisse, non? Tu voudrais lui fournir de la viande de marmotte de synthèse? Et s’il n’y avait pas de prédateurs pour limiter la population de ces rongeurs, cela poserait des tas d’autres problèmes.

– Tu as peut-être raison. Mais c’est quand même triste d’y penser.

– C’est la vie.

Nielle s’apprête à ranger la console.

– Il va falloir y aller, maintenant. On a encore pas mal de chemin à parcourir avant la nuit.

– Attends! Je vais essayer de « communiquer » avec les marmottes. Regarde bien, tu vas te marrer.

Je siffle, essayant tant bien que mal d’imiter le cri d’alarme du mammifère. Au bout de quelques secondes, le temps que le son atteigne ses oreilles, le rongeur se précipite dans sa tanière. Puis j’éclate de rire, très fier de ma farce. Nielle ne partage pas mon hilarité.

– Ce n’est pas bien de lui avoir fait peur.

Je me contente de hausser les épaules et de ranger la console.

Un sentier boueux dans la forêt.

– Tu es vraiment sûre qu’on ne s’est pas trompé de route?

– Oui! Il n’y a pas cinq minutes qu’on a regardé la console. Tu as vu comme moi qu’il n’y avait qu’un seul chemin par ici. Mais je suis d’accord avec toi, c’est pas normal. Le sol ne devrait pas être aussi humide.

– Comment tu le sais?

– Les modèles 3D contiennent beaucoup de détails dont je ne t’ai pas parlé. Le taux d’humidité en est un. Et puis, tu as bien vu, jusqu’à présent, le sol était bien plus sec. Il n’y a aucune raison qu’il soit à ce point détrempé. Il y a une source plus loin. C’est peut-être une fuite dans la conduite d’amenée d’eau.

– En tout cas, si tu veux mon avis: vu la pente, il ne faudrait pas grand-chose pour que tout se mette à dégringoler.

– Tu as raison, il vaut mieux ne pas s’éterniser ici.

Mais trente mètres plus loin, c’est à un véritable torrent de boue que nous sommes confrontés. Ma bicyclette s’arrête brusquement.

– Et merde! Y a ma roue arrière qui s’est bloquée. C’est vraiment pas le moment.

Je descend de mon engin. Mes pieds s’enfoncent dans la fange presque jusqu’aux mollets.

– Putain! J’en ai plein les godasses. Tu parles d’un monde meilleur!

Je pensais qu’une branche avait dû se prendre dans les rayons. Mais à première vue, rien n’entrave le mouvement de la roue.

– Bernard, n’insiste pas pour l’instant. Pousse-le! Une fois à l’abri, de l’autre côté, on verra ce qu’on pourra faire.

D’une voix ferme, le vélo intervient:

– L’immobilisation a été décidée par mesure de précaution. Cet obstacle est infranchissable pour des bicyclettes. Ce n’est pas à un simple vélo de donner des conseils, mais il ne serait pas plus prudent de s’y aventurer à pied.

Je regarde Nielle qui s’est appuyée contre un arbre pour éviter de mettre pied à terre.

– Il a raison. On ne peut pas continuer. Ce serait du suicide. Il vaut mieux faire demi-tour.

– Non, Bernard. C’est inutile. Dans très peu de temps, on pourra passer sans danger.

– Qu’est-ce qui te fait croire ça? Si on reste ici, eh bien, dans très peu de temps, on sera là en bas, en petits morceaux. Allez, viens! Reculons tant qu’il est encore temps. Même si tu as raison, je crois qu’il est plus sûr d’attendre à l’abri.

– Mais je vais me mettre de la boue partout.

– T’inquiète pas pour tes vêtements. La boue se nettoie plus facilement que le sang. Allez! Dépêche-toi!

– Si cela peut te rassurer.

Voilà. Ici, nous ne risquons plus grand-chose et nous pouvons même distinguer le torrent entre les arbres.

– Je ne comprends pas comment un tel événement peut se produire. S’il y a des caméras partout, cet incident n’aurait pas dû passer inaperçu. Je peux admettre que l’équipe d’entretien ne soit pas encore parvenue sur les lieux, mais on aurait au moins pu nous avertir.

– Tu sais, la veillance exige des ressources énormes. Tout est enregistré, mais il n’est pas possible d’analyser toutes les données en temps réel. Les observateurs humains se concentrent sur ce qui les intéresse en tant qu’individus et les systèmes automatiques doivent également faire une sélection. A coup sûr, la fuite dans la conduite a été détectée et des mesures ont été prises pour y remédier, mais il est possible que personne, ou quoi que ce soit, n’ait pris conscience des dégâts qui en ont résulté.

– C’est aberrant! La moindre des choses, en cas d’incident, c’est d’envisager les éventuelles conséquences qui pourraient en résulter.

– Tout est question de priorité. Notre présence sur les lieux aura immanquablement déclenché tout ce qui est nécessaire pour garantir notre sécurité. Tu vas voir, l’eau va cesser de couler dans très peu de temps.

– Ce que je vois surtout, c’est que la gestion des catastrophes n’a pas fait beaucoup de progrès en cinq siècles. On ne se bouge que lorsque le pire s’est produit. Mais question prévention, tintin!

Nielle avait raison. Bientôt, le flot de boue s’apaise et nous pouvons reprendre notre route. Là où le chemin croise le lit du torrent, je pensais devoir porter nos bicyclettes par-dessus un amoncellement de rochers. Il n’en est rien. Le chemin est bien là, intact. Seul son revêtement de terre battue a été balayé par le courant. Là où les éléments se sont déchaînés, la fine couche de naturalité à été emportée, laissant apparaître le substrat artificiel. Une plaque noire et lisse donne sa forme au terrain. Par-dessus celle-ci, espacées d’une dizaine de centimètres, sont étalées trois couches de grillage de la même matière, auxquelles restent accrochées quelques racines.

– C’est quoi, ce matériau? Le silicarbone dont tu m’as parlé? Il a l’air vachement résistant. Les grillages n’ont même pas été arrachés.

– Oui. Ce sont des fibres à base de nanotubes de carbone et de silicium tressées ensemble. C’est pratiquement indestructible. On peut les faire fondre à une température d’environ dix milles Kelvins, plus chaud que la surface du Soleil. On pourrait en faire une coque pour naviguer sur notre étoile. Ca ne te tenterait pas une croisière sous les protubérances magnétiques?

– Non, ça me laisse froid. Et puis tu sais, les couchés de soleil, moi je préfère les admirer d’un peu plus loin. Cent cinquante millions de kilomètres, j’ai toujours trouvé que c’était la distance idéale.

Le soir tombe. Le ciel se pare des couleurs du crépuscule, bien qu’aucun coucher de soleil n’en soit la cause. Il est temps que nous arrivions à l’étape. Je suis fourbu.

– Vivement qu’on arrive. J’en peux plus.

– On y est dans moins d’une demi-kiloseconde. Ca va te plaire. On va passer la nuit dans une auberge qui devrait te rappeler ton époque.

– C’est une paillote, comme au « Café de l’an 2000 »?

– C’est pas le même style, mais il s’agit bien d’habitation en surface. C’est pas très pratique, mais ça donne une touche d’exotisme qui plaît aux touristes.

Ca y est. On est arrivé. Mais quelle horreur, c’est d’un kitch! Nielle ne comprend pas ma réaction face à cet étalage de mauvais goût. En fait d’auberge, il s’agit d’un petit village de montagne comme il y en avait partout à mon époque. J’admets qu’il est parfaitement intégré au paysage. Les échoppes, qui proposent aux touristes des cloches de vaches en plastique et des coucous électroniques, sont plutôt discrètes. Je peux même comprendre, qu’en guise de chalets, il y ait des cases africaines. Mais que, sous les fenêtres à triples vitrages, soient disposés des bacs de géraniums, et qu’en passant devant les jardinets entretenus comme des pelouses anglaises, vous soyez salués par des nains de jardins: alors là non, c’est trop!

Une femelle gorille nous conduit à la case qui nous a été attribuée. L’intérieur ressemble à n’importe quel appartement standard de Rama. Non, c’est faux. Il y a une différence fondamentale: la terrasse est une vraie terrasse, pas juste une illusion. Nielle est un peu mal à l’aise. Elle aurait voulu se retrouver face à sa calanque préférée à écouter le chant des cigales. Moi, au contraire, je suis excité comme un gamin. Je ne peux résister à m’élancer dans ce jardin qui est vraiment là, avec un vrai gazon, des fleurs authentiques et une brise aussi naturelle que possible dans ce monde qui ne l’est pas. Pour la première fois, depuis mon réveil, je me sens vraiment bien, apaisé. J’ai complètement oublié cette impression de dégoût, qui m’avait assailli à notre arrivée. Même les nains de jardins, je les trouve sympathiques. Il me faut absolument aller leur exprimer ma reconnaissance, les remercier qu’ils existent autrement qu’au travers d’un bête paysageur.

Depuis combien de temps suis-je assis là, à raconter mon histoire à ces petits gnomes barbus? Ils m’écoutent sagement, debout, tenant d’une main un petit arrosoir vert, de l’autre réajustant parfois leurs gros bonnets rouges. De temps à autre, l’un d’eux pousse un « Ah? » ou un « Ho! » pour commenter mon récit.

– Bernard, tu n’as pas faim? Si on allait manger un morceau?

Nielle a raison. J’ai la dalle. Il est temps de prendre congé de mon auditoire attentif. Je retourne dans la case.

– Non mais, je rêve. Qu’est-ce que t’as foutu pendant tout ce temps. Tu ne t’es pas encore décrassé? Mais t’es un vrai gamin. Il faut tout te dire, à toi. Oh! Les mecs, j’te jure! Pas étonnant qu’à l’époque où vous dirigiez tout, c’était le bordel.

Ah! J’ai bien dormi. Y a pas à dire, l’air pur de la montagne est bien plus sain que le truc en conserve qu’on nous fait respirer sous les tours. Un bon p’tit déj, on saute sur les vélos et, hop, c’est reparti pour une journée du tonnerre.

Nielle dort encore. Je ne vais pas la réveiller. Pour une fois que ce n’est pas elle qui se lève en premier. En attendant, je vais aller dire bonjour à mes nouveaux copains, dans le jardin.

De nouveau la forêt. Le chemin longe la rivière qui serpente au fond de la vallée. Le décor est magnifique, mais cela fait plus d’une heure qu’il se renouvelle sans changer vraiment. Ca devient monotone. Nous devrions bientôt atteindre la zone en travaux. A tout instant, je m’attends à déboucher sur le chantier. Les arbres qui se succèdent ne dévoilent pourtant qu’une forêt sans fin.

Et puis, soudain, nous y sommes. Mon imagination me décrivait un paysage peuplé de troncs carbonisés émergeant d’une terre noircie couverte de cendres. Bien que je savais qu’il ne s’agissait pas des restes d’un incendie, mon cerveau s’accrochait désespérément à cette première impression. Je crois que je n’étais pas prêt à admettre la réalité. Bien sûr, je sais pertinemment que je me trouve à l’intérieur d’une structure fabriquée de toutes pièces. Pourtant, tout a été fait pour nous le faire oublier. Même Nielle, elle qui est née dans ce monde, paraît troublée.

Le contraste entre la forêt et… cet endroit est… comment dire? Total. C’est cela: total. Je ne vois pas d’autre mot. C’est le jour et la nuit, mais sans le crépuscule. C’est ici et là, comme si l’on avait mis bout à bout les deux extrémités de l’univers.

La forêt s’arrête net. Un simple talus formé d’un mélange de roches et d’humus marque la transition. Au-delà, sur une dizaine de mètres, le sol est constitué de cette plaque noire, et des trois couches de grillage déjà aperçues hier. Plus loin, il ne reste plus qu’une armature fine, esquisse de ce qui était, ou sera, le relief de cette partie de la couronne extérieure de Rama. On dirait une pub pour un logiciel de modélisation 3D. Plus loin encore, s’ouvre un vaste trou noir, béant sur près d’un kilomètre, avant que la nature ne puisse reprendre ses droits. Unique lien par-dessus cette portion de néant, un pont en apparence aussi fragile qu’un fil d’araignée, offre un lit provisoire à la rivière.

Le chantier de remodelage du paysage s’étend de part et d’autre du fond de la vallée, et remonte jusqu’à mi-pente. Il n’est pas question de le contourner. Nous n’avons d’autre choix que de suivre le chemin, transformé en passerelle, qui accompagne courageusement les flots par-dessus l’abîme sans fond.

Vertige? Oui, je crois qu’on peut parler de vertige. Je ne me souviens pas y avoir été sujet auparavant. Me pencher sur la rambarde d’un pont ne me posait pas la moindre difficulté. Il me fallait m’imaginer basculer dans le vide pour ressentir une légère crispation dans l’estomac. Mais ici, c’est différent. Nous sommes au milieu d’un pont qui, bien que large d’une bonne quinzaine de mètres, ne paraît pas plus épais qu’un cheveu. Il n’y a aucune pile pour le soutenir, aucun câble pour l’empêcher de s’effondrer. C’est juste un trait d’union entre deux carcasses noires couvertes de moisissure. C’est pire que le plongeoir. Là dehors, il n’y avait que le vide et la Terre. On avait l’impression de voler. Tandis qu’ici, il est impossible d’échapper à la certitude qu’au moindre coup de vent, le pont sera emporté. C’est terrifiant. A voir son expression, Nielle doit ressentir la même chose que moi. Nous pédalons sans relâche afin de laisser derrière nous, aussi vite que possible, cet échantillon du néant.

Enfin! Les premières poutrelles, préludes à un sol plus ferme, font leur réapparition. Mais ce n’est qu’une fois à l’abri sous les sapins que nous osons nous arrêter.

– Brr! C’était horrible. Tu me demanderais de refaire la traversée, je ne crois pas que j’accepterais. C’est comme si… comment t’expliquer… comme s’il y avait eu une cassure en moi, comme si j’avais quitté un monde pour en rejoindre un autre.

– C’est peut-être bien cela, mon amour. Cela pourrait marquer la fin de ta vie de Terrien et le commencement de celle d’homme des étoiles.

– Ouais, peut-être. Si tu le dis.

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