La tension est retombée. Deux heures s’écoulent durant lesquelles chacun apporte, par des anecdotes de son cru, sa contribution à l’édification progressive de ma compréhension de ce monde inconnu. De l’évocation des imperfections du système neurotique de gestion de la station, la discussion a dévié sur les récentes tendances de la mode vestimentaire en passant par l’évocation des problèmes sanitaires auxquels doivent faire face les colonies de Triton, Japet et Callisto.
Bien sûr, l’idée que l’on se faisait, à mon époque, de tous ces sujets passionnait mes hôtes. Pourtant, chaque fois que le débat aurait pu aborder des sujets tels que l’organisation politique de la société ou les conflits guerriers qui déchiraient le passé, Tzing Tu détournait la conversation, soit discrètement, soit directement en décrétant que ces sujets étaient trop sérieux pour être abordés en ce lieu et que, de toute manière, des réunions spécifiques avaient déjà été planifiées.
Autour de nous, l’ambiance est progressivement passée de celle d’une fin d’après-midi à celle d’une nuit étoilée. Au loin, l’orage a éclaté. Les éclairs illuminent brièvement le nuage qui les engendre. Les plus intenses parviennent même à se refléter sur le faux ciel.
Je réalise soudain que, dans ce monde, il n’y a pas de Soleil. La lumière est diffusée uniformément par le cylindre céleste. Le jour est comme un crépuscule permanent. La luminosité est aussi forte que sur Terre, mais les ombres sont pratiquement inexistantes.
Avant de s’éteindre pour la nuit, la lumière se teint de rouge, simulant ainsi le passage rasant au travers des couches denses de l’atmosphère terrestre. Puis, dans un ciel qui s’assombrit de plus en plus, une à une, s’allument des myriades d’étoiles. Bien sûr, ces étoiles ne sont pas des vraies.
– Dites-moi: lorsque vous regardez ces étoiles, que vous inspirent-elles? Les vraies, celles que j’admirais de la Terre étaient des soleils perdus à des distances inimaginables. L’émotion que je ressentais alors était celle des abîmes sans fin, celle d’aventures futures où tout serait désormais possible. Mais celles-ci, je sais qu’il doit s’agir de vulgaires loupiotes accrochées à un ciel factice.
– L’émotion qu’un être humain ressent lorsqu’il s’immerge dans un ciel étoilé, me répond Parmala, n’a rien à voir avec la représentation qu’il s’en fait. Cette émotion remonte à des temps où ses ancêtres n’avaient même pas les capacités intellectuelles requises pour s’interroger sur la nature de ces points brillants dans le ciel nocturne. D’ailleurs, la plupart des gens se contentent de ressentir cette émotion, et ne se préoccupent pas du reste. Demande à Maïté ce qu’elle pense des étoiles.
La bonobo lève les yeux au ciel, reste quelques secondes silencieuse, puis déclare doucement:
– Les étoiles sont les ampoules des lampadaires qui, lorsqu’elles sont usées, s’envolent et vont terminer leur vie accrochées au ciel. Comme ça, les oiseaux peuvent voler aussi la nuit sans se perdre. C’est tellement beau.
Nous restons tous muets durant plusieurs minutes, essayant de repérer ces oiseaux planant à la lueur des lampadaires célestes.
Finalement, désignant le ciel d’un vaste mouvement du bras, je romps le silence:
– A mon époque, on se posait la question de savoir si la Terre était la seule planète habitée de l’univers. Il y avait un programme d’écoute des ondes radio dans l’espoir de capter un message émis à notre intention par des civilisations extraterrestres. On appelait ça le SETI. Depuis tout ce temps, on a dû trouver une réponse, non?
– Ah oui! Le SETI, s’exclame Mongo. Chaque époque a ses propres mythes. Pardonne-moi si je souris, mais les interrogations philosophiques d’une époque deviennent parfois source d’amusement au fil des siècles. Je n’ose pas imaginer ce que penseront nos lointains descendants des fadaises éclosionistes qui ont tant de succès ces temps-ci. Mais je m’égare. De quoi est-ce que je parlais? Ah oui, le SETI.
Il marque une courte pause.
– Non, je suis désolé Bernard, malgré des siècles d’écoutes, jamais aucun message n’a été reçu.
– Mais, alors, nous sommes vraiment seuls? Autour de ces milliards d’étoiles, il n’y aurait que le Soleil à posséder une planète habitée par des êtres intelligents?
C’est Parmala qui me répond:
– Non, non, au contraire. Il y a foule là-haut. Environ une étoile sur dix possède une ou plusieurs planètes propices à l’apparition spontanée de la vie. On a déjà détecté des signes d’activités « intelligentes » sur plus d’une centaine d’entre-elles. Sans compter celles où la vie a manifestement été importée. On a aussi mis en évidence un phénomène physique assez étrange qui pourrait être causé par des vaisseaux interstellaires ou un quelconque autre système de transport spatial. Mais ça reste un sujet de controverses, nos instruments ne sont pas assez performants. Observer un objet de la taille de Rama autour d’une étoile proche, c’est comme regarder une fourmi sur la Lune depuis la Terre.
– Mais, alors, comment se fait-il qu’aucune communication n’ait été établie? Ils devraient pourtant avoir détecté depuis longtemps les ondes radio de nos systèmes de communication, non?
– Sans doute, sans doute. Mais le fait est que, malgré les messages que nous envoyons depuis près de deux siècles maintenant, rien ne nous est parvenu, qui nous soit spécifiquement destiné. Peut-être que nous n’avons pas su le reconnaître, ou peut-être n’ont-ils tout simplement rien envoyé.
Tzing Tu l’interrompt:
– Le problème avec le SETI, c’est son côté nombriliste. L’homo s’est toujours senti comme le centre du monde. Mais en quoi la maîtrise des ondes électromagnétiques par une nouvelle espèce intelligente devrait-elle attirer l’attention de toute la voie lactée? Tu sais, on estime que deux à trois cultures technologiques apparaissent chaque millénaire, et cela, rien que dans notre galaxie. C’est quelque chose de très banal, en somme. Quand un macaque crie à l’approche de l’explorateur, celui-ci ne lève même plus la tête si c’est son trois centième macaque.
– Oui, mais il y a tout de même des primatologues qui étudient les macaques.
– Bien sûr, mais il n’y a pas assez de primatologues pour suivre tous les macaques. Et peut-être bien que les gibbons sont plus intéressants que les macaques.
– Si j’ai bien compris, la galaxie entière se fout totalement de notre existence?
– Tu as parfaitement compris. Si l’humanité veut établir des relations avec le reste de la galaxie, il va falloir qu’elle se déplace.
– Tu en parles comme si une telle visite était en préparation. Je me trompe?
– A ton avis, pourquoi crois-tu que cette station a été construite?
Une vague de panique m’éclabousse l’esprit.
– Hein? On n’est pas déjà en route, j’espère? C’est pas que rendre une petite visite à E.T. me dérange, mais je ne me sens pas prêt à abandonner la Terre pour toujours.
Tzing Tu me lance un regard interrogatif:
– Pourtant, tu n’as pas hésité à quitter ton époque.
– Ah, mais pas du tout! Moi, tout ce que je voulais, c’était juste faire un petit saut de quelques mois pour échapper au bug de l’an 2000. C’est déjà assez dur comme ça de me réveiller dans un monde où mes plus folles utopies sont des concepts largement dépassés. Mais si en plus on est en route pour le système de Perpète les Bains, alors là, c’est trop: moi, je vais péter les plombs et…
La douce voix de Floanne me coupe:
– Rassure-toi Bernard, La station est toujours en orbite autour de la Terre et elle n’est pas prête de s’en aller. J’en suis bien heureuse, d’ailleurs. Bien que je sois née ici, je suis trop attachée à la Terre pour vouloir la quitter dans le seul but de serrer le tentacule d’un de ces monstres du dehors.
Elle continue, un léger dégoût dans l’intonation:
– On a déjà bien assez à faire avec tous ces zérogés, là, au-dessus de nous.
Je n’en reviens pas. Comment une femme par ailleurs si douce, dans un monde si proche de la perfection, peut-elle être raciste à ce point? Je constate avec soulagement que son point de vue ne semble pas faire l’unanimité autour de la table, loin de là.
Je renonce à tout commentaire, à la suite de l’injonction que m’a faite Tzing Tu en début de soirée. Mongo se charge de répondre.
– Floanne, mon amie, chaque fois que je t’entends parler ainsi, je suis attristé. J’ai déjà maintes fois tenté de comprendre ton aversion pour les zérogés, mais sans succès. Tu devrais faire un séjour chez eux pour apprendre à mieux les connaître. Je suis d’ailleurs surpris que ton mentor ne te l’ait pas encore proposé.
– Ah! Ca jamais, plutôt mourir! réplique Floanne.
La psychologue intervient:
– Mongo, tu outrepasses tes fonctions. Nous déplorons tous l’attitude de Floanne envers les zérogés, mais tant qu’il ne s’agit que d’une opinion personnelle et qu’elle ne tente pas de l’inculquer à d’autres, nous n’avons rien à lui reprocher. Quant aux détails des relations que chacun entretient avec son mentor, je te rappelle que c’est strictement privé et que nul n’a le droit de s’en mêler.
– Tu as raison, Tzing Tu, jamais je n’aurais dû dire cela. C’est sans doute dû à la fatigue.
Mongo se lève.
– Il se fait tard. Je vais rentrer chez moi. Je vous souhaite à tous une très bonne nuit, et en particulier à toi, Bernard. Tu dois avoir pas mal de nouveautés à assimiler.
Floanne et Marlok se lèvent également.
– Nous rentrons aussi nous coucher, dit Marlok. Bernard, j’ai hâte de te revoir. Il faudra que tu me parles des deux Armstrong, du prophète et de l’autre, le musicien.
– C’est quand tu veux.
Floanne, dont la voix a retrouvé toute sa douceur:
– Bernard, Je suis sûre que Parmala ou Nielle auront la gentillesse de te raccompagner. Repose-toi bien.
– Ouais, ouais, pas de problème. Et au pire, j’ai crû comprendre qu’un mentor, outre tenir le rôle de conscience, ça pouvait également servir à indiquer son chemin à un pauvre type perdu dans un monde qui n’est pas le sien. Et ça me donnera peut-être enfin l’occasion d’entendre sa voix. Allez, bonne nuit.
Autour de la table, il n’y a plus que Nielle, Parmala, Tzing Tu et moi. Maïté s’est éclipsé il y a un bon moment déjà. Nous restons là, silencieux, à écouter la brise dans les frondaisons ainsi que le soupir des vagues qui viennent mourir sur la plage.
Je ressens soudain le besoin d’être seul.
– Excusez-moi. J’ai besoin d’être seul. Je vais aller me promener un peu au bord du lac.
Je me lève, imité par Nielle.
– Bernard, accepteras-tu ma compagnie?
Je me trompe, ou bien est-elle vraiment en train de me tendre une perche grosse comme un baobab? Peut-être n’est-ce de sa part qu’un élan de sympathie. Elle a conscience de mon état et elle pense pouvoir m’aider par sa présence. Mais ce dont j’ai le plus besoin maintenant, c’est d’être seul.
Et s’il y avait quand même autre chose? Si elle était vraiment attirée par moi? Oh, déconne pas!, Qu’est-ce qui pourrait l’attirer en moi? Mon côté Cro-Magnon? Et puis, est-ce que je suis dans un état favorable pour m’engager dans une aventure amoureuse? Franchement, je ne crois pas. Pas maintenant.
Quoique, cela me permettrait peut-être d’oublier un peu la situation folle dans laquelle je me trouve. Et puis, elle est si belle!
Non! Assez fantasmé pour ce soir.
– Nielle, ton offre me fait très plaisir, mais ce soir, j’ai vraiment besoin d’un peu de solitude. Il faut que je fasse un peu le ménage dans mon esprit. Toutes ces nouveautés découvertes en moins de 24 heures, je suis débordé. Mais demain, si tu veux bien, je serais très heureux si tu pouvais me servir de guide pour visiter les merveilles de ce monde.
– Oui, bien sûr, je comprends. Alors à demain. Je viendrai te chercher chez toi.
Dans son regard, je discerne une légère déception, mais c’est en souriant qu’elle s’éloigne.
D’un geste, je salue les convives restants, puis je prends la direction de la plage.
L’obscurité est presque totale. Les étoiles sur le ciel cylindrique, ainsi que les derniers éclairs de l’orage finissant au loin, ne suffisent pas à produire la faible lumière baignant le paysage. Celle-ci est diffusée par les fenêtres encore éclairées çà et là sur la multitude des piliers soutenant ce monde.
Plus faible que la pleine lune, elle permet néanmoins de distinguer la bande de sable séparant la terre de l’eau. Sur la berge s’étend une forêt touffue. Certains arbres sont luminescents.
Je m’installe au pied de l’un d’eux. Les événements de ces dernières heures dansent dans ma tête.
Petit à petit, la folle farandole se dilue dans le noir de la nuit. Il ne reste bientôt plus qu’un bourdonnement lointain.
Tout est calme. Seul le clapotis des vagues trouble le silence. Je suis enfin apaisé. Je savoure ce moment tant attendu.
– Bernard?
Je sursaute. Quelqu’un m’appelle à voix basse. Il est tout près, sur ma gauche. Je me retourne. Personne.
– Veux-tu que nous discutions?
Cette voix, c’est la même que celle de la boutique et de mon appartement. J’y suis: c’est mon mentor qui se manifeste.
– Ah! C’est toi, Jiminy?
– Bien sûr. Qui veux-tu que ce soit? Il n’y a personne d’autre ici.
Il marque une pause. Comme je ne réponds pas, il reprend:
– Veux-tu que nous discutions? Je crois que nous avons beaucoup à nous dire, n’est-ce pas?
– Jiminy, je me demandais quand tu te manifesterais, mais franchement, ce n’est pas le bon moment.
– Y a-t-il un meilleur moment que celui-ci?
– Si je me suis isolé, c’est pour être seul.
– Eh bien, c’est parfait. Donc, nous pouvons discuter tranquillement.
– Non! Quand je dis seul, c’est seul. J’ai besoin de faire de l’ordre dans mes pensées.
– Tel est justement mon rôle. T’aider à faire de l’ordre dans tes pensées.
Putain, il me fout les boules.
– Jiminy, tu commences à m’énerver. Pour l’instant ce qu’il me faut, c’est qu’on me foute la paix. Alors, tu me lâches les baskets! Compris?
– Si tu t’énerves, c’est que quelque chose ne va pas. Il faut m’en parler.
– Encore un mot et je te balance à la flotte. Je t’appellerai quand je me sentirai prêt. C’est clair?
Le mentor ne me répond pas. Je crois qu’il a compris. Non, mais c’est vrai quoi. Je vais pas me laisser mener par le bout du nez par un bête morceau de silicium.
Je commençais presque à me sentir bien et me voilà saturé d’adrénaline. Je ne sais pas si je pourrai m’adapter. Je veux retourner chez moi, dans mon époque.
Je fonds en larmes. Cela me fait un peu de bien.
Je suis fatigué. Le murmure de l’eau m’entraîne doucement vers la somnolence. Je suis encore trop excité pour m’assoupir complètement.
Je ne suis plus seul. Entre deux vagues, je perçois le souffle régulier d’une respiration.
Je laisse passer le temps. La respiration est maintenant plus proche.
Dans ma torpeur, je distingue une silhouette poilue venir se blottir contre moi. Maïté.