Il y a plus de cinq siècles maintenant, j’avais lu dans une BD de science-fiction que, si un vaisseau spatial tentait de dépasser la vitesse de la lumière, il se désintégrerait et laisserait toute son énergie derrière lui. Cela n’a aucun sens, ni du point de vue des théories de la relativité d’Einstein, ni d’ailleurs des théories plus générales qui les ont remplacées. La vitesse de la lumière constitue toujours une limite infranchissable. C’est pourquoi, lorsque Rama prendra son essor dans une semaine, sa vitesse ne dépassera pas dix pour cent de celle de la lumière. L’Eclosionus ne laissera derrière lui que son ancien nom. Vu du système solaire, le voyage durera près de mille cinq cents ans. A bord du vaisseau, la dilatation temporelle décrite par la relativité restreinte est à peine d’un demi-pour cent, ce qui ne nous permettrait en aucun cas d’atteindre le monde torique de notre vivant.
Qu’on ne me demande pas comment ça marche, je serais bien incapable de répondre, mais, par définition, un chronostat agit sur la structure même de l’espace-temps et peut, sous certaines conditions, annuler le champ de gravitation dans lequel il est plongé. Il se comporte alors comme une bulle d’air remontant à la surface d’un liquide. La cloison externe de L’Eclosionus contient un chronostat géant. Dès qu’il sera mis en marche, le vaisseau se verra tout simplement expulsé du système solaire. Accessoirement, le temps à l’intérieur s’écoulera mille fois plus lentement. Ce qui fait que, finalement, nous n’aurons qu’un an à poiroter dans cette essoreuse céleste avant de parvenir à destination.
Ce qui va se passer une fois sur place, l’accueil qui nous sera réservé, ça, personne ne veut y penser. L’opinion générale est que tout se passera bien. Les habitants de ce monde ont, sans aucun doute possible, depuis longtemps maîtrisé la folie destructice qui, il y a peu encore, menaçait la survie même de l’humanité. C’est peut-être parce que j’ai grandi dans une société où cette menace était encore bien présente, mais j’ai quelque peine à m’en persuader. Ce n’est pas que je ne voudrais pas y croire, mais quelque chose me dit que ça ne sera pas aussi simple. On devrait peut-être passer un coup de fil avant de se rendre sur place. Qui sait? Si on les dérange au beau milieu d’une partouze, ils ne seront peut-être pas très contents. Ce serait vraiment trop con qu’on nous demande de repasser dans un millénaire ou deux.
Depuis l’annonce du départ, le trafic des navettes entre la station et le reste des mondes habités du système solaire a décuplé. Par centaines de milliers, ceux qui veulent être du voyage se précipitent ici avant l’instant fatidique. Les zérogés sont les plus nombreux. L’espace est leur univers. Leurs coeurs ne sont attachés à aucune planète. Mais qu’est-ce qui peut bien les attirer vers d’autres systèmes planétaires? Mystère! Sans doute faut-il être zérogé pour comprendre.
Il y a aussi tous ceux qui ne sont nullement tentés par l’aventure. Comme des rats, ils quittent le navire tant qu’il est encore temps. Certains tiennent à rester en contact avec leurs proches. D’autres ne peuvent s’éloigner du berceau de l’humanité, même s’ils ne sont jamais descendus sur la grande planète. D’autres enfin se moquent éperdument de l’endroit où ils vivent, seul leur importent le confort, la routine et l’absence totale de surprises.
Plusieurs fois, j’ai été tenté de sauter dans une navette et de retourner sur Terre à la poursuite de mes illusions. Mais la vision ce cet anneau de nacre autour d’un autre soleil m’a toujours ramené à la raison. Et puis, quitter Rama, c’est perdre Nielle pour toujours.
Tout le monde s’active en vue du départ. Moi, je n’ai rien à faire. Ces jours-ci, je suis encore plus désoeuvré que d’habitude. A force de tourner en rond, mes pensées creusent un tourbillon, m’aspirant inexorablement au plus profond de mon obsession: et si j’étais réellement retourné à mon époque, en 1999?
Je n’en peux plus. Il faut que je sache! Il faut que je sache! Il faut que je sache!
Seul sur la terrasse, je parcours encore et encore la liste que Globule m’avait un jour concoctée. Il est clair que chaque élément de cette liste y figure pour une raison bien précise, mais laquelle? La paresse me tente de demander directement à Globule. Ce serait une mauvaise idée. Il me revient de chercher par moi-même. Si l’on pointait du doigt sur l’information cruciale, je pourrais me mettre à soupçonner ce doigt de manipulation. La simple existence de cette liste est déjà suspecte. Houlà, je deviens vraiment parano, moi. Il est grand temps que cela finisse.
Bon! Allons-y méthodiquement! La généalogie des Mormons, c’est fait. Quelqu’un, portant mon identité, est décédé en 2046. Mais rien ne prouve qu’il ne s’agisse pas d’une erreur ou d’un usurpateur. Qu’est-ce qu’il y a d’autre? Ha, les annuaires téléphoniques.
– Je voudrais la liste de tous les Krummenacher dans tous les annuaires disponibles couvrant le premier siècle après l’éclosion. Il faut inclure les différentes variantes orthographiques et effectuer un tri en commençant par les prénoms proches de Bernard.
Hmm, il y aurait sept mille trois cent dix-neuf entrées. C’est beaucoup trop. Je ne peux rien en tirer.
– Même requête en limitant la recherche aux annuaires figurant dans la liste fournie par Globule.
Ah, c’est mieux. Il n’y a que trente-sept entrées.
– Afficher le détail de chaque entrée.
Sur l’écran s’affiche une liste de numéros de téléphone, d’adresses, et pour certaines entrées, de profession. Pas terrible comme information. Mais que peut-on espérer de plus d’un annuaire téléphonique? Y a-t-il un informaticien parmi ces gens qui partagent mon nom? Hmm… Apiculteur, écrivain, éleveur, fleuriste, manutentionnaire, médecin… Non, aucun informaticien, ni aucun ingénieur. C’est pas vraiment étonnant. J’avais toujours demandé que ma profession ne soit pas mentionnée. Je reste un moment songeur, laissant mon esprit s’imprégner de cette liste apparemment sans intérêt. … Oh! Je crois avoir trouvé. Ecrivain! Se pourrait-il que dans « Perles et Navets de la littérature francophone du 21ème siècle »…?
– J’aimerais la liste de tout ce qui pourrait avoir un lien quelconque avec mon nom dans l’ »Perles et Navets… ».
Une longue liste d’auteurs et de leurs ouvrages défile sur l’écran. Beaucoup de Bernard quelque chose, quelques machins Krummenacher et un certain nombre d’autres noms. Je parcours la liste:…. Bernard Verber, « La réincarnation des fourmis »… Helmuth Krummenacher, « Du blason au logo, l’héraldique au 3ème millénaire »… Krummen Hacker, « Voyage en Acratie »…
C’est celui-là, j’en suis sûr!
– Le bouquin de ce Krummen Hacker, il doit encore en exister une copie. Je peux le consulter?
– Hélas non, me répond le Réseau. La seule trace qui en subsiste consiste dans le résumé inclus dans ce recueil. Et il n’est même pas complet. Le fichier informatique qui le contenait était corrompu et seule une partie a pu être décodée.
Le résumé en question apparaît sur l’écran, et en français. C’est cool et à la fois étrange de lire dans ma langue maternelle. Voilà ce qui est écrit: « Remake futuriste des voyages de Gulliver, ce roman utopique relate le séjour involontaire au 26ème siècle d’un informaticien désireux d’échapper au bug de l’an 2000. La seule qualité de cet ouvrage consiste en la description d’une société anarchiste s’appuyant sur un réseau informatique omniprésent ou la sphère privée a complètement disparu. 1984 à la puissance dix! Les péripéties vécues par cet antihéros fadasse, ses réflexions pseudo-philosophiques et son aventure avec une certaine Nielle – quel prénom débile – se déroulent dans une station orbitale s’apprêtant à partir vers les étoiles. Renonçant à sa blondasse, il redescend sur Terre dans l’espoir de retourner à son époque. Pathétique! Le premier épisode de cette mièvrerie s’achè… »
Il fallait que je sache. Et bien, maintenant je sais. Je sais que l’avenir ne devrait jamais être dévoilé. La révélation que son destin est tout tracé, que la liberté n’est que l’ignorance de choix inexorables est la torture la plus terrible que puisse subir un être humain. Je sais aussi que je suis un écrivain raté. Ça, j’aurais préféré ne jamais le savoir.