20 – De toutes petites ondes

Le ciel s’est couvert durant la nuit. De fortes précipitations s’abattent sur le cirque de Maïfatte. Le petit-déj est servi sous un dôme à l’extérieur comme à l’accoutumée, mais bien à l’abri d’une barrière de microturbulences.
Les conversations des randonneurs portent toutes sur les impacts de la météo sur leur programme.
– Ce n’est pas la pluie qui me fait peur. Mais mon mentor m’a déconseillé d’essayer de rejoindre Lélataniais ces prochains jours, parce que les chemins risquent de ne pas être praticables.
– Oh ! Moi, de toute façon, je n’ai pas envie de me balader par un tel temps de chien. Si c’est pour être trempé jusqu’aux os et ne rien voir à plus de cinq mètres, très peu pour moi.
– On pourrait aller visiter un musée à Sinpiaire. Qu’en penses-tu, mon chéri ?
– Oh oui ! C’est une bonne idée. J’ai entendu dire qu’il y avait là-bas quelques échoppes très à la mode au marché couvert. Pourquoi ils l’appellent « marché couvert », d’ailleurs ? Tous les marchés sont couverts, non ? Tu le sais, toi ?
Pour nous aussi, la météo contrecarre nos plans. J’interroge Vadina.
– Qu’en penses-tu ? Pour ma part, je ne suis pas non plus très motivé à me trainer sous la pluie. Si en plus, les chemins deviennent impraticables, ce serait de la folie.
– Tout à fait d’accord. On en parlait justement hier soir.
– Ha ! Parce que tu savais que le temps allait se détériorer ?
Elle me regarde comme une mère regarde son enfant après qu’il eût dit une ânerie.
– Tu es bien le seul ici à ne pas avoir été au courant.
– Ouais, bon, ça va ! Alors, hier soir, de quoi vous parliez ?
– De ce que l’on pourrait faire en attendant le retour du soleil.
– Et qu’est-ce que l’on peut faire en attendant le retour du soleil ?
– Oh ! Beaucoup de choses. Mais il y a quelque chose qui devrait t’intéresser.
– Ha oui ? Et c’est quoi ?
– Pour les gens d’ici, c’est une vieillerie, mais pour moi, c’était presque d’actualité et pour toi, un beau rêve futuriste.
– Là, tu m’intrigues. Allez ! Déballe ! Dis-moi de quoi il s’agit !
– Cela peut paraitre étonnant, mais La Fournaise héberge la station réceptrice de la première centrale solaire orbitale. Et elle est aussi la dernière encore en activité.
– Je crois en avoir entendu parler, mais je ne sais plus où. Tu dis que c’est la première et la dernière en activité ? Tu sais pourquoi ? C’est étonnant, non ?
– Non, j’en sais rien. Mais si on va la voir, tu pourras le demander à quelqu’un sur place.
– Et elle est où cette station réceptrice ? Bien sûr, elle est à l’air libre. Il va aussi pleuvoir des cordes. Faut pas oublier les imperméables.
– Elle est à Sinpole. Et rassure-toi, c’est sur la côte ouest et le climat y est plus clément. Il ne devrait presque pas pleuvoir aujourd’hui.
– OK ! Ça marche ! On y va ?
– On y va !

Malgré un équipement complet avec paysageur et tous les gadgets modernes, les chambres mises à disposition des randonneurs par les gites ont une apparence rustique en phase avec le décor naturel. Alors, quand après trois jours à crapahuter dans les cirques, on remet les pieds dans un couloir de métro, il se produit comme un choc. Pour moi en tout cas, le retour brutal dans ce labyrinthe de couloirs piétonniers et de lignes de transport rapide, m’emmène dans un état proche de la claustrophobie. Même Vadina, qui a passé plusieurs années dans un univers confiné, semble affectée par la soudaine disparition du ciel, des forêts et des ravines.
Heureusement, il ne nous faut pas plus de quinze minutes pour rejoindre Sinpole. Il nous en faut cinq de plus à suivre des flèches pour nous retrouver devant une porte portant l’inscription « Université de La Fournaise. Laboratoire de transmission d’énergie sans fil ».
La porte reste fermée. D’habitude, lorsque nous nous présentons dans un lieu où nous sommes les bienvenus, voire même attendus, les portes s’ouvrent spontanément à notre approche. Mais là, non ! Moi, dans ce genre de circonstances, je m’inquiète très vite.
– On fait quoi ? Tu crois vraiment que l’on peut visiter ?
– Mais oui, bien sûr. Ou alors, Ixycs nous aurait monté un canular. Mais je ne peux pas me l’imaginer et encore moins que le Réseau se soit montré complice en nous dirigeant jusqu’ici comme si de rien n’était. Non, il doit y avoir une explication.
– À mon époque, il y avait des boutons sur lesquels on appuyait et qui déclenchaient une sonnerie pour avertir qu’il y avait quelqu’un à la porte. Maintenant, avec tous leurs trucs technologiques, on est censé ne plus en avoir besoin, mais quand ça marche pas, on est dans la merde.
– Rassure-toi, je sais ce que sont des sonnettes. Quelque peu désuètes, mais toujours utilisées à mon époque à moi.
Un sourire se dessine sur mes lèvres.
– Non, mais ! Tu nous vois ? On a vraiment l’air de p’tits vieux qui se lamentent sur l’époque actuelle en se souvenant comment c’était tellement mieux avant.
Vadina me caresse doucement la joue.
– T’es chou !
Enfin, la porte s’ouvre. Deux femmes s’apprêtent à en franchir le seuil, perdues dans une conversation très technique. En passant devant nous, l’une d’elles prend conscience de notre présence.
– Pouvons-nous vous être utiles ?
Vadina me prend de vitesse pour répondre.
– Oui. Nous désirons visiter l’antenne. On nous a dit de nous adresser à un certain Kloïk.
– Ha ! Le professeur ? Il est occupé avec une instabilité de transmission. Vous le trouverez au fond du labo vers le convertisseur Tesla.
– Oh ! S’il est occupé, nous ne voulons pas le déranger.
– Non, non ! Allez-y. Ça lui fera du bien de sortir de son trou. Et puis, ça permettra à Nivel de souffler un peu. Bonne visite !
Les deux femmes poursuivent leur chemin sans nous laisser le temps de les remercier. Nous avançons dans le laboratoire où sont entassés d’antiques appareils électriques de toutes sortes. Je devrais plutôt dire qu’ils ont beaucoup vécu, plutôt qu’antiques, car la plupart de ces objets semblent dater des siècles que j’ai passés à dormir. On dirait plus un musée qu’un laboratoire de recherche. Je crois reconnaitre ici un générateur Van de Graaff, là une maquette d’une station de radar. Et là encore un four à microondes. Le bidule qui m’intrigue le plus est un appareil de la taille d’un téléphone portable, mais sans le moindre clavier, avec juste un grand écran qui couvre toute sa surface. Juste à côté se trouve un bricolage composé simplement d’une bonne vieille LED dont les pattes sont enroulées autour de celles d’une diode normale. Mon passé d’électronicien essaie de comprendre quel était l’usage de ce dispositif. Il faudra que je le demande à ce fameux professeur.
Justement, nous arrivons vers une étrange machine sur laquelle sont penchés deux hommes. L’un d’eux, visiblement irrité, invective son collègue. On dirait le professeur Miloch, l’ennemi juré des héros de BD Blacke et Mortimer.
– Ce n’est pas possible. Tu ne peux pas prétendre que ce n’est pas toi qui as effectué cette modification. Il faut bien que quelqu’un l’ait faite. Et ici, je ne vois personne d’autre que toi pour faire de pareilles bêtises.
– Mais Professeur, je t’assure n’y être pour rien. Consulte le Réseau pour te convaincre de mon innocence ! Tu verras bien.
– Le Réseau ! Le Réseau ! Tu n’as que ce mot à la bouche. Je n’ai pas besoin du Réseau pour savoir ce qui se passe dans ce labo.
C’est à ce moment qu’il s’aperçoit de notre présence.
– Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
– Nous désirons visiter l’antenne. On nous a dit de nous adresser à un certain Kloïk.
– Professeur Kloïk ! J’ai pas le temps ! Revenez un autre jour ! Vous ne voyez pas que j’ai du travail ? Comme si je n’étais pas déjà assez occupé à réparer les bévues de mes assistants. Il faudrait que je perde mon temps à balader des touristes ? D’ailleurs, j’attends des visiteurs importants, alors disparaissez de ma vue !
Son assistant essaie d’attirer son attention.
– Professeur ! Heu… Professeur !
– Quoi encore, Nivel ?
Rentrant la tête dans les épaules, Nivel tend un bras dans notre direction.
– Professeur, je crois que ce sont eux que tu attends.

Le visage de Kloïk, enfin je devrais dire du « Professeur » Kloïk, exprime quelques secondes de confusion, puis de honte, avant qu’il ne reprenne la maitrise de son image. Il arbore désormais un large sourire et écarte les bras en signe de bienvenue.
– Ha, c’est vous ! Quel plaisir de vous rencontrer ! Veuillez me pardonner pour mon accueil si peu amical. Mais il y a tant de touristes qui imaginent qu’avec la Veillance, tout le monde est au courant de leurs projets et qui ne prennent pas la peine de prévenir de leur venue.
– Ben, justement, nous n’avions pas prévenu de notre visite.
– Mais si ! Mais si ! Vous ne l’avez pas fait explicitement, mais votre qualité de voyageurs temporels vous classe de facto dans la catégorie des personnalités dont je demande à être notifié de l’intérêt pour mes activités.
Il m’arrive parfois, lorsque je suis confronté à des personnes avec lesquelles le premier contact était un peu tendu, mais semble s’améliorer, que je prenne le risque de lancer une plaisanterie plus ou moins provocante qui : soit les met complètement dans ma poche, soit me vaut une inimitié prolongée. Là, je me lance.
– Ne s’agirait-il pas là d’une discrimination flagrante ? J’imagine que ton mentor doit t’en faire parfois le reproche, non ?
– Oh ! Celui-là, ça fait bien longtemps que je l’ai planqué au fond d’un tiroir. Ça t’amuses, toi, de te faire tirer les vers du nez et ensuite réprimander par un morceau de silicium ?
– Heu, non ! Pas vraiment. J’ai effectivement de la peine à m’y habituer.
– Ha ! Ben, tu vois ? On est fait pour s’entendre. Bon, qu’est-ce que vous voulez voir, exactement ?
– Ben, l’antenne !
– Juste l’antenne ? Vraiment ? C’est pas très spectaculaire. On a aussi une petite collection d’objets très anciens en relation avec la transmission d’énergie sans fil. Vous aimez les antiquités, n’est-ce pas ?
– Certes ! Quoique, s’il s’agit des objets exposés là derrière nous, pour moi, il y en a très peu que je peux qualifier d’antiquités. T’es d’accord avec moi, Vadina ?
– Disons que de mon point de vue la proportion d’objets anciens est plus élevée que du tien, mais c’est vrai qu’il y a là de nombreux appareils dont je ne parviens même pas à deviner l’usage.
Le sourire du professeur s’élargit encore plus.
– Eh Bien, je me ferai un plaisir de dissiper ton ignorance…
Kloïk s’interrompt au milieu de la phrase et se tourne vers son assistant.
– Nivel, ne reste pas là bêtement. Je suis certain que tu as cent-mille bêtises à réparer. Allez, zou !
Puis il se retourne vers nous et continue comme si rien ne s’était passé :
– …pour autant qu’il ne s’agisse pas de cet objet-ci dont la fonction nous est inconnue.
Il désigne le four à microondes.
– La seule chose dont nous soyons certains est que cet appareil émettait un rayonnement centimétrique confiné à l’intérieur du dispositif. Nous avons échafaudé plein d’hypothèses quant à l’usage que l’on en faisait, mais la présence d’un éclairage et d’un petit moteur dont l’axe émerge au centre de la cavité nous laisse entièrement perplexes. L’un de vous aurait-il une idée ?
Vadina répond immédiatement :
– Non, désolé. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Ce doit être un produit du 22e siècle ou au-delà. Bernard, tu ne connais pas non plus, non ?
– Ben si ! C’est un bête four à microondes !
Kloïk m’interroge :
– Un four ? Mais pour quoi faire ?
– Ben, pour faire cuire des aliments, tiens !
Les deux me regardent comme si je venais de leur annoncer que finalement, la Terre était bien plate et non sphérique comme on le croyait depuis près d’un millénaire.
– Ben quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? Parce que j’ai dit que l’on cuisait des aliments avec des microondes ?
C’est Vadina qui me répond en premier.
– Mais on ne peut pas !
– Comment ça ?
– Depuis le début du 21e siècle, il a été clairement démontré que le rayonnement électromagnétique est extrêmement nocif.
– Peut-être, mais dans ce cas, il n’est pas question de préserver la santé de l’animal ou du légume que l’on cuit. Est-ce que tu penses qu’il n’est pas également nocif pour l’organisme qui aura le privilège de faire partie de ton prochain repas d’être bouilli ou rôti à la broche ?
– Bien sûr, mais avec du rayonnement électromagnétique, ce n’est pas la même chose.
Kloïk intervient.
– Il est parfaitement connu, que des rayonnements microondes, absorbés par une masse d’eau, auront pour effet d’élever la température du liquide. Mais pour obtenir un effet de cuisson sur de la matière organique humide, il faut employer des intensités de rayonnement élevées qui sont effectivement extrêmement dangereuses pour les êtres vivants dans le voisinage de la source.
– On risquerait d’être cuit soi-même, c’est ça ta crainte ?
– Oui, exactement.
– Tu vois cette grille derrière la fenêtre ? Elle fait partie du blindage qui retenait le rayonnement à l’intérieur de l’enceinte du four et le réfléchissait sur l’aliment qui lui se trouvait sur un plateau tournant.
– Ah ! C’est à cela que servait le moteur ?!
Vadina intervient.
– Mais si un défaut se produisait dans le blindage, il pouvait se produire des accidents, non ?
– Les seuls accidents dont j’ai eu connaissance concernaient des chats et des petits chiens victimes de la bêtise de leurs propriétaires.
– Comment cela ?
– C’était peut-être une légende urbaine, mais on aurait recensé un certain nombre de cas ou de petits animaux mouillés auraient été introduits dans des appareils de ce type pour les faire sécher. En tout cas, les manuels d’utilisateur précisaient en toutes lettres qu’il était inapproprié d’introduire des petits animaux dans les fours.
– Les gens de ton époque étaient-ils vraiment aussi stupides ?
– Malheureusement oui. Enfin pas tous, heureusement.
Très fier de sa collection, le professeur nous explique le fonctionnement des appareils qui nous sont inconnus. Nous arrivons vers celui qui m’a fait penser à un téléphone portable.
– Professeur ? Je suis intrigué par ce truc, là.
– Ça ?
Il saisit l’appareil et me le tend. Je le saisis et l’observe sous tous les angles. Des petits cristaux blancs s’accrochent sur les boutons et orifices situés sur la tranche, sans doute issus d’une batterie bien au-delà de sa fin de vie. Sur la face arrière, il y a une pomme stylisée.
– C’est un Mac ? Ils en ont fait des si petits que ça ? La souris, on la met où ?
– Un maque ?
– Un Macintosh ! Un ordinateur, quoi ! La firme Apple fabriquait des ordinateurs qui fonctionnaient sur un système d’exploitation différent de Windows. Ils n’avaient pas une part de marché importante, mais ils avaient un certain succès dans les milieux branchés. Par contre, en 1999, Apple ne se portait pas très bien. Je suis même surpris qu’ils aient survécu assez longtemps pour fabriquer un ordinateur aussi petit. Il doit dater des années 2030, ou quelque chose comme ça. Non ?
Vadina me corrige.
– Non, non ! Ces appareils-là étaient courants aux alentours de 2010. Il s’agit en fait d’un téléphone.
– Ha bon ? Apple s’est mis à faire des téléphones ? Ils ont renoncé aux ordinateurs ? C’est dommage !
Je montre l’assemblage de la LED et de la diode.
– En fait, ce qui m’intrigue, c’est ce bricolage, là ! J’imagine que cette diode et cette LED ne font pas partie des composants de ce… téléphone. Ils sont d’une technologie bien plus ancienne.
– Ça ? C’était un moyen très simple de démontrer le principe de transmission d’énergie par ondes radio.
– Et encore ?
– Il s’agit d’un récepteur microondes rudimentaire. Les deux fils de la diode forment une antenne. Les microondes émises par le téléphone induisent un courant dans l’antenne qui va pousser alternativement les électrons d’un bout à l’autre de celle-ci. Une diode ne laisse passer les électrons que dans un seul sens. Ils vont donc s’accumuler dans une seule branche de l’antenne. Pour rétablir l’équilibre, ils vont passer par la LED qui, elle, va en conséquence émettre de la lumière. Mais il faut être à quelques centimètres du téléphone pour que ça marche.
– Ah ! C’est pas con. Quand je serai de retour en 1999, il faudra que j’essaie de refaire l’expérience.
Je repose le téléphone à la pomme et m’apprête à passer à une autre antiquité lorsqu’une réflexion passe directement de mon subconscient à mes cordes vocales :
– Mais alors, si on a abandonné les microondes qui sont si dangereuses et je veux bien le croire en apprenant qu’on peut allumer une LED avec un simple téléphone portable, tous les gadgets qui nous entourent et qui communiquent sans fil… Ben… Alors, ils communiquent comment ? C’est valable aussi pour ton assistant cognitif, Vadina.
– Si ! Si ! Dans les années 90, on utilisait toujours des ondes radio, mais à un niveau d’énergie bien plus faible qu’à l’époque de ces machins, là.
Kloïk surenchérit :
– Aujourd’hui également, les ondes radioélectriques restent la seule solution pratique. Théoriquement, on pourrait utiliser le champ quantique du vide, mais c’est encore de la science-fiction.
– Mais alors ? Même si on travaille à des niveaux très faibles, le nombre d’appareils qui les utilise est si grand qu’on doit être plongé en permanence dans une sorte de… je sais pas comment on pourrait appeler ça… une sorte de… brouillard électromagnétique, non ?
– Non… enfin oui ! Mais il y a des normes très contraignantes qui imposent une limitation des transmissions pour maintenir l’électrosmog à un niveau qui soit sans danger.
Je remarque une certaine réticence du professeur à disserter sur ce sujet. Il cherche à dévier la conversation.
– Bien, et maintenant, si nous allions la voir, cette fameuse antenne ?

Nous émergeons à la surface sans avoir vraiment l’impression d’être à l’air libre. C’est pourtant le cas, car nous sommes caressés par une brise chaude. Plusieurs mètres au-dessus de nos têtes, une sorte de grillage métallique immense obstrue partiellement le ciel. Elle s’étend à perte de vue, ou presque, en développant une structure fractale arborescente dont les plus fines branches, longues d’une dizaine de centimètres, toutes parallèles, s’imbriquent les unes dans les autres comme des peignes géants. Ça et là, des piliers de verre, est-ce bien du verre, maintiennent la structure à bonne distance du sol.
Pour apprécier la chose, je penche ma tête en arrière, au risque de me faire un torticolis.
– Mais c’est immense ! On ne voit pratiquement pas le bord. Ça a quelle taille ?
– Un peu plus de 1414 mètres de diamètre.
– 1414 mètres ? C’est à peu près √2 kilomètres, non ?
– C’est exactement √2 kilomètres, au millimètre près ! Enfin, si l’on néglige la dilatation thermique.
– Wow ! Mais pourquoi cette valeur précise ? Il y avait un impératif technique qui a conduit à ce choix ?
– Non, pas à ma connaissance. Je me souviens m’être posé cette même question lorsque j’étais étudiant. Mon professeur m’avait alors affirmé que l’antenne avait été construite sur une friche circulaire qui avait déjà environ cette taille. Face à une telle opportunité, nul ingénieur n’aurait pu résister à ajuster sa cote à cette valeur emblématique.
– Et cette friche, elle avait servi à quoi précédemment ?
– On ne sait pas exactement. Cela remonte aux périodes troublées de l’Éclosion. Une légende affirme que ce terrain était utilisé par des gens… comment les appelait-on déjà ? … Des microtaires, je crois. Tu sais ! Ces gens qui conduisaient les guerres ?
– Des militaires !
– C’est cela, merci ! Certains prétendent qu’ils lançaient des missiles depuis ce terrain, d’autres qu’il y avait ici une antenne qui permettait de communiquer avec des navires n’importe où sur la planète. C’est stupide, bien sûr, comme presque toutes les légendes.
Vadina intervient.
– Mais pourquoi avoir choisi ce site ? Avant le départ du Santa-Maria, les centrales solaires orbitales n’étaient toujours, comme la fusion nucléaire, que des projets en quête de rentabilité. Je me souviens qu’on disait que, pour que de telles centrales soient intéressantes d’un point de vue économique, il faudrait installer des antennes de plusieurs kilomètres de diamètre, capables de fournir en énergie des populations se comptant en dizaines de millions de personnes. Je doute que La Fournaise, au moment de son pic de population, eût compté autant d’habitants.
– Cette centrale était un prototype de petite dimension. Sa situation près de l’équateur permettait d’avoir un faisceau pratiquement vertical, au contraire de sites situés à de plus hautes latitudes, permettant ainsi de minimiser les pertes lors de la traversée de l’atmosphère. Et puis, La Fournaise a toujours été un pôle planétaire de compétences en matière de transmission d’énergie sans fil.
Un petit rire m’échappe.
– Ha ! Ha ! Un pôle ! Sinpole ! C’est de là que vient le nom de ce lieu ?
– Non, non ! Pas du tout ! Sinpole est un nom qui vient de l’ancien anglais « Single Pole », qu’on pourrait traduire par « pôle unique », l’autre pôle étant situé à 36 000 km au-dessus de l’équateur.
– Et elle marchait bien, cette centrale ?
– Elle marche toujours ! L’antenne collecte actuellement 150MW, soit environ 100W par mètre carré.
Je rentre instinctivement ma tête dans les épaules.
– Quoi ? 100W par mètre carré, là au-dessus de nos têtes ?
– Rassure-toi ! Le rendement de l’antenne est supérieur à 99.99 %. Et encore, l’essentiel des pertes est le fait de réflexions. Seule une infime partie de l’énergie reçue parvient à traverser l’antenne. En fait, ici, sous l’antenne, on est mieux à l’abri de l’électrosmog que n’importe où ailleurs sous l’ile.
– Il ne passe vraiment rien ou presque à travers cette passoire, là-haut ? C’est difficile à croire.
– Il ne s’agit pas de croire, mais de s’informer et de comprendre.
– Hmmm ? Je vais te faire confiance, mais je ne suis pas rassuré.
Vadina exprime sa propre crainte en se serrant tout contre moi.
– Mais dis-moi, Professeur, je constate que l’antenne est de conception classique et doit avoir été relativement simple à construire et entretenir. Mais l’autre extrémité du système, dans l’espace, il en aura fallu des lancements de fusées pour le mettre en place, en plus sur une orbite géostationnaire, non ?
– Non ! Aucune fusée n’a jamais été lancée spécifiquement pour ce projet.
– Mais alors, on en a élaboré les matériaux dans l’espace ? Sur la Lune ? Ou, aurait-on été jusqu’à capturer un astéroïde ?
– Ni l’un ni l’autre. Ce n’est que depuis la seconde moitié du troisième siècle que les peuplements spatiaux ont été totalement autonomes et ont pu consacrer une part de leur infrastructure industrielle pour contribuer à des projets utiles pour la Terre. La première centrale solaire orbitale ayant été construite un siècle et demi plus tôt, on a dû se débrouiller tout seul.
– Mais alors, comment ?
Je marque un moment de silence. C’est Vadina qui le rompt.
– Avec l’ascenseur, c’est cela ?
– Exactement. La construction du premier ascenseur spatial a été le déclencheur, tant pour les colonies dans le système solaire que pour tous les projets en orbite terrestre. La véritable Éclosion a eu lieu un siècle et demi après les premiers sauts de puce hors de l’atmosphère qui marquent son calendrier officiel.
– Alors, dès la mise en place de l’ascenseur, on a construit ce premier prototype ?
– Oh ! Il faut se rappeler qu’au tout début, l’ascenseur ne ressemblait pas du tout à ce qu’il est devenu par la suite. Il s’agissait plus d’un monte-charge que d’un véritable ascenseur et la demande était très forte. Il fallait définir des priorités, la première étant le renforcement de l’ascenseur lui-même. Dans les premières décennies, l’ascenseur n’était même pas utilisable pour le transport de passagers, la vitesse réduite des grimpeurs impliquait que la traversée des ceintures de radiations durait plusieurs jours, ce qui aurait été fatal à tout être vivant en l’absence d’une protection efficace.
– Mais, on ne pouvait pas blinder la capsule pour protéger ses occupants ?
– Les blindages antiradiations statiques de l’époque étaient si lourds que l’ascenseur n’aurait pas supporté leur poids. Ce n’est qu’avec l’invention des champs dynamiques que le problème a été résolu. Ce qui, soit dit en passant, n’a pas résolu le problème de la disponibilité, bien au contraire.
– Mais finalement, la centrale a été construite ?
– Oui ! Mais il aura fallu trente ans pour la compléter. Les suivantes, bien que beaucoup plus volumineuses, ont été mises en place bien plus rapidement.
– Comment cela ? On a construit d’autres ascenseurs ?
– Non ! Mais au fur et à mesure de sa croissance, le frêle filin qu’il était à ses débuts, s’est progressivement transformé en une véritable tour capable de transporter des charges bien plus lourdes et plus rapidement.
Tout en parlant, Kloïk nous emmène au centre de l’antenne. Là se dresse une sorte de tronc multiple, du sommet duquel s’étale la structure arborescente. Un léger bourdonnement émane du tronc.
– C’est quoi ce bruit ?
– Il s’agit d’une instabilité dans les guides d’ondes. Les guides d’ondes sont ces tuyaux qui viennent de toute la surface de l’antenne comme les nervures d’une feuille et s’enfoncent dans le sol ici même. La conversion en électricité s’effectue à l’aide de convertisseurs Tesla situés dans une caverne quarante mètres sous nos pieds.
– Un convertisseur Tesla ? C’est pas l’appareil sur lequel vous travailliez lors de notre arrivée ?
– Justement. L’instabilité est due au fait que nous avons dû retirer un des convertisseurs à des fins de maintenance et répartir sa charge sur les autres. Elle disparaitra dès que le convertisseur sera remis en place.
– Et ce n’est pas dangereux cette instabilité ?
– Non ! Pourquoi est-ce que ça le serait ? C’est exactement comme un robinet qui siffle. C’est désagréable, mais pas problématique.
Kloïk nous conduit vers la périphérie de l’antenne. Tout au long de celle-ci est disposé un peigne continu dont les dents se recourbent vers le haut, s’enroulent comme un ressort sur une demi-douzaine de spires puis se terminent en pointant vers le centre de l’antenne. Je suis intrigué par ce dispositif.
– Les pointes en tirebouchon, là, elles servent à quoi ? J’imagine qu’il ne s’agit pas seulement d’un truc esthétique, non ?
– Tirebouchon ?
– Oui, en spirale. Le tirebouchon était un outil très répandu qui servait à retirer les bouchons de liège des bouteilles de vin.
– Ha ! Intéressant ! Les terminateurs, c’est comme cela qu’on les nomme, servent à absorber les ondes de surface qui se développent sur l’antenne et à éviter leur diffusion dans l’environnement.
– J’imagine que c’est efficace ?
– Oui, évidemment.
– Il y en a une là qui est tordue et on dirait qu’il y a quelque chose d’accroché dessus.
– Où ça ? Ha ! Merde ! Encore un de ces putains d’oiseaux qui est venu se faire griller dessus.
– C’est grave ? Ça arrive souvent ?
– Non, heureusement, c’est fort rare. Mais d’une fois à l’autre, on a tendance à en oublier les conséquences. Pour l’oiseau qui a été assez stupide pour essayer de se poser là, c’est grave, oui. Mais pour le fonctionnement de la centrale, c’est un incident mineur. Excusez-moi un instant.
Il pose sa main sur un disque doré encastré dans un pilier.
– Nivel ? Tu peux remettre le Tesla en place, il n’est pas en cause. Je viens de trouver la panne. Envoie un robot changer le terminateur… Attends, je l’identifie… 18-14-25-837. Voilà ! Et pour une fois, ne lambine pas !
Puis, il se retourne vers nous.
– Voilà, excusez-moi ! Eh bien, je crois que nous avons à peu près tout vu ? Suis-je parvenu à satisfaire votre curiosité ?
Les yeux en l’air, encore fasciné par la géométrie de l’antenne, je n’essaie même pas de trouver une réponse polie. C’est Vadina qui s’en charge.
– Oui, oui. Tout à fait. Nous te remercions infiniment, Kl… Professeur Kloïk. Mais j’aurais encore une dernière question :
– Je t’en prie.
– Si c’est la dernière centrale de ce type en service, pourquoi a-t-on abandonné cette technologie ? Et pourquoi, la plus vieille d’entre elles, donc probablement pas la plus performante, ni la plus rentable, est-elle encore en service ?
– Ma chère, si j’en crois mes modestes connaissances en arithmétique, ce sont deux questions que tu me poses là. Je répondrai d’abord à la seconde : la seule raison de son maintien en activité est qu’il y a suffisamment de Fournaisiens qui estiment que l’antenne fait partie du patrimoine local et qu’un noeud de personnes très motivées, dont j’ai l’immense fierté d’être l’animateur actuel, s’occupe de son entretien.
Il marque une pause, peut-être pour attendre nos félicitations concernant son leadership. Mais devant notre absence de réaction, il continue :
– À surface égale, les centrales solaires terrestres avec des capteurs efficaces produisent globalement la même quantité d’énergie, même s’ils ne fonctionnent que les jours de beau temps. De plus, une centrale solaire orbitale est beaucoup plus complexe à entretenir qu’une centrale terrestre. Sans compter que la transmission des faisceaux d’ondes nécessite, comme vous le voyez, des infrastructures centralisées qui sont des cibles faciles pour les restituteurs de tous poils, alors que la production solaire terrestre peut être totalement décentralisée. Lorsque la consommation énergétique, suite à la décroissance de la population, est devenue inférieure aux capacités de production, on s’est dépêché de fermer les dernières centrales nucléaires. Les centrales solaires orbitales ont suivi, ainsi que de nombreuses fermes d’éoliennes.
Ma fibre écologiste se rebiffe.
– Quoi ? Même les éoliennes ? Mais c’est un moyen de produire de l’électricité très propre.
Vadina me regarde avec amusement :
– On voit que tu n’as pas vécu… pas encore… le développement industriel de cette technologie. À la fin du 21e siècle, on comptait plusieurs dizaines de millions de grandes éoliennes. Les déserts et les océans en étaient couverts.
Kloïk ne me laisse pas le temps de réagir.
– Excusez-moi, mais il va falloir que je vous laisse. Cet incapable de Nivel n’est même pas fichu de demander à un robot d’effectuer une tâche élémentaire. Il va falloir que je m’en occupe moi-même. Vous trouverez un accès au métro à une centaine de mètres en suivant ce chemin. Je vous souhaite une excellente fin de séjour à La Fournaise.
Sans attendre nos remerciements, il s’éloigne en direction du centre de l’antenne.
– Bon, ben, je crois que la visite est terminée.
– Oui ! Mais quel personnage, que ce Kloïk !
– Tss ! Tss ! Professeur Kloïk ! Un peu de respect, voyons !
En riant, nous partons rejoindre le monde souterrain.

– Au fait, on n’a pas encore décidé de ce que l’on allait faire demain. Si la météo ne s’arrange pas, il va falloir abréger notre balade dans les cirques.
– Tu as raison. Les prévisions annoncent deux jours de répit, puis ça va devenir vraiment moche avec l’arrivée d’un cyclone. Il ne sera alors plus question de se promener en surface.
– Alors, que va-t-on faire de ces deux jours ?
– On m’a chaudement recommandé de passer par les « Trois Salades ».
– Les « Trois Salades » ? Ixycs nous en avait parlé, non ?
– C’est possible. Il parait qu’ils proposent d’excellentes tisanes aux randonneurs de passage. Je voudrais m’en faire une petite réserve. Les tisanes, c’est une des choses qui m’ont particulièrement manqué là-haut.
– Alors, va pour les « Trois Salades ». C’est bizarre, comme nom, tu ne trouves pas ?

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