11 – L’ile qui flottait

Les jours et les heures continuent à s’écouler doucement. Ponyo n’est pas réapparue depuis hier matin, sans doute occupée à diverses activités nutritives ou autres. Mais je ne m’en soucie pas, ces derniers jours, ses visites sont de plus en plus espacées. J’apprécie comme jamais de laisser mon regard scruter l’océan d’ici à l’horizon. Sa surface balayée par une houle modérée n’est pas propice à l’observation des animaux qui viendraient à la surface pour, soit respirer, soit échapper à un éventuel prédateur, soit encore, s’élancer hors de l’eau dans une vaine tentative d’atteindre le firmament, poussés par un improbable élan mystique. Seules quelques tortues, que le hasard de nos trajectoires respectives ont amenées à quelques brasses des coques du Nisshin Maru, semblent me faire signe d’un lent mouvement de leurs longues pattes-nageoires.
Tong monte sur le pont et se met à l’arpenter de long en large, l’air visiblement irrité. Il finit par venir s’accouder au bastingage à côté de moi. Il reste là, sans mot dire, à fixer un point précis de l’horizon vers l’avant, sur la gauche, à 11 heures.
Au bout de deux minutes, intrigué par son silence, je l’interroge :
— Il y a quelque chose qui ne va pas ?
Il ne me répond qu’après de longues secondes, sans se tourner vers moi, fixant toujours le même point à l’horizon.
— Oui !
Génial ! J’en sais maintenant beaucoup plus. Je ne l’ai jamais vu dans cet état.
— Et ?
Après un nouveau délai, il émet simplement un long soupir. Je n’insiste pas. S’il a envie de me parler de ce qui le tracasse, il finira bien par le faire. S’il n’en a pas envie… Eh bien, je ne suis pas son mentor.
Finalement, il se tourne vers moi et me regarde droit dans les yeux.
— Dis-moi ! Qu’est-ce que tu penserais si tu voyais des gens gaspiller d’importantes ressources pour répéter les erreurs du passé ?
— Ben… Heu… Je ne sais pas. J’imagine que je serais déçu et fâché. Je…
Un léger doute s’infiltre dans mon esprit.
— Tu… J’ai fait quelque chose d’inapproprié ? J’aurais gaspillé sans m’en rendre compte d’importantes ressources ? Si c’est le cas, crois bien que j’en suis désolé et…
— Non ! Non ! Il ne s’agit pas de toi. Tout seul, de toute façon, tu ne serais pas capable de provoquer beaucoup de dégâts. Rien à voir avec ce… ça…
En prononçant sa dernière phrase, il désigne du menton son fameux point à l’horizon.
— Ce quoi ? Je ne vois rien là-bas.
— Tu la verras bien assez tôt.
Il tourne autour du pot, comme s’il n’avait pas le courage d’évoquer ce qui le tracasse. Puis il porte à nouveau son regard vers le large et se renferme dans son mutisme.
Intrigué, je porte mon regard dans la même direction que le sien en espérant y découvrir ce qui le mécontente à ce point. Malgré un ciel parfaitement clair, totalement exempt de brume, je n’aperçois rien, si ce n’est quelques étincelles de soleil reflétées par les vagues.
— Là ! On commence à en distinguer le sommet. Tu la vois ?
Sa sortie du silence me fait sursauter. Mais je ne vois rien. J’ai beau écarquiller les yeux, je ne vois que la ligne horizontale, légèrement incurvée qui sépare le ciel de l’océan. Puis, soudain, comme si elle venait de se matérialiser devant mes yeux, il y a cette pointe qui dépasse de l’horizon. On dirait une épine sur une branche d’acacia. Imperceptiblement, une autre pointe, puis encore une autre émergent de derrière le bout du monde. Qu’est-ce que cela peut bien être ? On dirait des colonnes coralliennes sans leurs panneaux solaires. Mais vu l’attitude de Tong, je doute qu’il s’agisse de cela.
— Oui ! Je les vois maintenant. Qu’est-ce que c’est ? On dirait des colonnes coralliennes, mais j’imagine que ce n’est pas le cas, non ?
— Ah ! Si seulement cela pouvait en être. On ne pourra bientôt plus traverser un océan sans rencontrer une de ces…
Il ne termine pas sa phrase. J’attends, espérant qu’il me dira enfin de quoi il s’agit, mais en vain. Je finis par perdre patience.
— Tong ! Vas-tu enfin me dire de quoi il s’agit ? Quelle est cette chose qui t’indispose à ce point ?
— À ta place, je ne serais pas si pressé. Lorsque tu verras cette monstruosité de près, tu imploreras Gaïa de ne jamais t’avoir mis en présence de cette abomination.
— Wow ! À ce point ?
— Crois-moi, c’est encore pire que tout ce que tu peux imaginer.
— Pourquoi les autres ne viennent-ils pas voir cette chose ?
— À ton avis ? Ils ne veulent même pas en entendre parler, ben tiens !
— Et toi ? Tu es bien monté sur le pont pour… affronter cette bête monstrueuse.
— Moi ? Il fallait bien que quelqu’un vienne te prévenir. Sinon, tu aurais pu avoir un comportement totalement inapproprié en la voyant.
— Inapproprié ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que cette chose est si horrible que j’aurais pu chier dans mon slip ?
Il ne peut s’empêcher de sourire. Je suis heureux d’être parvenu à le dérider un instant.
— Non, non ! Son apparence est splendide. Tu aurais pu être ébloui par sa beauté et déborder d’enthousiasme au point de vouloir rameuter tout l’équipage sur le pont pour la leur montrer. Tu ne survivrais pas à la honte qui te submergerait une fois que tu aurais pris connaissance de sa vraie nature.
Mais il va cracher le morceau, oui ou non ? Il me gonfle, là, avec ses sous-entendus. Il tourne tellement autour du pot qu’il a déjà dû creuser un fossé profond d’au moins deux mètres.
— Mais quand vas-tu enfin me dire de quoi il s’agit ? C’est vraiment terrible à ce point que tu ne sois pas capable de l’évoquer directement ?
Pendant que j’essaie désespérément de connaitre la nature de ces pointes qui effraient tellement Tong, celles-ci montent de plus en plus haut dans le ciel. Leurs bases finissent par se rejoindre pour ne former qu’une seule tour légèrement conique. Ce truc-là doit être absolument gigantesque. Il dépasse déjà de plus de dix degrés au-dessus de l’horizon, mais sa base est encore invisible, cachée par la rotondité de la planète. Il doit culminer à au moins deux-mille mètres d’altitude. Tong avait raison. C’est absolument fascinant. Je reste coi, incapable d’exprimer quoi que ce soit.
— Je te l’avais bien dit que tu allais être impressionné. Je pourrais facilement l’être moi-même. Mais on ne peut pas être fasciné par une cité flottante de six-millions d’habitants. Ces derniers la nomment Poseïdonia, ils se prennent pour les dieux de la mer !
Enfin ! Il l’a dit. Je crois qu’il est lui-même soulagé d’être parvenu à évoquer l’objet de sa hantise. C’est donc ça ! Une ville flottante. Six-millions d’habitants, c’est presque la population de la Suisse lorsque je l’ai quittée pour fuir le bug de l’an 2000. Mais je ne parviens pas à être vraiment impressionné, si ce n’est par sa beauté. Qu’est-ce que six millions, comparés aux 50 millions de terriens habitant Rama, sans même compter les plus de cent millions de zérogés qui y vivent également ? Et puis, cette ile flottante n’est même pas beaucoup plus vaste que l’ile artificielle servant de base à l’ascenseur spatial par lequel je suis redescendu sur Terre.
— Pardonne-moi, si je suis un peu bouché, mais je ne vois pas bien en quoi cette cité flottante serait une telle abomination. Je trouve même que c’est une bonne idée, six millions d’habitants qui viennent peupler une telle cité, c’est six millions de moins sur les continents. Ça devrait permettre de réduire l’impact sur les écosystèmes terrestres, non ? D’ailleurs, il y avait déjà de tels projets à mon époque pour réduire la pression démographique. On n’avait pas encore la technologie pour le faire, mais certains y pensaient sérieusement.
Il me regarde, l’air découragé.
— C’est bien ça le problème. C’est justement une idée à la con du genre de celles qu’avaient ces crétins de l’Éclosion. Excuse-moi ! Je ne dis pas ça pour toi. Elle en a toutes les caractéristiques : exploitation extensive des ressources minérales des fonds marins sans égard pour les écosystèmes locaux, recours à une politique dynamique d’expansion démographique pour peupler les nouveaux territoires, comme ils disent et, pire que tout, ils ont la ferme intention d’en construire au moins une dizaine d’autres.
— Oui, et alors ? Dix fois six-millions, ça fait quoi ? 60 millions d’habitants ? Comparé au milliard d’humains vivants sur l’ensemble de la planète, c’est quoi ? À peine six pour cent ! Ça doit être gérable, non ?
— Ma parole ! Mais t’es aussi borné que tes contemporains ou que ces connards de Poseïdonia. Il est évident qu’ils ne vont pas s’arrêter à ce stade. Ils ont développé une idéologie de la croissance qui n’a rien à envier à la folie capitaliste de ton époque. Il y avait un consensus sur la planète visant à stabiliser la population à approximativement 100 millions d’êtres humains. Avec une telle folie, on peut dire adieu à cet objectif.
— Oui, je vois. Mais vous ne pouvez pas les contrer en mettant en avant la pollution que doivent provoquer leurs déchets ?
— Non ! Cette cité est entièrement autarcique et fonctionne pratiquement en circuit fermé, comme n’importe quelle ville couverte ou comme les stations orbitales. L’énergie est fournie par le soleil, le vent, la différence de température entre le fond et la surface de l’océan et aussi, bien sûr, par le captage de l’énergie résiduelle des chronostats. La nourriture est produite sur place et les déchets sont intégralement recyclés. Ils se procurent même le carbone nécessaire à la croissance de la population en l’extrayant de l’atmosphère et de l’océan, contribuant ainsi à la réduction de l’effet de serre et de ses conséquences.
— Mais alors, où est le problème ? Quitte à me faire l’avocat du diable, est-ce que ce n’est pas une chance ? N’auraient-ils pas trouvé là une solution aux problèmes environnementaux qui puisse être conciliée avec le besoin naturel de se reproduire ?
— N’importe quoi ! Le besoin naturel de se reproduire, comme tu dis, n’a de sens que dans le cadre d’un mécanisme de contrôle permettant d’atteindre un équilibre dynamique des populations. Les mécanismes utilisés par la nature pour effectuer ce contrôle ont de tout temps paru inacceptables aux sociétés humaines et elles se sont évertuées à s’en affranchir. Aujourd’hui encore, personne ne prônerait de laisser à la nature la responsabilité d’effectuer cette régulation des populations humaines. Ce n’est qu’après l’Éclosion que l’humanité a enfin compris que si l’on voulait éviter les méthodes brutales de la nature, il fallait mettre en place nos propres méthodes de régulation qui soient plus compatibles avec notre approche de la vie. Si l’on se contente d’inactiver les mécanismes naturels, on se retrouve avec une croissance exponentielle. La nature ne pouvant dans ces conditions être contenue éternellement, elle finit par reprendre ses droits et on voit bien alors ce qui s’est passé durant les deux premiers siècles de l’Éclosion.
— J’imagine pourtant que les promoteurs de ces villes flottantes sont conscients de ce risque et qu’ils ont prévu un mécanisme quelconque pour y remédier.
— C’est ça le drame ! Ces cinglés affirment haut et fort qu’ils ont retenu la leçon et que cette fois-ci, ils ont tout prévu pour éviter les erreurs du passé et ainsi éviter que des mécanismes naturels viennent enrayer la croissance de la population humaine.
— Ben, dans ce cas, où est le problème ?
Son visage perd toute expression, si ce n’est celle d’une grande lassitude.
— Oh ! Rien que le fait de leur demander ce qu’ils ont prévu, ils sont incapables de répondre autre chose que : ne vous en faites pas! Tout est prévu. Faites-nous confiance !
— Oui. Je commence à comprendre ton point de vue si pessimiste. On pourrait espérer qu’au fur et à mesure de la multiplication de ces villes, leurs habitants prennent conscience de la situation et mettent un frein à leur expansion. Mais comme le montre la parabole du nénufar qui double de surface tous les jours, c’est le dernier jour que toute la seconde moitié de l’étang est recouverte, quel que soit le temps qui a été nécessaire pour couvrir la première moitié. Ainsi, ils risquent fort de prendre conscience de leur folie bien trop tard, s’ils en prennent seulement conscience un jour.
— Exactement ! À ceci près qu’il vaudrait mieux faire appel à une autre métaphore que celle du nénufar : celle de la boite de Pétri !
— Ah ! Je ne connais pas. De quoi s’agit-il ?
— Imagine que tu prennes une boite de Pétri. Tu sais, ces petits récipients en verre que les biologistes utilisent pour faire croitre des cultures de cellules. Dans celle-ci, tu verses un peu d’eau, une nourriture appropriée et quelques bactéries affamées. Ces dernières vont rapidement se multiplier en consommant toute la nourriture disponible. Les bactéries mortes de leur belle mort sont également consommées. Tout se passe bien, la population de bactéries s’accroit exponentiellement jusqu’au moment où toute la nourriture a été consommée.
— À ce moment-là, il doit s’établir une sorte d’équilibre où les premières bactéries mortes de faim sont consommées par celles qui survivent. La courbe exponentielle est brisée et il se produit un phénomène de saturation.
— Pas vraiment. On pourrait effectivement imaginer que cela se passe ainsi, mais en fait, au moment de l’épuisement des ressources en nourriture, la colonie entière meurt de faim et il ne reste aucun survivant. À la place d’une stabilisation, on observe systématiquement un effondrement fatal de la population. Les Poseïdoniens ne se comportent pas comme des êtres intelligents, mais comme de stupides bactéries. Cette ville est un véritable cancer et elle s’apprête à disséminer des métastases !
Durant un temps que je ne saurais dire s’il s’étend sur des secondes ou des minutes, Tong, toujours accoudé au bastingage, se mure dans un profond silence. Finalement, il se redresse, me regarde d’un air las, pousse un long soupir et sans un mot, retourne dans les entrailles du vaisseau.
Moi, je reste là, fasciné par la cité flottante, malgré ce que vient de m’en dire Tong. Plus nous nous en approchons, plus ses dimensions apparaissent dantesques. Maintenant, sa base émerge enfin de l’horizon. Celle-ci est immense, bien plus vaste que celle de l’ile artificielle qui sert de point d’ancrage à l’ascenseur. Bordés d’une falaise que j’estime haute d’une cinquantaine de mètres, probablement destinée à faire face aux plus hautes vagues scélérates, des bâtiments bas aux formes variées s’entassent sur une pente d’abord douce qui s’incline progressivement pour devenir presque verticale au centre de l’ile. On dirait une caricature d’ile volcanique telle que représentée dans de vieux dessins animés mélangeant allègrement hommes des cavernes et dinosaures. Il y a même le petit anneau de nuages flottant autour du sommet. D’autres images refont surface, émergeant de mes souvenirs de lecture de science-fiction, celles de cités extraterrestres improbables imaginées par les auteurs des aventures de Valérian ou de Yoko Tsuno, ou encore celle du château de Lord Valentin sur la planète géante Majipoor. Mais il y a un fait qui ne peut échapper à toute personne ayant un minimum de connaissances mathématiques : la silhouette de cette cité, une double courbe exponentielle, symbolise à l’extrême l’idéologie expansionniste de ses habitants. Mais suivant comment on l’interprète, elle pourrait également représenter l’inévitable chute qui suivra son apogée.

Il faut environ deux heures depuis son apparition à l’horizon, puis notre passage au plus près d’elle, pour que la cité marine disparaisse finalement derrière nous. J’essaie d’imaginer la vue que cette construction titanesque offrirait depuis un avion ou un hélicoptère. Un vertige me saisit en comparant les dimensions de cette chose et notre minuscule Nisshin Maru. Une fourmi au pied d’une girafe, voilà la meilleure comparaison qui me vient à l’esprit.
L’horizon s’est interposé entre nous et l’ile flottante depuis un bon moment déjà, mais son image est toujours présente dans mon esprit. Je ne parviens pas à m’en détacher. Elle est à la fois si merveilleuse et si monstrueuse. Tong a raison : malgré sa splendeur, cette chose est une verrue sur la face de la planète. Elle n’a rien à faire ici. Le génie humain qui a été mis à contribution pour l’édifier n’est pas mauvais en soi, mais il doit dorénavant s’exprimer au-delà de l’atmosphère terrestre, dans les espaces illimités ou à la surface de mondes sur lesquels la vie n’est pas parvenue à éclore par elle-même. Sa présence ici-bas me parait tellement incongrue que mon cerveau cherche à la dissocier de la réalité. Je commence à me demander si cette expérience était bien réelle ou seulement un rêve que j’aurais fait, tout éveillé, afin de rompre la monotonie du paysage. Je me demande ce que Ponyo en pense. Je lui demanderai à notre prochaine rencontre.

Il est temps de me rendre au réfectoire pour le repas du soir. À mon arrivée, les personnes déjà attablées sont engagées dans une vive discussion apparemment relative à un point de détail sur le programme de ces prochains jours : faudra-t-il faire mouillage près de la plage ouest de l’ilot 51 ou vers la plage sud de l’ilot 42 de Couetteheavyillande ? Personne ne semble se préoccuper du passage au large de Poseïdonia, je ferais bien de ne pas en parler non plus.
— Bonsoir tout le monde ! Belle journée, n’est-ce pas ?
Instantanément, tout le monde se tait. Je dois être le seul à l’avoir trouvé belle cette journée. Moi qui voulais éviter une bavure, j’ai tapé en plein dans le mille.
Au milieu d’un silence de plomb, je m’assieds à côté de Pilane qui, visiblement gênée par mon comportement… comment dire… inapproprié, me jette un regard plein de reproches. Penaud, je baisse mon visage, les yeux dans mon assiette. Hmmm ! Cari saucisse ! Quelle que soit l’ambiance autour de la table, ce repas ne sera pas un désastre total.
Petit à petit, les conversations reprennent. Je me garde bien d’y prendre part, je soupçonne qu’aujourd’hui mon opinion ne sera pas la bienvenue. Finalement, un consensus se dégage pour faire l’impasse sur Couetteheavyillande et privilégier un accostage direct au quai N° 1 de Toutosued, l’ile principale de la péninsule sud-est des Sèches Ailes, Floridanous. Nous y serons dans deux jours.

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