13 – Petite ile deviendra grande

Toutosued n’est vraiment pas comparable à Cocoïllande. Cette dernière est une ile couverte de végétation avec laquelle les habitants semblent vivre en harmonie dans un style ressemblant aux récits des premiers explorateurs occidentaux, il y a presque un millénaire. Mais ici, il n’y a rien d’autre que du sable et des baraques de chantier. Celles-ci semblent avoir été bien chahutées par de récentes intempéries. Oh ! Il y a bien quelques buissons maigrichons qui tentent désespérément de s’accrocher sur ce sol instable, mais la plupart ont l’air d’avoir été sérieusement amochés par un récent cyclone. J’ai le pressentiment qu’ils ne résisteront pas à la prochaine tempête. Alors, à quoi bon les mentionner, puisqu’ils seront bientôt de l’histoire ancienne ?
Les habitants semblent également marqués par ces évènements récents. Dans leur regard et leur comportement, il n’y a pas de trace de la joie de vivre que manifestaient les natifs de Cocoïllande. En revanche, on y lit une profonde détermination à surmonter les conséquences des récents évènements. Tout le monde est affairé à réparer les dégâts. L’équipage du Nisshin Maru s’est également mis à la tâche. Je propose aussi mes services, mais on me répond que c’est bien gentil de ma part, mais que mes compétences ne sont pas adaptées aux besoins et qu’ils n’ont pas le temps de m’apporter la formation requise. J’ai beau leur affirmer que mes muscles n’ont pas besoin d’une formation particulière pour aider à déblayer des débris, c’est avec un sourire froid qu’on me rétorque que si, mes muscles auraient vraiment besoin d’une formation intensive pour être d’une utilité quelconque, que les robots, les gorilles et les chimpanzés sont assez nombreux pour effectuer ces travaux de force, mais que l’on ferait immédiatement appel à moi si le besoin s’en faisait sentir.
Ben… si ma bonne volonté n’est pas requise, il ne me reste qu’à essayer de m’occuper autrement. Pourquoi ne pas essayer de faire le tour de l’ile, histoire de m’en faire une idée plus complète ? Elle est censée être très grande, et peut-être qu’elle montre par endroits un aspect moins austère que le coin sur lequel le village a été implanté.
Je longe la plage. Celle-ci n’est pas rectiligne et fait une longue courbe, me donnant la fausse impression que je parviendrai bientôt à retomber sur mon point de départ. Je m’aperçois de la vanité de ma tentative lorsque, après plus d’une heure de marche, la plage s’incurve dans l’autre sens pour former une large baie. Je réalise alors que l’ile est en effet très vaste et que je ne parviendrai probablement pas à en faire le tour. De plus, au milieu de la baie, la plage est coupée par une sorte de rivière ou de canal qu’il me serait difficile de franchir autrement qu’à la nage et je n’ai pas envie de tester l’éventualité de courants qui pourraient m’emporter au large. Sans compter que, imprévoyant comme j’en ai l’habitude, je n’ai pas pensé à prendre une réserve d’eau douce pour m’éviter une déshydratation.
Il serait temps que je retourne au village. Est-ce que je retourne par la plage ou est-ce que je coupe par l’intérieur des terres ? La seconde option devrait être plus rapide, mais je ne suis pas sûr de prendre la bonne direction et je pourrais me perdre. Mais d’un autre côté, le retour par la plage pourrait être bien deux fois plus long. Que choisir ? Je pourrais le demander à mon mentor, qu’il serve à quelque chose, non ?
— Ariel ?
— Oui, Bernard ?
— Je voudrais retourner au village, mais sans refaire le détour par la plage. Est-ce que tu saurais me guider dans ce… désert… pour éviter que je m’y perde ?
— Sans le moindre problème. Tu peux partir perpendiculairement à la plage en franchissant la dune. Mais ne tente pas de passer par le canal, c’est impraticable! Je corrigerai ton cap au besoin.
À l’exception d’une brève visite au village, je n’avais pas quitté la plage depuis mon arrivée sur l’ile. De la rive, on ne voit pas l’intérieur de l’ile, car le terrain s’élève assez rapidement pour former une dune qui culmine à deux mètres au-dessus du sol. La crête est couverte de ces buissons rabougris qui ont tant souffert du cyclone. De la pente sableuse émerge un important réseau de racines. J’imagine qu’il s’agit des racines des buissons et que leur rôle principal est de stabiliser la dune elle-même.
Je grimpe sur cette dernière. Je m’attendais à ce que le sable se mette à couler sous mes semelles, mais au contraire, il résiste étonnamment bien, avec une consistance proche de celle de la molasse grise que l’on trouve tout autour de Lausanne. Je suis surpris par cette résistance, mais comme elle me simplifie l’ascension, je m’en accommode aisément. Les racines me procurent une suite de poignées, facilitant ainsi l’escalade de la butte.
Arrivé au sommet, le paysage que je découvre ne ressemble en rien à ce que j’imaginais. Je pensais à une sorte de désert, ou de grande plage s’étendant à perte de vue. À mon grand étonnement, c’est une forêt qui s’étale jusqu’au-delà de l’horizon. Constituée sur les 200 premiers mètres de ces mêmes buissons qui me sont maintenant familiers, cette forêt est peuplée plus loin par une plantation de palmiers d’abord très petits, puis de plus en plus grands au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la côte. Ça et là, j’aperçois de petits lacs, ou plus probablement des lagunes circulaires, reliées entre elles par des canaux. Chaque lagon est bordé d’une sorte de mangrove et est centré autour d’une tour qui me fait penser aux colonnes coralliennes, mais d’un modèle bien différent. À environ un tiers du sommet, de longs bras, de longueurs variables, s’élancent par-dessus l’étendue d’eau et se terminent au-dessus de la forêt en s’évasant fortement. Quelque chose semble tomber de leur extrémité, comme de la poussière, légèrement déportée de côté par la brise qui balaie l’ile.
J’observe ce spectacle durant de longues minutes. Les tours et leurs bras semblent animés d’un lent mouvement de rotation. Ce mouvement est à peine perceptible, comme celui des nuages dans le ciel. On dirait un système d’arrosage, mais je ne crois pas que ce soit de l’eau qui soit répandue. Ça tombe trop vite et de l’eau se disperserait rapidement pour former une sorte de brume. On dirait plutôt du sable.
Près de la côte, les tours ont toutes leurs bras orientés vers le large. Le sable qui s’en écoule, s’il s’agit bien de sable, se dépose sur la pente intérieure de la dune qui encercle l’ile artificielle. J’interroge le Réseau.
— Réseau ? C’est quoi ces machins, là ? On dirait des machines de mines à ciel ouvert et leurs rubans transporteurs de minerai. Ça prend le sable au fond des petits lacs pour rehausser l’ile, c’est ça ?
— Oui et non ! Le sable qui est recueilli au fond des microlagons n’est pas fossile comme dans une mine normale, mais est celui qui est produit en continu par les colonies coralliennes installées sur les colonnes.
— Ah ? Je croyais que le corail se développait sur les armatures des colonnes et constituait progressivement une gangue de plus en plus épaisse autour de celles-ci et à terme des éléments de récif qu’il fallait connecter entre eux pour constituer une ile plus ou moins artificielle. Mais là, c’est du sable. Comment ça se fait ?
— Si on laissait le corail croitre, il constituerait rapidement, comme tu l’as dit, un embryon de récif qui couvrirait les dispositifs d’éclairage et sa croissance s’interromprait rapidement. Comme tu as pu le voir lors de ta visite d’une colonne avec Ponyo, c’est tout un écosystème qui s’installe, pas seulement du corail. On y favorise la présence de poissons à becs mangeurs de corail, comme le poisson perroquet. Tu as dû en apercevoir. Pour se nourrir des polypes, ils croquent le corail et le réduisent en poussière, en sable.
— Aaaah ! C’est ça ! Cette neige dorée qui m’intriguait lors de ma plongée avec Ponyo, c’est du corail en poudre.
Ha ! Du corail en poudre. Voilà un produit intéressant à mettre sur le marché : tu es avachi sur une plage bondée avec des milliers d’autres trimmeurs en récup. Il y a un type, portant un tas de bidules inutiles, qui vient te harceler pour que tu lui achètes quelque chose. T’en as tellement marre que, pour qu’il te lâche les tongs, tu lui achètes un de ses petits sachets remplis d’une poudre bizarre. Enfin rentré chez toi, juste avant de retourner au turbin, tu verses le contenu du sachet dans ton aquarium, du genre kitch avec un scaphandrier qui fait des bulles et un coffre fort qui ne contient que tes rêves oubliés, et tu obtiens en quelques minutes une belle branche de corail toute neuve. Tsss ! J’ai vraiment des idées débiles, parfois.
Je ne suis pas vraiment convaincu par les explications d’Ariel.
— Faire du sable, c’est bien beau, mais ça ne permet que de faire des bancs de sable qui sont facilement érodés par les vagues et le vent. Je vois que ces engins-là accumulent le sable pour former les dunes côtières, mais comment on fait pour éviter l’érosion ?
— C’est le rôle de la végétation. Il n’y a là rien de nouveau si ce ne sont les variétés utilisées. La nature utilisait les graines apportées au hasard par le vent pour ensemencer les atolls et ainsi progressivement les couvrir d’une épaisse végétation. Ensuite, le sable est retenu entre les racines. Des microorganismes produisent des liants qui solidifient le sous-sol. Parfois ça marche, parfois pas. L’activité humaine permet d’éliminer le facteur aléatoire et d’optimiser le processus.
— Et puis, le corail a une croissance très lente. Comment est-il possible d’obtenir une telle production de sable ?
— Les espèces naturelles de corail avaient effectivement un taux de croissance ridiculement faible, quoiqu’adapté aux variations naturelles du niveau de la mer. Nous employons ici des variétés modifiées à croissance rapide, 10 à 100 fois plus rapide.
— Là, ça me fait peur !
— Ce n’est pas l’intention. Mais pourrais-tu dire quelle est la cause de ta crainte ?
— Ben… À mon époque, on commençait juste à bricoler avec les organismes modifiés génétiquement. Certains accusaient les chercheurs de jouer avec le feu. On faisait toutes sortes de modifications pour obtenir telles ou telles caractéristiques que l’on pensait utiles à l’industrie, mais sans trop réfléchir aux conséquences en cas de dispersion de ces caractères nouveaux dans la nature. Si j’applique cette méfiance à ces coraux qui se reproduisent comme des lapins dont tu sembles si fier, que va-t-il se passer s’ils se répandent dans tous les océans et remplacent les espèces naturelles ? Ne risquent-ils pas, en calcifiant trop de gaz carbonique, de rendre les océans insuffisamment acides et entrainer ainsi des déséquilibres inverses de ceux que l’on cherchait à corriger ? Sans oublier que l’on risque ainsi de diminuer trop fortement le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère et d’aboutir à une nouvelle glaciation, ce qui ne serait pas vraiment le résultat espéré.
— Je comprends tes craintes, mais elles ne sont plus justifiées. Cela fait tout de même cinq siècles que les techniques de manipulations génétiques ont été inventées. Aujourd’hui, si l’on envisage une modification d’un seul gène, il est très simple de simuler l’interaction avec tout le reste du génome de l’organisme concerné et également de maitriser sa transmission spontanée à d’autres espèces. On ne modifie plus un seul gène à la fois, mais plusieurs gènes. L’ensemble des modifications doit être présent pour que puisse s’exprimer le caractère recherché. On prend soin de choisir un ensemble de gènes qui ne peuvent être transmis en une seule fois à d’autres espèces. De plus, on prévoit un mécanisme qui ne permet à la modification génétique de ne s’exprimer qu’en présence d’un facteur environnemental artificiel. Dans le cas du corail, il s’agit de la présence de lumière d’une couleur bien spécifique et pulsée à une fréquence précise. Il est quasi impossible à la nature de reproduire ces conditions d’éclairage et en tout cas pas de manière continue.
— Oui ! Mais ne peut-on pas imaginer qu’il se produise une mutation qui permette à l’organisme modifié de perdre cette dépendance à cette lumière particulière ?
— Non ! En l’occurrence, il faudrait une suite de six mutations bien spécifiques pour perdre cette dépendance et cela impliquerait en même temps la perte de la capacité de croissance rapide.
Mes vieux réflexes d’OGMophobe conspirationniste me disent que ce n’est probablement pas aussi simple que ça. Mais je dois admettre qu’en cinq siècles, on a dû atteindre une quasi parfaite maitrise de cette technologie avec laquelle, à mon époque, on bricolait sans bien comprendre les implications, faisant souvent passer l’intérêt commercial avant toute autre considération.
— Mouais, je veux bien. Ce n’est pas la première fois que je me fais cette réflexion : la société actuelle se présente comme une sorte d’utopie écologique, mais partout où je passe, dans l’espace et sur Terre, je vois des réalisations monumentales ou des projets titanesques qui, rien qu’à y penser, feraient péter les plombs à n’importe quel écologiste de l’Éclosion, même modéré. Créer des iles de toutes pièces, qu’est-ce que ça a à voir avec la réhabilitation d’une planète dans un état favorable à l’épanouissement de toutes les espèces qui y habitent ?
— La finalité des projets coralliens est de réduire l’acidité des océans. La construction des iles est une sorte de sous-produit de ces projets. Les terres ainsi obtenues seront mises à disposition de toutes les espèces animales et végétales qui parviendront à s’y adapter. Tout est mis en place pour que cela concerne un maximum d’espèces.
— Je l’espère. C’est toujours difficile, en observant un chantier, de s’imaginer le bâtiment terminé. Mais bon, ce qui m’importe pour l’instant, c’est de retourner au village par le chemin le plus court, ou du moins le plus rapide.
— Il te suffit de descendre vers le lagon qui se trouve devant toi à 30 degrés sur la gauche. Ne t’aventure pas jusqu’à la rive, le terrain n’est pas stable. Tu passeras ensuite près des deux lacs suivants puis, finalement, tu partiras franchement sur la gauche pour remonter sur la dune côtière. Le village se trouve juste derrière.
En grimpant sur la dune, je m’imaginais que mon trajet de retour s’effectuerait dans un décor désertique, semblable à une sorte de carrière ou de mine à ciel ouvert. Puis, une fois au sommet, le paysage découvert ressemblait beaucoup plus à ces grandes exploitations de palmier à huile qui se développaient fortement en Asie du Sud-Est lors de mon départ de l’Éclosion. Mais l’écosystème que je traverse s’avère beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait au premier abord. Passant alternativement d’un environnement de buissons à celui de palmiers, leurs sous-bois révèlent une biodiversité que je ne pouvais deviner à distance. Il y a là d’innombrables plantes aux formes et aux feuillages tous dissemblables, que l’évolution a doté de fleurs avec une créativité sans limites. La faune, également, est très variée. Dans les buissons, ce sont les insectes qui sont principalement représentés, qu’ils soient volants, sauteurs ou rampants. Lesquels sont à l’origine de ce « gri-gri-gri » lancinant? Il m’est difficile de répondre. Il s’agit probablement de ces grosses bestioles ressemblant à des cigales. Plus loin, sous les palmiers, ce sont les mammifères et les oiseaux qui se disputent le territoire à grand renfort de cris plus stridents ou plus mélodieux les uns que les autres. Il ne passe pas une minute sans qu’une explosion de couleurs s’envole effrayée à mon approche ou qu’une ombre velue prenne la poudre d’escampette en sautant d’un arbre à l’autre dans un grand bruissement de palmes froissées.

Je suis de retour au village après plusieurs heures de promenade. Je me demande si l’on s’est inquiété de mon absence. Je suis stupide. Avec la veillance, on peut toujours savoir où sont les gens. Personne ne s’inquiète plus que longtemps que nécessaire pour consulter le Réseau. Ainsi, personne, pas même Pilane, ne vient à ma rencontre pour me demander où j’étais, ce que je faisais. Tout le monde m’ignore, m’accordant au mieux un sourire poli à mon passage. Il y a des fois où je me demande vraiment ce que je fais en ce monde, à cette époque. Mais si personne ne s’intéresse à moi sur la terre ferme, peut-être que sous l’eau… Durant un instant, j’avais oublié que Ponyo était retournée parmi les siens et que le singe maladroit que je suis devait déjà s’estomper dans sa mémoire.
Je passe à la cantine pour me désaltérer et grignoter un petit truc, puis je me dirige vers la plage. Il y a là un jeune chimpanzé, les jambes immergées jusqu’aux genoux qui tape dans l’eau avec deux bâtons, les entrechoquant sous la surface. Il répète son geste de nombreuses fois, ne s’interrompant que lorsqu’une vague plus haute que les autres le fait reculer dans de grands cris, comme je le ferais moi-même dans de telles circonstances. Mais les caresses de l’écume sur ses parties intimes ne parviennent pas à le décourager et il reprend à chaque fois son manège.
À quoi joue-t-il ? Et n’est-ce vraiment qu’un jeu ? Je l’observe ainsi durant une bonne dizaine de minutes. Quelle que soit la raison de son comportement, son insistance et sa persévérance sont la preuve qu’il doit avoir un but bien précis.
Soudain, j’aperçois une nageoire dorsale fendre la surface de l’océan et se diriger droit sur la plage, là où se trouve le primate. Je pense immédiatement à Ponyo, mais cette nageoire est noire, bien trop foncée pour être celle de mon amie. Je devine aussi une forme sombre avec une grosse tache claire prolongeant sous l’eau la dorsale comme le ferait la partie immergée d’un iceberg. Il s’agit probablement d’une orque, ce grand dauphin carnivore qui n’hésite pas à s’échouer sur une plage au petit matin pour transformer un phoque distrait en sympathique amuse-gueule. Il n’a pas l’air d’être très grand, c’est probablement un juvénile, mais il n’en a pas l’air moins puissant, ni moins affamé.
En un instant, je réalise l’horrible drame qui se prépare. Le chimpanzé, qui a aussi repéré l’arrivant, ne semble pas avoir conscience de la fin tragique qui l’attend. Il se met à pousser des cris d’excitation qui me semblent être la manifestation d’une grande joie. Je pense à me jeter à l’eau pour aller le chercher, mais j’y renonce immédiatement, sachant que je ne ferais que mettre ma propre vie en danger. Je veux au moins le mettre en garde.
— Eh ! Toi ! Sors de l’eau immédiatement ! Tu vas te faire tuer !
Hélas ! Il ne semble pas avoir entendu mon appel. Au contraire, il jette les bâtons derrière lui sur la plage et se lance à la rencontre du prédateur. C’est trop horrible. Je ne crois pas que je parviendrai à supporter le spectacle. J’ai une irrésistible envie de détourner mon regard. Mais je lutte pour ne pas y céder. Il faut qu’il y ait un observateur humain pour pouvoir témoigner du drame et non pas seulement une froide caméra de veillance.
À quelques mètres du singe, la tête de l’orque apparait au-dessus de la surface. Elle ouvre sa gueule pour happer le malheureux inconscient. Je rentre la tête dans les épaules et ne peux m’empêcher de fermer les yeux. Je m’attends à entendre le cri d’agonie du chimpanzé à l’instant où l’épaulard enfoncera ses dents pointues dans sa chair gracile.
Mais c’est un chant doux et mélodieux, fait de sifflements, de grincements et d’une sorte de miaulement qui s’élève. Surpris, je rouvre les yeux pour essayer de comprendre ce qui se passe. Le jeune primate est toujours bien vivant. Il est immergé jusqu’au milieu du torse et caresse le rostre du mammifère marin. Celui-ci, qui s’est laissé échouer sur le sable en pente douce, ne montre pas le moindre signe d’agressivité. On dirait que ces deux-là sont les meilleurs amis du monde. Le singe grimpe sur le melon de son compagnon, puis va s’assoir sur son dos en s’agrippant à sa nageoire dorsale. D’un grand coup de sa nageoire caudale, le monstre se dégage de sa gangue de sable et se laisse glisser vers l’océan. Évitant de sonder pour ne pas noyer son passager surexcité, l’orque s’éloigne vers le large. À quels jeux vont-ils se livrer, je n’en sais rien ?
Un primate, ami d’un dauphin, ça, je connais. Mais mon amie tursiops à moi, ça fait trop longtemps que je ne l’ai vue. Je voudrais bien aussi pouvoir l’appeler et partir jouer avec elle.
Où est-elle maintenant ? Toujours au large de Platteillande ? Je pourrais demander au Réseau de lui rappeler mon existence lors d’un prochain contact. Mais quelque chose me retient. Si elle voulait me voir, elle viendrait. Elle est libre. Je n’ai pas à lui imposer ma présence.
Je vais me poster au bout de la jetée où est amarré le Nisshin Maru. En passant, je prends ma poche branchiale et mes palmes pour le cas improbable, mais que j’espère infiniment, où Ponyo chercherait à me revoir. D’abord debout à regarder le large, je finis par m’assoir sur le quai, les bras enroulés autour de mes jambes repliées contre ma poitrine. Je reste ainsi immobile, seulement bercé d’un lent balancement d’avant en arrière. Le jeu de la lumière dans l’eau peu profonde et sur le fond sableux donne à la mer cette couleur bleu schtroumpf au lait comme je n’en avais vu que sur des cartes postales avant mon passage à Cocoïllande, ce bleu si étrange que j’avais toujours cru qu’il s’agissait de la médiocre qualité du papier photographique utilisé. Je laisse passer le temps et lâche la bride à mon esprit. Ce dernier se lance dans une séance de remue-archives, faisant remonter à la surface des images de Rama, de mon enfance et de mon passage à l’ile de La Fournaise. Ces images apparaissent, s’effacent, se mélangent et se déforment, réajustant des réalités parfois difficiles à supporter, en des souvenirs plus acceptables. Lentement, le flux issu de ma mémoire se ralentit, me faisant glisser progressivement vers un état proche du sommeil.
Et puis soudain, elle est là, jaillissant des flots à quelques mètres devant moi, me regardant de son petit oeil rond, et poussant un sifflement grinçant :
— « Ponyyyyyyyoooooooooo »
D’abord, je crois que ce n’est qu’un souvenir de plus qui s’extirpe de ma mémoire, plus vif que les autres en raison de mon désir si intense de la revoir. Ce n’est que lorsque les gerbes salées, qu’elle projette en retombant dans l’eau, éclaboussent mon visage que je sors de ma torpeur et réalise qu’elle n’est pas qu’un rêve, qu’elle est bien présente, qu’elle est venue pour me retrouver.
Brusquement surexcité, je me retourne vers mon équipement de plongée et m’exclame :
— Ariel, mio palme !

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