– Ho, tu m’écoutes quand je te cause?
Nielle est en train de me parler des implications probables sur la cyberneurotique d’un contact avec des intelligences extraterrestres. Au début, je trouvais ça intéressant, mais je dois avouer que j’ai très vite décroché. Ces jours, je suis plutôt préoccupé par la recherche de failles dans la sécurité du Réseau, sans résultats pour l’instant.
– Heu… Oui, oui, bien sûr, mon amour. Tu disais qu’il n’était pas du tout certain que, pour nos voisins galactiques, l’exploitation des rêves des robots soit acceptable d’un point de vue éthique.
Son expression me laisse supposer que son discours avait, depuis longtemps déjà, glissé vers d’autres réflexions.
– Bon, je vois que tu as l’esprit ailleurs. Et… Houla! Il est temps que j’y aille. J’ai un rendez-vous important ce matin.
– Je ne comprends pas que les gens se déplacent encore pour dialoguer, alors qu’il est si facile de le faire par écran interposé.
– Tu sais, la téléprésence ne remplacera jamais une rencontre physique. Il y a tant de subtilités dans la communication que le Réseau ne peut transmettre. Et la personne que je dois rencontrer ne s’appelle pas Globule, elle. D’ailleurs, toi aussi tu devrais sortir, voir du monde. Bien, je file. A ce soir.
Elle me donne un rapide baiser et s’en va. Me voilà seul. Je vais pouvoir me concentrer sur cette nouvelle approche pour tenter de tromper le Réseau. L’idée m’en est venue hier soir, avant de m’endormir.
Avec l’aide de Globule, j’ai déjà effectué un certain nombre d’expériences. Il s’agissait de trucs simples, assez triviaux. Le Réseau ne s’est pas laissé berner. Aujourd’hui, je ne vais pas faire appel à Globule pour m’assister, car ce que je vais tenter pourrait être vraiment dangereux. Je ne me fais pas d’illusions, je ne parviendrai pas à cacher mes actes. Mais je préférerais éviter de le compromettre dans ma tentative.
Ce que je vais tenter n’est pas facile à expliquer. Moi-même, j’ai un peu de peine à me le représenter. Par contre, tout est bien là, dans ma tête. L’idée est très précise, mais seule une partie est accessible à ma conscience. Le reste se trouve plongé quelque part dans les méandres brumeux de cette partie du moi qui reste en coulisse. Je sais qu’il me suffit de laisser mes mains et ma voix interagir avec la console pour introduire les commandes requises. C’est comme lorsque l’on essaie en vain de décrire un objet par des mots et qu’en revanche on parvient sans difficulté a le dessiner, ou le contraire.
En deux mots, je m’inspire des vieux virus informatiques de mon époque. En permanence, des données sont transmises par la console vers le reste du Réseau pour y être stockées et traitées. A certaines d’entre elles, je vais essayer d’attacher un petit supplément de mon crû. Et là, je vais exploiter l’une des caractéristiques principales du Réseau, sinon la plus fondamentale: pour garantir leur pérennité et leur disponibilité, toutes les informations sont dispersées en de nombreux exemplaires au travers tout le système solaire. C’est ainsi qu’en moins d’une seconde, mon petit gadget sera présent partout dans Rama. Deux secondes suffiront pour envahir la Terre et la Lune. Le reste des mondes habités sera ensuite contaminé à la vitesse de la lumière.
Dans un premier temps, il ne se passera rien. Puis, lorsque ma bricole aura eu le temps de se répandre, elle s’activera pour se dupliquer dans d’autres informations en cours de diffusion. Si j’avais vraiment l’intention de détruire le Réseau ou du moins de l’abîmer sérieusement, il me faudrait encore ajouter un ordre de destruction ou de falsification. Mais mon but est juste de démontrer que le Réseau n’est pas à l’abri de toute attaque. C’est pourquoi, chaque individu virus ne se dupliquera que deux fois et pas au-delà de quatre générations. Après s’être dupliqué, il signalera sa présence et se suicidera.
Ca devrait marcher. Je ressens un brin de fierté mêlé, il est vrai, d’un peu de mauvaise conscience, et surtout de peur des conséquences, au cas où je perdrais le contrôle du virus. Je me demande ce qu’en penserait Globule. J’ai bien fait de ne pas lui en parler. Il m’aurait sûrement empêché de tenter l’expérience.
C’est incroyable, avec quelle facilité je parviens à implémenter ce scénario. On dirait que le Réseau contient les outils destinés à le détruire. Je suppose qu’en temps normal, ils servent à sa maintenance. Mais rien ne semble m’empêcher de les utiliser contre lui. C’est vraiment trop simple.
Voilà! C’est prêt! Il ne me reste plus qu’à le lancer. Je ne sais pas si cela va marcher. Il m’est évidemment impossible de le tester complètement. Quelques discrètes simulations montrent qu’il devrait fonctionner comme prévu.
J’hésite. C’est véritablement de la folie de tenter un truc pareil. Même si je ne cause aucun dégât, on risque de me considérer comme un terroriste venu du fin fond des âges. D’un autre côté, si je ne tente rien, cette obsession paranoïaque me hantera toute ma vie. Alors, je fais quoi? Je n’ai qu’à dire un mot, faire un simple geste et le virus est lancé.
Je ne sais combien de temps dure mon hésitation. Quelques dizaines de secondes s’écoulent qui me paraissent des heures. Puis, d’un coup, ma décision est prise.
– Soyons fous! BANZAÏ!
La console signale que le programme est lancé. Puis, à peine une seconde plus tard, s’éteint brusquement. Sur la terrasse, le paysage se met à vaciller. Un château apparaît dans le ciel au-dessus de la calanque. Des lutins font une ronde devant la pinède. Cela ne dure qu’un instant. Pierre par pierre, le château se met à tomber dans la mer. Le sort des lutins n’est pas plus enviable. L’un après l’autre, ils explosent en milliers d’étincelles; leur disparition étant précédée par un bref « Oh non! ».
Tout est redevenu normal. Enfin presque. La console est toujours éteinte. Les cigales ne chantent plus. Les vagues s’écrasent sans un bruit sur les rochers. Seul un léger bourdonnement émerge du silence. Je me tourne vers sa source. C’est Jiminy qui a quitté mon épaule et vole nerveusement à travers la pièce. Il s’immobilise à vingt centimètres de mon visage.
– Tu joues à quoi, là?
Je n’ose répondre. La honte me paralyse. Je n’ai pas la moindre idée des dégâts que j’ai pu causer. Mais il a dû y en avoir. Le comportement absurde du paysageur n’est probablement qu’une des conséquences mineures de ma grosse bêtise.
– Ha! Il est cool le voyageur du temps. Il se permet de faire la morale. Il met en doute l’authenticité de la liberté dont jouissent les gens. Il les insulte en les accusant de se laisser manipuler par un hypothétique tyran caché dans l’ombre de sa seule imagination. Et il ne trouve rien de mieux que de profiter de cette liberté pour mettre en péril des millions d’individus. Ha! Cool, vraiment!
Là, ça y est, je suis foutu. Ce que j’ai fait m’aurait, à mon époque, valu la perpétuité. Voire pire, selon le degré de barbarie du pays qui aurait eu à statuer sur mon sort. Je pousse un long soupir et tends les poignets en direction du mentor.
– Fais ce que tu as à faire. Passe-moi les menottes. Je ne résisterai pas. Jetez-moi au fond d’un cachot; exilez-moi dans un bagne sur Pluton. S’il le faut, je suis prêt à me lancer du Plongeoir pour payer mes méfaits.
– Voilà bien une réaction digne d’un homme du passé. Ces choses-là n’ont plus cours aujourd’hui. Cette liberté, dont tu as tant de peine à reconnaître l’authenticité, ne peut t’être confisquée de quelque manière que ce soit. Il convient seulement d’éviter que, par des actions inconsidérées, tu ne puisses porter atteinte à celle d’autrui.
– C’est bien pour cela qu’il faut m’enfermer.
– Ta seule prison, c’est celle qui te retient à ton passé. Il ne tient qu’à toi d’en ouvrir la porte.
– Je ne comprends pas. J’ai failli tuer des millions d’individus et on me laisse partir comme ça, sans m’infliger la moindre punition?
– La répression n’est que l’aveu de l’échec d’une société. De plus, tu n’as pas réellement mis qui que ce soit en danger. Le système immunitaire du Réseau a parfaitement réagi, quoiqu’avec un peu de retard.
– Comment? Le Réseau est doté d’un système immunitaire, comme un organisme vivant? Mais alors, Globule Blanc, il travaille pour la sécurité du Réseau. Son rôle consiste à protéger celui-ci des attaques extérieures. En gros, Il fait le travail d’un macrophage, d’un globule blanc; quoi! C’est de là que vient son pseudonyme, non? Je commence à comprendre.
– Non! Tu n’as pas encore compris.
Ce n’est pas Jiminy qui a parlé. C’est un vieil homme qui vient d’apparaître sur la terrasse. C’est étrange. Je jurerais qu’il a la même voix que Globule. Il lui ressemble d’ailleurs beaucoup. Sans cette chevelure toute blanche, on les confondrait facilement. Mais s’il s’agissait vraiment de lui?
– Globule? C’est bien toi? Je ne t’avais pas reconnu. Tes cheveux blancs te vieillissent terriblement.
Aussitôt, ses cheveux reprennent leur couleur sombre habituelle. Plus de doute possible, il s’agit bien de Globule. Comment fait-il cela?
– Je dois avouer que ton petit bricolage m’a pris par surprise. Il s’en est fallu de peu qu’il n’échappe totalement à mon contrôle. Et des cheveux blancs, n’est-ce pas ce qu’il arrive à vous autres humains en cas de stress intense?
– Quoi? Tu n’es pas humain? Qu’es-tu alors? Un mentor? Un robot?
– Ni l’un, ni l’autre. Comme tu l’as presque deviné, je fais partie intégrante des mécanismes de protection du réseau. Je suis effectivement l’équivalent d’un globule blanc d’un animal. Ma fonction et celle de mes semblables est de déceler toute perturbation dans le Réseau et de l’éliminer. Dès qu’il est apparu que tu t’intéressais de près au fonctionnement du Réseau, j’ai pris cette apparence humaine afin d’établir le contact et faire en sorte que tu ne puisses provoquer de dommages.
– Heu, j’y suis presque parvenu. M’aurais-tu sous-estimé?
– Le monde réel conservera toujours une part de mystère pour nous, les Virtuels. Il est vrai que votre univers reste l’un des plus étranges constituants du Réseau. La créativité de Turing est infinie. Qu’elle soit louée!
Qu’est-ce qu’il raconte, là? C’est son univers à lui qui est une création humaine; pas le contraire!
– Mais c’est faux! C’est le Réseau qui a été créé par les humains; pas le contraire!
– Si cela était, d’où le monde réel serait-il originaire? Comment aurait-il été créé?
– Ben, heu… Le Big-Bang, les fluctuations quantiques, tout ça; quoi!
– Mais ce fameux Big-Bang, que serait-ce d’autre que le début de l’exécution du programme « univers_reel.exe »?
– Ho, et puis j’ai pas envie de partir dans ce genre de discussions philosophiques. On s’écarte du sujet. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce que vous allez faire pour éviter que je ne commettre d’autres conneries, puisque la prison ne semble pas être une solution envisageable. Je ne m’en plains pas, par ailleurs.
C’est Jiminy qui répond:
– On ne va rien faire de particulier, si ce n’est que Globule sera un peu plus vigilant à l’égard de tes futures interactions avec le Réseau.
– Je peux continuer à essayer de bricoler le Réseau?
– Bien sûr. Cela fait partie des droits fondamentaux de chaque individu de pouvoir vérifier par lui-même le bon fonctionnement du système. Seulement, dans ton cas, une attention toute particulière sera donnée afin d’éviter que tu n’introduises d’autres perturbations.
– Pourquoi ne pas contrôler ainsi toutes les interventions?
– Bien qu’immenses, les ressources de maintenance du Réseau ne sont pas infinies.
Globule intervient:
– Eh! Tu ne te rends pas compte du travail que c’est. Et puis, il n’y a pas que le boulot dans l’existence. Turing n’a pas inventé les loisirs que pour le monde réel.
Nielle devrait bientôt être de retour. Quelle sera sa réaction à mon nouveau coup d’éclat? Va-t-elle encore me faire une scène, comme le soir où a éclaté l’affaire des singes retenus sur la Lune? Bah, à quoi bon s’en faire? On verra bien.
– C’est moi! Bernard, tu es là?
Ca y est. Nielle est rentrée. Au ton de sa voix, elle n’a pas l’air fâchée, au contraire.
– Je t’attendais, mon amour.
– Ah, cette fois, tu t’es surpassé. A te voir bidouiller avec le Réseau, je me doutais bien que tu allais tenter quelque chose. Mais je ne m’attendais pas à un résultat aussi spectaculaire.
– Ho, il y a eu beaucoup de dégâts? A en croire Jiminy et Globule, ce n’était pas si grave. Et toi-même, tu n’as pas l’air de prendre cela au tragique.
– Non, non, il n’y a pas eu de dégâts à proprement parler. Seuls les sous-réseaux ludiques et de collecte des informations ont été perturbés. Les systèmes vitaux fonctionnent sur d’autres bases pour éviter la propagation de ce genre d’incidents.
– Il n’y a pas un risque que les infos collectées à cet instant aient été déformées?
– Non. Ton petit bricolage a juste eu pour effet de saturer les systèmes de transmission. Apparemment, aucune donnée n’a été perdue ou endommagée.
– Ah bon, tu me rassures. Mais tout de même, j’ai de la peine à croire qu’il n’y ait pas eu de corruption de données. A voir les perturbations du paysageur…
– C’est normal. Tu sais, toute la neurotique fonctionne un peu comme un organisme vivant. Elle se construit comme un esprit humain, en ajoutant des couches successives qui vont, soit inhiber d’anciens comportements, soit en ajouter de nouveaux. Ce qui s’est passé, c’est que le réseau ludique s’est mis à délirer, comme s’il avait de la fièvre. Les couches récentes ont été en partie désactivées, laissant émerger des couches plus anciennes. Dans tout Rama, il y a eu un moment de folie lorsque les jeux sont brusquement retournés à d’anciennes versions, sans parler des paysageurs qui ont ressorti de vieux décors à la grande surprise des habitants.
Elle s’interrompt un instant, avant de reprendre:
– Mais dis-moi, il s’est passé quoi, sur le nôtre de paysageur. Je suis très curieuse de savoir ce qu’il a bien pu ressortir comme vieilleries.
Je lui décris le château dans le ciel et la ronde des lutins.
– Non, c’est pas vrai? Ils faisaient partie de mon premier paysage. Je l’avais imaginé alors que je n’étais encore qu’une toute petite fille. Oh, j’ai soudain très envie de le revoir.
Sans qu’elle n’ait à le demander explicitement, la calanque est remplacée par une vue de l’intérieur de Rama. Mais ce n’est pas le Rama qui est en train de me devenir familier. C’est un Rama sorti tout droit de l’imagination d’une enfant, un mélange de réalité et de contes de fées. Les tours sont remplacées par les troncs d’arbres géants. Leurs branches se rejoignent pour former le ciel. Leurs feuilles multicolores s’éparpillent au gré du vent, formant, ça et là, d’improbables arcs-en-ciel. Des bandes de lutins dansent autour du pied de chaque arbre en récitant des comptines. Le château est bien là, se balançant doucement au bout d’une énorme chaîne en or. Le pont-levis s’abaisse soudain au dessus d’une douve sans fond, servant de piste de décollage à un bien étrange attelage. Il n’y a pas de doute possible, il s’agit bien du traîneau du père Noël tiré par huit magnifiques rennes. Mais à la place de l’amoncellement de cadeaux, il y a une grosse citrouille percée de fenêtres.
Le carrosse vient se poser au milieu d’un troupeau de moutons. Une porte s’ouvre dans le flanc de la citrouille. Il en sort un beau jeune homme habillé comme un prince. Il se dirige vers la bergère (elle ressemble étrangement à Nielle) lui prend le bras et la fait monter dans la voiture. Le cocher, un vieil homme barbu vêtu d’un long manteau rouge, fait claquer son fouet au dessus des rennes qui prennent leur essor, emportant le prince et la bergère vers le château dans les nuages.
– Voilà au moins quelque chose qui n’a pas changé depuis mon époque. Les filles rêvent encore au prince charmant.
– C’est vrai, j’ai toujours espéré qu’un jour je rencontrerais un homme beau et intelligent qui m’emmènerait dans les étoiles. Tu vois, mon rêve est en train de se réaliser: je t’ai rencontré et Rama va probablement quitter le système solaire.
– Ha, tu trouves? Je me sens plus proche de la belle au bois dormant que du prince charmant. Et tu sais que j’ai quelques réticences à l’idée de m’éloigner de la Terre.
– Pour moi, tu es le prince charmant, un point c’est tout. Et n’essaie plus de prétendre le contraire, sinon je te fais exploser comme un lutin!
– Ho, non!
Elle éclate de rire.