– Bernard?
La voix de Nielle.
– Réveille-toi! Il fait jour.
Je suis tout engourdi et j’ai froid. Je suis couché dans le sable. Maïté dort encore, la tête sur mon estomac.
– Ton appartement m’a dit que tu n’étais pas rentré de la nuit. J’ai pensé que tu serais encore ici.
Je souris.
– C’est très agréable de se réveiller face à un si joli visage.
Elle évite mon regard.
– Merci. Il ne faut pas que tu restes dans ces habits humides. Je t’en ai amené d’autres.
– Super. Mais ce n’était pas nécessaire. Je vais rentrer pour faire un brin de toilette.
– Au restaurant, il y a des douches. Je t’attendrai sur la terrasse où nous prendrons le p’tit déj.
Nielle soulève délicatement Maïté et la dépose sur le sable pour me permettre de me relever.
– Laissons-la dormir. Elle nous rejoindra plus tard, si elle en a envie.
De retour au « Café de l’an 2000 », Nielle ramasse sur une table un sac qu’elle me tend:
– Tes vêtements propres sont là-dedans. Tu trouveras les douches au bas de cet escalier.
Je descends les marches. Je me trouve de nouveau face à un mur couvert d’inscriptions que je ne sais toujours pas déchiffrer. Spontanément, le mur se fend pour me donner accès à une salle de bain semblable à celle de mon appartement.
Aaaah! Une cascade d’eau brûlante pour me réchauffer, quel bonheur!
Les vêtements dans le sac sont identiques à ceux que je portais avant-hier, ou plutôt ce soir fatidique de 1999, juste avant de plonger dans le long sommeil. Enfin, presque identiques. La coupe et le motif sur le T-shirt sont bien les mêmes, mais ils sont taillés dans un tissu fait de ce matériau nouveau tellement agréable au toucher.
Vêtu ainsi, je me sens beaucoup plus à l’aise qu’avec les vêtements de clown que je portais hier. Paradoxalement, c’est maintenant que les gens risquent de me regarder avec curiosité.
Je remonte sur la terrasse. Un robot est en train de servir le petit déjeuner à la table où m’attend Nielle. En apercevant le sac dans lequel j’ai rangé les vêtements sales, elle s’exclame:
– Oh, tu aurais pu les laisser en bas. Mais ça ne fait rien. Pose-les sur la table voisine. Le serveur s’en chargera.
Je m’inquiète pour leur sort.
– Rassure-toi, me dit-elle. Tu les retrouveras ce soir nettoyés et rangés dans ton appartement. A supposer que tu aies l’intention d’y passer la nuit, bien sûr.
Fait-elle allusion à la nuit que j’ai passé sur la plage ou tente-t-elle de me faire comprendre que je pourrai passer ailleurs la nuit prochaine, par exemple chez elle? Comment savoir? On verra bien. Je préfère changer de sujet.
– En parlant de serveur, comment se fait-il qu’il s’agisse d’un robot?
– A cette heure-ci, les humains ne sont pas très motivés pour travailler. Les robots n’ont pas ce genre de « défaut de conception ».
– Mais alors, si des robots sont capables de faire ce travail le matin, pourquoi le faire effectuer par des humains le reste du temps?
– C’est donc vrai? J’avais de la peine à le croire. A ton époque, les gens travaillaient parce qu’ils y étaient contraints? Tu sais, aujourd’hui, on ne travaille que si l’on en a envie. Le chimpanzé qui nous servait hier soir le faisait parce que cela lui faisait plaisir. S’il avait décidé de ne pas venir, un robot l’aurait tout simplement remplacé.
– Ah! Et les cyberneuroticiennes, si elles sont trop paresseuses pour se lever le matin, elles sont également remplacées par des robots pour aller réveiller les gens sur la plage?
Elle pose sa main sur mon avant-bras et, tout en me fixant droit dans les yeux, me répond:
– Bernard, lorsque j’ai demandé de faire partie de ce noeud, c’était bien pour des raisons professionnelles. Mais être là avec toi, je ne considère pas du tout cela comme un travail et je ne laisserais pour rien aux mondes un robot, ni qui que ce soit d’autre, le faire à ma place.
Là, il n’y pratiquement plus de doute possible. Elle en pince pour moi. Mais moi, est-ce que je ressens la même chose pour elle? Ses dernières paroles, sa main sur mon bras, ses yeux dans mes yeux, ont déclenché en moi l’embrasement de mon coeur, une tempête de vertige, un déluge de sueur.
Mais mon esprit reste de glace. Barricadé derrière une armure blindée (forgée durant mon adolescence pour résister aux assauts des émotions libérées par la puberté), saturé de rationalisme, il se complaît à ne réagir qu’en posant des questions: es-tu sûr de la signification de ces mots? N’es-tu pas une fois de plus en train de te faire des illusions? Et même si c’était vrai, est-elle sincère? N’essaie-t-elle pas de profiter de ta situation? Lorsqu’elle se sera bien amusée avec toi, ne va-t-elle pas simplement te jeter pour aller butiner ailleurs? Et toi, n’as-tu pas mieux à faire de ta liberté que de la sacrifier à la première gamine qui passe?
Le résultat est que je reste là, soutenant son regard, impassible. Le temps s’est arrêté. Instant magique d’éternité. Mais qui ne va pas durer. Du plus profond de moi, je sens poindre un sentiment de panique, qui va petit à petit envahir tout mon être.
La tension est à son comble. Les yeux me piquent. Mes glandes lacrymales vont bientôt entrer en action.
– Pardonnez-moi de m’immiscer dans votre conversation, mais vous sembliez faire une distinction fondamentale entre la motivation au travail des humains et celle des robots.
Le serveur robot dépose des bols pleins d’un liquide fumant ressemblant à du café. C’est lui qui a parlé. Il continue:
– Pourtant, nous autres robots, nous travaillons également avec plaisir. Sinon, pourquoi le ferions-nous? Si ce n’est pour le plaisir, le travail n’a aucun sens. Bien sûr, nous avons également beaucoup de plaisir à vous laisser effectuer une partie du travail. Vous, les humains, êtes parfois si maladroits que c’en est comique.
Grâce à ce robot philosophe, j’échappe de justesse à une décision cruciale. Mais ce n’est que partie remise. Tôt ou tard, je devrai y faire face à nouveau. Pour l’instant, je préfère m’intéresser à la surprenante déclaration du robot.
– Dis-moi, robot, comment occupes-tu ton temps lorsque tu n’es pas en train de travailler?
– Eh bien, je me range dans mon casier.
– Et cela ne te dérange pas d’être débranché pendant des heures?
– Comment? Débranché? Ha! Mais ça, il n’en est pas question. Débrancher un robot? Comment peux-tu seulement imaginer un truc pareil? Hé, nous ne sommes pas de vulgaires machines, tout de même!
– Oh, pardonne-moi! Je ne cherchais pas à t’offenser. Mais alors, que fais-tu durant tout ce temps dans ton casier?
– Je recharge mes batteries et je rêve. Une rondelle de citron dans ton café?
– Heu, non merci. Ca ira comme ça.
Le robot s’éloigne en maugréant:
– Débrancher un robot? Non mais, il est louf, le mec?
Nielle me regarde d’un air bizarre. Je ne saurais dire si l’incident l’a choquée ou amusée.
– Et bien, tu peux être fier de toi. Déjà que ton accoutrement n’est pas discret, mais avec ce que tu viens de dire, tu ne pourra plus croiser un robot sans qu’il ne te regarde de travers.
– Oups! Je ne pensais pas que les robots étaient si sensibles. Tu crois vraiment qu’ils vont m’en vouloir?
– Non, bien sûr. Ils ne sont pas conçus pour être rancuniers. Mais tu aurais intérêt à éviter de répéter ce genre d’impairs, on ne sait jamais.
– Je vais essayer. Mais, dis-moi: les rêves des robots, c’est la même chose que les nôtres? Toi qui travailles dans ce domaine, tu devrais le savoir, non?
– Ce n’est pas facile de répondre à ta question. La fonction du rêve chez un robot est totalement différente de chez un être biologique, mais qui peut dire s’il le ressent différemment? Un animal profite de ses périodes de sommeil pour analyser, trier et classer, voire refouler, les événements vécus au cours des dernières périodes de veille. Le robot, par la conception même de son système neurotique, effectue cette tâche au fur et à mesure du déroulement des événements. Ce qui fait que, pendant ses périodes d’inactivité, son cerveau n’a rien à faire.
– Donc, ils rêvent. Mais cela ne m’apprend rien sur la nature de ces rêves.
– J’y viens. Pour qu’il y ait des robots disponibles à tout moment pour n’importe quelle tâche, il faut qu’en permanence plus de la moitié soient inactifs. Et vu le nombre impressionnant de robots qui sont présents rien que dans cette station, tous ces cerveaux inactifs constituent un formidable gaspillage de puissance de calcul. Alors, on leur fait faire d’autres choses.
– Ah! Et c’est ça, leurs rêves, n’est-ce pas?
– Exactement. Mais on ne peut pas leur faire faire n’importe quoi. Tout ce qui constitue le système de commande et de contrôle de la station, par exemple, a ses propres machines neurotiques. Il en va de même pour le sous-réseau de veillance, les intelligences d’appartements et la gestion des mentors. En fait, on profite de cette colossale puissance de calcul pour les besoins du réseau ludique.
– Je vois. A mon époque, Internet permettait à plusieurs dizaines, voire des centaines de joueurs de toute la planète de participer à un même jeu de rôles, simulateur de vol ou autre monde virtuel. Je n’ose pas imaginer le développement que tout cela a pu subir en cinq siècles. Vous n’en avez pas perdu le contrôle?
– Au début, il y a eu beaucoup de problèmes. Les ados surtout ne savaient plus faire la différence entre les mondes virtuels où tout était possible et le monde réel avec ses nombreuses contraintes. Mais avec le temps, l’obsession d’organisation propre à l’être humain a fini par gagner également les mondes virtuels. Il paraît même que l’idée de l’Acratie a été expérimentée en premier dans un ces mondes.
Elle jette un coup d’oeil dans son bol où un fond de café finit de refroidir.
– Mais assez discuté. Nous avons tout un monde à visiter et il est bien réel celui-là. Dis-moi, y a-t-il quelque chose que tu voudrais absolument voir rapidement?
– Ben, Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il peut y avoir à visiter par ici. Il y a bien cette chaîne de montagnes, là-haut, vers l’horizon. Mais c’est vachement loin, près de deux cents kilomètres, non? Il doit falloir du temps pour s’y rendre. Et autrement, tu crois que le commandant de bord, il accepterait de me faire visiter le poste de pilotage? Ca doit être mégagéant.
– Pour le poste de pilotage, comme tu dis, il va falloir que je me renseigne. Mais pas aujourd’hui en tout cas. Pour les montagnes, on peut rejoindre la tour qui s’y trouve en moins de deux kilosecondes.
– Tu sais, Nielle, il y a un truc qui me ferait vraiment plaisir. Mais je ne sais pas si c’est possible. Je voudrais revoir la Terre.
– La Terre? On ne peut pas s’y rendre comme ça, mais par contre, ce qui est parfaitement possible, c’est de la contempler de la surface extérieure de la station.
Voir la Terre depuis un satellite, j’en ai rêvé toute ma vie. Je ne tiens plus en place, comme un gamin.
– Ha ouais, ça, je veux! On peut y aller là, tout de suite?
Nielle rit de voir mon enthousiasme enfantin.
– Bien sûr. On va juste attendre quelques centaines de secondes. J’ai vu Maïté descendre aux douches. Je suis sûre qu’elle voudra nous accompagner. Ha, la voilà justement qui arrive. Maïté!
La bonobo nous rejoint rapidement.
– Je vais montrer la Terre à Bernard. Tu nous accompagnes?
– Voir la Terre, chic! répond Maïté en faisant une pirouette.
Soudain, elle s’arrête, penche la tête et fixe Nielle d’un air soupçonneux:
– Depuis le plongeoir?
– Oui, depuis le plongeoir.
Elle reste silencieuse une seconde.
– Tu ne vas pas plonger, j’espère? Ni toi, Bernard?
– Bien sûr que non!