Combien de temps suis-je resté ainsi prostré? Une minute? Une heure? Plus longtemps?
Lentement, le cocon se dissipe.
Un parfum subtil. Une lente respiration près de mon oreille. Une main sur mon épaule.
Une voix féminine. La même qu’à mon réveil. Celle de cette femme qui avait si peur de mes contemporains. Mais la peur dans la voix a fait place à la douceur.
– Ne crains rien. Tous les voyageurs du temps subissent un choc à l’arrivée. Tu t’apercevras vite que ce monde n’est finalement pas si différent de celui qui était le tien. Bien sûr, l’environnement technique et culturel n’est plus le même. Mais les gens n’ont pas tant changé. Ils pleurent, ils rient, ils s’aiment. Parfois aussi, ils ont peur. Et puisque tu as choisi de faire le grand saut vers le futur, tu parviendras rapidement à t’adapter. Bienvenue dans Rama!
Je sors de ma léthargie et trouve la force de répondre.
– Mais je n’ai rien choisi. Tout ce que je voulais, c’était court-circuiter quelques mois qui s’annonçaient catastrophiques dans le cadre de mon job, puis continuer ma petite vie tranquille sans rien demander à qui que ce soit. Je pensais me réveiller en l’an 2000, juste après la grande pagaille que je n’aurais de toute façon pas réussi à empêcher. Et voilà que je me retrouve dans le tambour d’une essoreuse spatiale perdue Dieu sait où, Dieu sait quand.
Une nouvelle vague de désespoir me submerge. Je refais rapidement surface. Apparemment, je commence à savoir nager.
– Bon, OK! J’ai compris. Y a plus d’an 2000, plus de bug, plus rien de ce que je connais. Mon monde n’existe plus. Si je veux me reconstruire un équilibre, il faut que je puisse me raccrocher à quelque chose, n’importe quoi. Y aurait-il ici quelqu’un qui puisse me dire au moins quand nous sommes? Quelle est la date actuelle? Vous devez bien avoir un calendrier, non?
– 16,85 gigasecondes se sont écoulées depuis l’Eclosion. Sur ta planète, la Terre, c’est l’an 534, me dit doucement la femme.
– L’éclosion, c’est quoi, ça?
Cette fois, c’est l’homme qui me répond, une lueur mystique au fond du regard:
– L’Eclosion, c’est le début de la vraie aventure humaine. Jusque-là, la vie était cantonnée sur la Terre. Fragile prisonnière d’un bourgeon planétaire, elle avait maintes fois failli disparaître. Ce n’est que lorsqu’apparurent les différentes espèces humaines que se présenta la possibilité de voir la vie se répandre dans l’univers. L’Eclosion, c’est cela: la vie qui, enfin, quitte la Terre et se répand dans l’univers. Le début de l’Eclosion coïncide avec les premiers pas du prophète Louis Armstrong sur la Lune.
Il poursuit d’une voix plus neutre:
– En pratique, le temps officiel dans tout le système solaire est mesuré en secondes à partir d’un instant zéro situé environ une demi-année terrestre après l’avènement réel de l’Eclosion. Les calendriers des différentes planètes sont tous basés sur ce temps officiel.
Enfin une branche à laquelle me raccrocher. Le 1er janvier 1970, la base de temps des ordinateurs fonctionnant sous UNIX. Donc dans le calendrier occidental, ça nous donne… 2504. Wow! J’ai dormi cinq siècles.
L’homme continue, à nouveau très excité:
– Et si j’en crois les indications trouvées sur ton cocon cryogénique, tu dois avoir connu le Prophète. On dit que c’était également un musicien de talent. Est-ce véridique?
– J’avais dix ans lors de la première mission lunaire. Le commandant de la mission s’appelait Neil Armstrong, pas Louis. Et je ne sais rien de ses éventuels talents de musicien. Louis Armstrong, lui, était un trompettiste noir de génie. Indépendamment du fait qu’il n’était probablement pas tenté par le métier d’astronaute, il ne serait jamais, à cette époque, venu à l’esprit d’un dirigeant du programme spatial américain l’idée saugrenue d’envoyer un noir dans l’espace.
Ma réponse n’a apparemment pas plu à l’homme. Je viens probablement d’ébranler ses convictions religieuses les plus profondes. La femme, au contraire, est rayonnante. Comme si, après des heures de combat philosophique stérile, je venais de lui offrir une victoire sur un plateau.
– Bien, nous aurons d’autres occasions d’aborder ce sujet, me dit l’homme d’un ton agacé. Pour l’instant, il convient d’organiser ton installation parmi nous.
– Heu, puisqu’on en est à parler d’intendance, serait-il possible de me fournir des vêtements un peu plus… pratiques que ceux-ci?
La femme éclate de rire.
– Mais certainement. J’avais demandé à Maïté de te procurer quelque chose de bien. Evidemment, elle l’a fait selon ses critères à elle.
Elle cherche du regard dans la pièce. Elle trouve Maïté, la petite bonobo, assise sur la table en train de déguster une banane.
Ayant entendu son nom, Maïté dirige son regard dans notre direction, nous gratifie d’une grimace ressemblant à un sourire gêné, hausse les épaules, puis se concentre à nouveau sur sa banane.
– Bien, je m’en occuperai moi-même, dit la femme.
Soudain, confuse, elle s’incline dans ma direction, la main gauche sur sa poitrine.
– Comment parviendras-tu à pardonner notre total manque de civilité? Nous ne nous sommes même pas présentés. Mon nom est Floanne et voici Marlok, un ami très cher. Nous sommes membres du noeud formé pour ton accueil.
Marlok me fait la même révérence.
– La joie de rencontrer un contemporain de l’Eclosion m’a fait oublier les plus élémentaires règles de savoir-vivre. J’espère ne pas t’avoir donné une trop mauvaise impression de notre propre époque.
Maladroitement, je leur retourne leur salut.
– Mon nom à moi est Bernard et je vous suis très reconnaissant de vous occuper de moi.
Jusqu’à présent, emporté par les événements, je n’avais pas réellement observé mes interlocuteurs. Cette petite cérémonie de présentation m’en donnait enfin l’occasion.
Ni l’un, ni l’autre, ne semble appartenir à un groupe ethnique particulier. Certains de leurs traits sont asiatiques, certains occidentaux, d’autres plutôt négroïdes. Ils semblent être le résultat du métissage de toute la diversité ethnique qui peuple… peuplait la Terre à mon époque. Le teint de leur peau est légèrement basané. Elle a les yeux bridés, lui non.
Svelte, mais pas maigre, Floanne doit avoir environ trente ans. De longs cheveux bleu nuit frisés lui couvrent les épaules. Elle est vêtue d’une combinaison serrée sans être moulante qui laisse à l’air les mollets et les avant-bras. Elle porte des chaussons semblables aux miens, à l’exception de leur couleur. Cette dernière, identique à celle de la combinaison, est d’un bleu légèrement plus clair que sa chevelure.
Marlok, quant à lui, paraît être plus âgé. Je lui donnerais près de quarante-cinq ans. Il cache quelques rondeurs sous une large chemise rouge sang. Il porte également une mini-jupe et des chaussons de même couleur. Ses cheveux teints en rose sont courts à l’exception de deux mèches qui lui descendent au milieu du dos. Chacune de ces mèches est terminée par un petit pompon vert.
Je souris. Si ces deux-là avaient participé à un bal costumé au vingtième siècle, ils auraient obtenu un certain succès. Mais bien sûr, autres temps, autres moeurs. Leur apparence est similaire, je le réalise maintenant, à celle des gens que j’ai croisés dans le grand hall en venant ici. Cette extravagance ne l’est que pour moi.
Mon attention se tourne à nouveau sur l’étrange paysage. Je me lève et me plaque contre la baie vitrée. Le gigantisme de ce monde artificiel est inconcevable.
– Mais comment une telle chose est-elle possible? D’où proviennent les matériaux qui ont été nécessaires à une telle réalisation? Et l’énergie? Comment produisez-vous toute l’énergie qui fait marcher ce truc?
C’est Floanne qui me répond:
– As-tu entendu parler de la ceinture d’astéroïdes? Ces petites planètes qui se baladent entre l’orbite de Mars et de Jupiter. Quelques-unes ont été amenées vers la Terre pour servir de matière première. Quant à l’énergie, je ne suis pas spécialiste. Mais en tout cas, on n’en manque pas. Marlok, tu en sais plus, toi?
– Tout ce que je sais, c’est que l’énergie est recyclée comme tout le reste. Les pertes sont minimes. Et ces pertes sont compensées par les rayonnements émis par les générateurs temporels.
– Hein, quoi? Des générateurs temporels? Vous fabriquez du temps?
– Non, non, bien sûr. Mais nous avons des appareils qui permettent de contrôler, dans une certaine mesure, son déroulement. Je ne connais rien à leur fonctionnement, mais dans certaines conditions, il y a émission d’énergie dont nous tirons profit.
– Dingue, c’est dingue tout ça. Des visionnaires avaient bien imaginé de grandes îles spatiales comme moyen d’aller explorer l’univers, mais aucun n’avait osé avancer des dimensions aussi faramineuses… Combien y a-t-il d’habitants? Vous devez être des millions.
– Il y a environ trente-cinq millions d’humains dans Rama, toutes espèces confondues, bien sûr. Mais nous pourrions être beaucoup plus nombreux. Et je ne parle que de la couronne extérieure.
Je m’étonne, une fois de plus.
– Juste dans la couronne extérieure? Mais alors, Floanne, qui a-t-il dans le cylindre central? D’autres couronnes en rotation?
– Non! Le cylindre central est occupé par les zérogés.
Je sens une sorte de crainte superstitieuse dans sa voix.
– Zéro quoi?
– Zérogés! Ce sont des gens qui vivent en apesanteur. Des géants qui ne peuvent plus se tenir debout. Nous n’avons pas beaucoup de contacts avec eux. Nos deux peuples vivent pacifiquement côte à côte, sans plus.
– Mais vous avez sans doute des problèmes communs à résoudre? Comment évitez-vous les différends?
– Des noeuds ont été formés à cet effet. Je n’en sais pas plus.
– Et ils sont nombreux?
– Cent millions, peut-être beaucoup plus.
– Mais comment se fait-il que vous n’entreteniez pas plus de contact avec eux?
– Ils sont bizarres, tu vois.
– Comment ça, bizarres?
– Oui, ils ne font pas les choses normalement. On raconte beaucoup d’histoires à leur sujet.
Je vois surtout que ce monde n’est effectivement pas si différent du mien. Les gens continuent à se craindre les uns les autres et préfèrent croire toute sorte de légendes au lieu de simplement chercher à se connaître.
Un malaise grandissant envahit mes hôtes, apparemment peu désireux de parler de ces fameux zérogés. J’essaierai d’en savoir plus une autre fois. J’ai tellement d’autres questions à poser que je peux sans difficulté détourner la conversation.
– Et tout ce monde, le vaisseau et ses habitants, vous, moi, vers quelle destination sommes-nous en route?
– Nulle part, s’exclame Marlok! Il est toujours en orbite autour de la Terre.
– Comment ça nulle part? Tu ne vas pas me dire que vous avez construit ce machin gigantesque pour simplement rester à tourner bêtement en rond autour de la Terre?
– Non, bien sûr. Il a effectivement été conçu pour aller explorer et éventuellement diffuser la Vie vers d’autres systèmes planétaires. Mais voilà, une fois le vaisseau construit, ses premiers habitants ont décidé qu’ils n’étaient pas prêts pour le long voyage et qu’ils préféraient rester ici. Depuis maintenant plus d’un siècle, ce vaisseau attend qu’un consensus favorable au départ soit trouvé. D’autres vaisseaux sont en constructions. Peut-être ceux-ci partiront-ils avant le nôtre.
– Mais un tel projet n’a pu être mené à bien sans l’intervention des gouvernements et de gros groupes industriels. Ceux-ci n’ont rien fait pour forcer la réalisation complète de ce programme?
Marlok paraît ne pas saisir ma question.
– Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Gouvernements? Groupes industriels? C’est quoi, ça?
Floanne intervient.
– Bernard, tu fais sans doute allusion à ces institutions primitives, d’avant l’Acratie, qui palliaient l’absence du réseau?
– Peut-être. Quoique je n’aie pas la moindre idée de ce qu’est ce réseau, ou cette Acratie.
– Tu l’apprendras. Aujourd’hui, les décisions ne sont plus prises de la même manière. Le vaisseau a été construit parce que la volonté de le construire était présente. Si la volonté de partir se développe, il partira. Sinon, il restera ici et ce n’est pas un problème.