Envie. Envie d’être en bas au bord d’un de ces lacs. Besoin de me retrouver dans un environnement plus proche de celui qui hier encore était le mien.
Je désigne le sol, deux kilomètres au-dessous de nous:
– Heu, on peut visiter?
– Bien sûr, me répond Floanne. Mais tout d’abord, occupons-nous de te vêtir un peu décemment.
Elle me fait signe de la suivre. Avant de quitter la pièce, elle s’adresse à Marlok, qui était resté, pensif, près de la fenêtre:
– Marlok, occupe-toi de nous trouver une bonne table. Je suis sûr que notre invité rêve de goûter à la cuisine locale.
Table? J’y jette un coup d’oeil. Maïté a disparu. Seule la pelure de la banane traîne encore sur le plateau. Un léger pincement de coeur. Je crois que je me suis déjà attaché à cette bonobo.
Nous voilà à nouveau dans le grand hall. Sur les murs, les paysages ont légèrement changé. Le module lunaire n’est plus dans le champ de la caméra. J’interroge Floanne:
– Ces images, c’est en direct?
– Oui. Au délai de transmission près.
– J’ai reconnu celle de la Lune par le module lunaire. Mais les autres, quels endroits montrent-elles?
– Ce sont tous des paysages lunaires. Cette salle y est entièrement consacrée. D’autres salles présentent des images de Mars, de la Terre et de tous les mondes habités ou non du système solaire.
– Aussi celui des zérogés?
– Non! Qui voudrait voir cela? Dans quel but?
– Je sais pas. Pour mieux comprendre leur façon de vivre, par exemple.
Elle ne répond pas. Il y a des sujets qui fâchent. En voilà sans doute un. Je ferais bien de m’en souvenir.
En silence, nous prenons l’ascenseur. Juste quelques secondes de descente. Pas assez pour profiter pleinement de la vue.
– Voilà, nous y sommes. Les boutiques de cet étage regorgent de tout ce dont on peut avoir besoin.
Une halle gigantesque. Le plafond est situé à environ vingt mètres au-dessus de nos têtes. Les seules parois sont des baies vitrées qui cernent tout le bâtiment. Celui-ci doit faire près d’un kilomètre de diamètre.
Des piliers massifs sont répartis sur toute la surface selon une maille hexagonale. Ils constituent probablement la structure de base, l’armature de la tour. Chaque pilier est entouré de six paires de tubes transparents. Des cabines, également transparentes, montent en permanence dans l’un des tubes et descendent dans l’autre. Chaque cabine peut emporter une demi-douzaine de personnes. La vitesse est limitée, mais le débit est impressionnant.
Une station hémisphérique, au pied de chacun de ces métros verticaux, permet d’accéder aux cabines.
Le sol est découpé en cellules hexagonales d’environ dix mètres de côté. Certaines cellules sont occupées par les boutiques, les autres servant au passage.
Il règne ici une activité frénétique. On se dirait dans une période de solde ou alors juste avant Noël.
Floanne m’entraîne dans le dédale entre les boutiques. Les boutiques sont groupées par 12 dans des quartiers triangulaires dont chaque sommet est occupé par une station du métro vertical. Les boutiques d’un quartier sont toutes spécialisées dans un même type de produits. Les quartiers sont séparés par des allées plus larges reliant deux piliers. Sur un des côtés de chaque allée, la boutique du milieu est une terrasse de café.
Tiens, c’est vrai. Il fait soif. Je boirais bien quelque chose. Mais bon, le plus urgent c’est tout de même de changer de tenue.
Nous arrivons maintenant dans un quartier consacré à l’habillement. Floanne m’interroge:
– Quel style préfères-tu? Tu as dû remarquer l’extrême diversité de la mode actuelle. Tu trouveras ici tout ce que tu veux.
Je me gratte l’arrière du crâne:
– Ben, heuf… Effectivement, ce n’est pas le choix qui manque. Mais tout ça est si soudain pour moi. Je ne me vois pas vraiment porter un de ces trucs. Du moins pas pour l’instant. Non, ce qu’il me faudrait, ce serait quelque chose d’assez proche de ce qui se porte… portait chez moi.
– Voyons… Ah oui, je pense savoir où on pourrait trouver ça. Certains ados s’amusent à porter des trucs de toutes les époques, pourvu que cela ne corresponde pas à la mode actuelle. Il y a une boutique spécialisée pas loin d’ici.
– Je vois. La mode rétro avait aussi du succès à mon époque. Eh bien, allons-y.
La structure géométrique régulière de l’ensemble et des quartiers de ce « centre commercial » disparaît complètement au niveau des boutiques. Seul point commun d’une échoppe à l’autre: la base hexagonale. Le reste est complètement spécifique. Il ne semble y avoir eu aucune tentative d’harmonisation des styles architecturaux. Peut-être a-t-on même tout fait pour l’éviter.
La boutique en question ressemble à une vieille station-service américaine des années soixante. Les pompes à essence sont remplacées par des vitrines qui exposent des vêtements qui, pour une fois, ne me donnent pas l’impression de déguisements de carnaval. Je m’approche de celle qui contient un pantalon. Wow, un jean et un authentique Levi’s à en juger par l’état de conservation. A côté, la photo de l’acteur Jerry Lewis. Je demande:
– Ce jean, il lui avait appartenu?
– Non, il est écrit là que cet homme se nommait Carl Lewis et qu’il était l’inventeur de ce type de pantalon.
J’éclate de rire. Encore une confusion de noms entre des personnages du passé. Et moi qui croyais que l’informatique et le stockage des données allaient permettre de conserver une image précise du passé. Si ces erreurs sont nombreuses, je sens que je vais bien m’amuser dans cette époque.
– On trouve les mêmes à l’intérieur? En neuf, j’espère.
– Peut-être. Allons voir.
Une vraie porte. Une de celles qu’il faut pousser pour l’ouvrir. C’est con, mais je suis ému au point de ne pas parvenir à retenir une larme. Ca ne fait pas vingt-quatre heures que je suis ici et déjà j’ai la nostalgie.
L’intérieur n’est pas d’époque. En tout cas pas de la mienne. Je m’attendais un peu à trouver les vêtements suspendus à des cintres ou alors empilés sur des étagères. Rien de tout cela. Aucun vêtement n’est visible. Juste quelques cabines d’essayage et une forte musique d’ambiance: on dirait Frank Sinatra chantant du Hip-Hop; avec un je ne sais quoi de tout différent.
Un seul vendeur. Un gros gorille au dos argenté. Il s’approche de nous pour nous accueillir. J’ai beau savoir que les gorilles sont des êtres pacifiques, tout un pan de ma culture fait référence à des monstres sanguinaires. Je ne peux m’empêcher d’ébaucher un mouvement de recul. Le vendeur paraît surpris, probablement vexé. Il semble lutter entre le sentiment de peine d’avoir déplu à sa clientèle et celui de colère d’être rejeté pour son apparence.
Floanne s’approche du gorille et lui parle doucement dans le traducteur pendu à son cou. Après de courtes explications, le géant argenté me regarde et émet une série de grognements aussitôt traduits par une voix identique à celle de Maïté.
– Ah, je me disais bien que tu étais beaucoup trop petit pour un Lunien. Soit le bienvenu, « homme du passé ». Je ne comprends pas ce que cela veut dire, mais ton amie m’a dit que, chez toi, les gens portent le genre de vêtements que nous avons ici. Alors, je serai heureux de pouvoir te satisfaire.
Il s’approche lentement de moi en s’appuyant sur le dos d’une de ses mains. De l’autre, il me fait signe de gagner une cabine.
Bien, je suis dans la cabine. Une vraie cabine d’essayage, avec une banquette, un miroir qui couvre toute une paroi et quelques crochets, comme dans n’importe quelle boutique ou rayon vestimentaire que j’ai toujours connu. D’habitude, j’entre dans la cabine avec des habits à essayer. Mais là, j’ai rien… Je fais quoi?
Je reste indécis quelques secondes, puis exprime mon désarroi:
– Bon, maintenant, je fais quoi?
Une voix, sortie de je ne sais où, me répond:
– Eh bien, tu enlèves ce peignoir, que tes mesures puissent être relevées.
Je m’exécute. Je suis nu comme un ver.
– Très bien. Ah, il semblerait qu’il faille commencer par les sous-vêtements. Tu portes bien des sous-vêtements habituellement?
– Heu… oui. Bien sûr.
– Actuel ou d’époque Eclosion?
– Heu… je n’ai pas la moindre idée de l’aspect que peuvent avoir les sous-vêtements actuels.
La voix ne me répond pas tout de suite. Mais dans le miroir, mon sexe est maintenant recouvert d’une poche noire. Surpris, je vérifie si ce truc serait vraiment sur moi. Non, je suis toujours en tenue d’Adam. Mon image dans le miroir, tout en reproduisant chacun de mes mouvements, se met à tourner sur elle-même, me permettant d’observer l’ensemble de mon corps. En particulier, je remarque que la poche recouvrant le sexe est prolongée par une excroissance remontant entre les fesses.
– Voilà! s’exclame la voix après que mon image a fait un tour complet.
– Bof! Et les modèles « époque éclosion »? Ils sont comment?
– Slip ou caleçon?
– Slip!
Immédiatement, dans le miroir, le truc bizarre est remplacé par un slip qui, quoique peut-être un peu trop moulant, correspond assez bien à ce que j’ai l’habitude de porter.
– Ouais, ça a l’air pas mal. Je peux essayer en vrai?
– Un instant, me répond la voix. Il sera dans la cabine d’ici une centaine de secondes. En attendant, il est temps de passer aux…
La voix s’interrompt une demi-seconde, puis reprend:
– Une information surprenante a été communiquée. Il apparaît que tu n’es pas un client normal. Tu ne recherches pas un habillement ancestral par mode. Tu arrives directement de cette époque et désires limiter le choc culturel. Ceci est une nouveauté. Quel défi passionnant!
Une cloison s’ouvre dans la paroi. Un slip identique à celui du miroir est là. Il est fait d’une fibre inconnue, très douce au toucher. Je l’enfile immédiatement.
– Haaa! Super confort! Exactement ce qu’il me faut. C’est possible d’en avoir d’autres?
– Naturellement. Quant aux autres vêtements, une recherche rapide montre que ton époque possédait une grande variété selon les régions. Malheureusement, cette boutique ne dispose que de vêtements de type… occidental. D’autres boutiques du quartier proposent toutefois des produits ressemblant plus aux modes d’autres régions à ton époque.
– Non, non, c’est parfait. J’essayerais volontiers un jean comme dans la vitrine devant la boutique.
La voix marque un léger embarras.
– Hélas, il semblerait que ce ne soit pas possible. Les produits proposés sont bien inspirés de ton époque, mais correspondent toutefois aux normes esthétiques actuelles. Voilà ce qu’il y a de plus ressemblant:
Dans le miroir, mon image est soudain affublée d’un pantalon qui pourrait passer pour un bon vieux jean s’il ne se terminait pas au-dessus du mollet par un évasement du genre trompette. Quelques petits pompons ornent le tout.
– Ha ouais, je vois. Et sans les pompons, c’est disponible? Et vous n’en avez pas qui se termineraient tout droit et au niveau de la cheville?
– Les pompons peuvent être enlevés, bien sûr. Mais c’est tellement plus classe avec. Quant à la forme de la jambe, il faudrait en faire réaliser sur mesure. Tu dois compter avec un délai d’environ dix kilosecondes.
– Bon, on verra. Est-ce que je pourrais voir d’autres modèles?
La voix et le miroir me présentent ensuite une série de pantalons, jupes, sarongs et autres djellabas, qui tous ont connu, paraît-il, un grand succès dans la mode de mon époque. Mais rien qui me convient vraiment. L’achat de vêtements a toujours été une corvée pour moi. Je décide d’abréger la souffrance:
– Bon, finalement, je vais prendre le premier modèle présenté, mais sans les pompons.
– Il arrive tout de suite! Et pour le haut, ce sera quoi? Une chemise, un T-shirt ou un polo?
– Un T-shirt. Avec un motif rigolo dessus.
– Les modèles vont défiler. Tu n’auras qu’à signaler ceux qui t’intéressent.
Toutes les trois secondes, le T-shirt que mon image porte dans le miroir est remplacé par un autre avec un motif différent. Il y a de tout: depuis le classique « University of machin-chose », jusqu’à l’image de la Terre représentée comme une bougie qui brûle par les deux bouts, en passant pas la photo d’Albert Einstein avec le texte « Le temps, c’est de l’or! ». Je me décide pour une tête de Bugs Bunny.
– Là, celui avec le lapin gris qui mange une carotte. Il garde toujours sa bonne humeur, malgré tous les trucs qui lui arrive.
– Très bien, il arrivera en même temps que le pantalon. Es-tu intéressé par un couvre-chef? Il y a des modèles très intéressants.
– Pas vraiment. Ou alors, juste par curiosité.
Défilent alors dans le miroir les chapeaux, bonnets et autres casquettes les plus cocasses qu’il me soit arrivé de voir. Et dire qu’ils sont censés être inspirés par la mode de la fin du 20ème siècle. Bon, peut-être plutôt de celle du début du 21ème.
La cloison s’ouvre à nouveau. Le T-Shirt est fait de la même matière que le slip. Vraiment très agréable à porter. Le pantalon est coupé dans une toile à peine plus grossière. Les pompons ont été enlevés, mais leurs attaches restent. C’est malin. Enfin, mieux vaut ça que de rester en peignoir.
Bon, malgré ce système d’essayage high-tech, je n’aime toujours pas choisir des fringues. Je continuerai une autre fois. Là, j’ai ce qu’il me faut pour l’instant.
Avant de sortir de la cabine, je salue mon image dans le miroir:
– Et merci encore pour les conseils.
Le reflet me gratifie d’un large sourire et répond:
– A bientôt!
Hormis le gorille, la boutique est vide. Celui-ci est assis dans un coin, occupé à grignoter une branche de je ne sais pas quoi et de regarder une sorte de télévision en relief. On y voit des gorilles se déplaçant dans la brume d’une forêt équatoriale. Il lève la tête et m’adresse un grognement, traduit par:
– Tu as trouvé ton bonheur?
– Oui, à peu près. Mais, dis-moi: la femme qui était avec moi, où est-elle?
Il tend un bras vers une cabine.
– Elle choisit.
En attendant Floanne, je tente d’entamer une conversation avec l’imposant primate:
– Je suis désolé pour tout à l’heure. C’est la première fois que j’ai l’occasion d’approcher, heu… de rencontrer un gorille d’aussi près. Chez moi, les traducteurs n’existaient pas encore. Les hommes connaissaient mal les singes et avaient très peur des gorilles.
– Les homos sont vraiment des singes bizarres, me répond-il, avant de se concentrer à nouveau sur sa téloche.
Je n’insiste pas. Il est inutile de l’irriter à nouveau.
Floanne sort de la cabine. Très fière d’elle, elle me désigne sa tête et me demande:
– Comment tu trouves? Ca devait vraiment être le chic du chic, n’est-ce pas?
Elle porte une sorte de bibi en tissu de camouflage duquel pend une voilette vert fluo. Quelle horreur!
Je ne parviens pas à éviter une moue de dégoût.
– Ben… non, pas vraiment. A carnaval, peut-être bien, ouais. Quant à la mode actuelle, tu m’excuseras, mais comme je débarque, je préfère ne pas me prononcer.
Vexée, elle dépose le chapeau sur le comptoir, examine ma tenue d’un air hautain et déclare:
– Toi, tu appliques le proverbe: « Si tu veux passer inaperçu, fais-toi remarquer ».
Puis elle éclate de rire.
– Tu as sans doute raison. D’ailleurs, je n’ai plus l’âge de porter ces choses-là. Viens, il est temps de te montrer tes appartements.
Elle se dirige vers la porte. Je la retiens et lui montre mes vêtements:
– Heu… On ne paie pas?
– Attends, tu me dis quoi, là? Payer? C’est pas vrai? Tu veux pas me faire croire que l’on utilisait encore de la monnaie à l’Eclosion?
– Oui, bien sûr. Les cartes de crédit étaient déjà très utilisées, mais on payait encore beaucoup en liquide. Et même si l’argent était de plus en plus virtuel, il fallait quand même passer à la caisse pour payer.
– Ce n’est pas de cela que je parle. C’est du principe de donner quelque chose en échange des marchandises ou des services. Si tu as besoin de quelque chose, tu y as droit. Comment pourrait-il en être autrement?
– Si je comprends bien, ici, il n’y a qu’à se servir? Tu veux un truc, tu le prends? Mais comment éviter les abus? Comment éviter que certains accaparent tout et ne laissent rien aux autres?
– Je n’ai pas appris grand-chose sur l’argent, mais je crois savoir qu’il favorisait plutôt ce genre de comportements. C’est d’ailleurs une des principales raisons de son abandon.
– J’ai de la peine à croire que la cupidité ait disparu.
– Je sais que ce n’était pas toujours le cas, mais il y a maintenant bien assez de ressources pour que les besoins de tout le monde soient satisfaits. Si tu as tout ce dont tu as besoin, pourquoi prendrais-tu plus? Et même si quelqu’un adoptait ce comportement absurde, son mentor le rappellerait rapidement à l’ordre.