Nielle allume la console. Par quelques gestes et deux ou trois mots, elle fait apparaître un modèle tridimensionnel de Rama. Wow! Quelle dextérité! J’ai pas eu le temps de voir ce qu’elle faisait et déjà la station tourne entre ses doigts. D’un geste sec, elle stoppe la rotation et demande une vue agrandie. Seules quelques tours sont encore visibles.
– Nous sommes ici, dans les montagnes. Je te propose de descendre dans la plaine, là-bas.
La plaine ne m’attire pas vraiment.
– Mouais! Ho, dis donc! T’as vu cette vallée, là? Ca doit être génial. Y a une route ou un chemin praticable à vélo? En partant de cette tour-ci, on passe par la vallée et on aboutit à cette autre tour, là. Qu’est-ce que tu en penses?
– C’est long. Il y a bien pour une cinquantaine de kilosecondes de trajet. Il faut compter deux à trois jours.
– Et alors? On dormira à la belle étoile, mon amour. Ca te tente?
– Bien sûr. Mais c’est que je n’ai déjà pas fait grand-chose depuis ton réveil. J’ai du travail et il ne va pas se faire tout seul.
– Comment ça? Tu m’avais dit toi-même que des robots se chargeaient d’effectuer nos tâches lorsque nous n’avions pas le coeur à l’ouvrage.
– N’oublie pas que je suis encore étudiante. Je ne peux pas demander à un robot d’apprendre à ma place. J’ai un diplôme à préparer.
– Ah! C’est bête. Et c’est quand ces examens?
– Il n’y a pas de date précise. Dès que je serai prête. Mais bon, j’aimerais bien en finir.
Elle réfléchit une seconde et reprend:
– Oh, et puis zut! Tu as raison. Un jour de plus ou de moins. Mais jetons d’abord un coup d’oeil à notre itinéraire.
Spontanément, une série de traits colorés apparaissent sur la maquette, matérialisant les différents parcours envisageables.
– Les couleurs ont une signification?
– Le rouge représente les tronçons en montée, le bleu en descente et le vert à plat.
– Et les points clignotants?
– Ils marquent l’emplacement des gîtes touristiques. Nous n’aurons même pas à passer la nuit dehors.
– L’idéal serait de pouvoir imprimer cette carte. Elle nous serait utile en chemin.
– Imprimer? Carte? On a mieux: on prend la console avec nous.
La console s’éteint. Avec un claquement sec, le disque doré est éjecté du plateau du bureau.
Perplexe, je saisis le disque et l’étudie sous toutes ses coutures. J’avais déjà vu Mongo en manipuler un, mais celui-ci est le premier que je tienne dans mes propres mains. Un simple disque doré de trois millimètres d’épaisseur et ne pesant pas plus d’un demi-kilogramme.
– C’est juste ça, une console? Je n’arrive même pas à retrouver la face qui va dessus.
– Sans importance. L’image peut se former indifféremment d’un côté ou de l’autre.
– Ah? Et c’est alimenté comment, ce machin?
– Décidément, tu as encore beaucoup à apprendre.
Le train file à vive allure dans l’épaisse paroi de Rama.
– Je suis bien content qu’il y ait ce train. Je n’avais pas trop envie de flotter dans les tubes de communication. Je m’y sens un peu comme un cornichon sur une bande de tri avant la mise en bocal.
– Pour rejoindre une tour voisine, on ne prend généralement pas la peine de monter jusqu’au moyeu.
– C’est dommage qu’il ne circule pas en surface. On aurait pu admirer le paysage.
– C’est vrai. Mais le tunnel est sous vide et parfaitement rectiligne, mise à part la courbure de la station. Si l’on avait voulu le faire passer en surface, il aurait fallu construire des ponts, creuser des tunnels, et bien sûr, poser un tube sous vide d’air. Un tube transparent, sinon ça ne servirait à rien de le faire à la surface.
– Ah? Un train roulant dans un tunnel sous vide, c’est la technologie du SwissMetro, ça.
– Suissemétrau, c’est quoi?
– Dans les années nonante, il y avait un projet un peu fou de relier les principales villes du plateau suisse par un train à sustentation magnétique glissant à cinq cents kilomètres/heure dans un tunnel sous vide.
– Un projet? Il n’a pas été réalisé? Pourquoi?
– Ben, j’en sais rien. En nonante-neuf, quand je me suis fait congeler, on parlait de réaliser un tronçon pilote entre Genève et Lausanne. Mais je ne serais même pas surpris que rien n’ait été fait. Les Suisses se méfiaient depuis des décennies de toutes les innovations qui ne soient pas liées à l’horlogerie. Et encore, une montre qui ne faisait pas tic-tac, c’était déjà suspect.
Nielle me regarde sans comprendre.
– Cherche pas! C’est juste du radotage d’un homme de Cro-Magnon. Au moins, le concept du train sous vide à fait son chemin.
– Ca a l’air d’être important pour toi. Tu aurais voulu que ce projet aboutisse, n’est-ce pas?
– Ouais! Mais peut-être plus par esprit de contestation que par conviction de sa réelle utilité.
– Ah?
– Ce genre de projets a comme principal intérêt de bousculer la torpeur de la société. C’est un peu comme l’idée que Rama puisse un jour cesser d’orbiter tranquillement autour de la Terre et s’en aille à la découverte de l’univers.
Un reflet de joie frôle son visage.
– Alors, c’est vrai? Tu as décidé de te joindre à ceux qui veulent partir?
– Non, non! J’ai pas dit ça. J’ai juste dit que ce genre de projet est la manifestation de l’insatisfaction d’une partie de la population quand la vie d’un peuple s’enlise dans la monotonie du train-train quotidien. Ca n’a rien à voir avec la pertinence d’un tel projet.
Le reflet s’en est allé.
– Mais je n’ai pas dit non plus que je ne voulais pas partir. Sincèrement, j’en sais rien. La seule chose qui ait de l’importance pour moi, c’est de ne pas te perdre. Et peut-être l’espoir, aussi ténu soit-il, de pouvoir un jour retourner chez moi, à mon époque.
Le trajet n’a duré que quelques minutes. Il faut descendre du train. Nous reprendrons cette discussion plus tard, peut-être.
Bizarre, cette impression en sortant de la tour. Le hall est identique à celui de la tour où je me suis réveillé, avec son gigantesque parking à vélos et sa foule bigarrée. Dehors, je m’attendais vaguement à retrouver le même paysage de plaine. Evidemment non. Comme le montrait la maquette virtuelle, c’est sur le flanc d’une vallée glaciaire que se dresse la tour. Enfin, vallée glaciaire, c’est façon de parler. Cette vallée n’a pas été creusée par la glace, mais c’est vachement bien imité.
Ah ben, on n’est pas les seuls à avoir eu l’idée de faire une balade dans la nature. Ca grouille de touristes de tous les côtés.
– Bernard, il y a quelque chose qui ne va pas?
– Ben, tu vois, je m’imaginais partir seul avec toi dans la nature sauvage, loin de la civilisation. C’est plutôt rapé.
– C’est vrai. Mais je pense qu’une fois qu’on se sera éloigné de la tour, il ne devrait plus y avoir autant de monde. On y va?
– Pas tout de suite. J’ai d’abord envie de profiter du paysage avant de nous enfoncer dans la forêt.
– Pff! Tu ne sais pas ce que tu veux! Et puis la forêt, elle se trouve à dix kilomètres d’ici.
– Mais on a tout le temps. Viens, on va boire un pot sur la terrasse, là. La vue doit être sublime.
En effet, la vue est fabuleuse. La terrasse surplombe un abîme de plusieurs centaines de mètres. Au milieu de la vallée, une rivière tumultueuse creuse son lit au sein d’une épaisse forêt de résineux. Celle-ci recouvre tout le fond de la vallée, ainsi que ses contreforts jusqu’à mi-hauteur de la pente. Plus haut, l’herbe lutte avec acharnement contre la roche. Les sommets sont saupoudrés d’une fine couche de neige probablement tombée durant la nuit. Plus haut encore, là où le relief laisse la place au ciel, de petits cumulus se forment lentement sous l’effet des courants thermiques.
– Mmmmh! Ca me démange de refaire du parapente, de planer au-dessus de toute cette splendeur.
– C’est quoi, un parapente?
– C’est un parachute en forme d’aile qui permet de voler presque comme un oiseau. Si on sait profiter des ascendances, on peut rester en l’air pendant des heures.
– Tu faisais ça, toi? Comme je te connais, j’ai de la peine à le croire. C’est pas dangereux?
– Disons que c’est un sport à risques. Si on les gère correctement, ce n’est pas plus dangereux que de rouler à vélo en ville aux heures de pointe.
Elle rigole.
– Mais c’est pas dangereux de rouler à vélo.
– Est-ce que tu as déjà vu des documents d’archives du 20ème siècle, du temps de l’Eclosion? Imagine une ville avec ses avenues et ses carrefours! Le matin, à midi et le soir, les gens se ruent tous en même temps dans leur bagnole pour aller au boulot ou rentrer chez eux. C’est un peu comme si, dans les courants d’air du moyeu, chacun était libre de sa trajectoire. La pagaille, quoi. Alors, tu vois, se faufiler en équilibre instable entre des monstres d’une tonne, c’est pas vraiment anodin. Et je parle pas de la pollution.
– Mais pourquoi vous aviez toutes ces voitures? Ca n’a pas de sens.
– La voiture avait aussi des avantages. Principalement, c’était un outil de liberté. Elle permettait de se rendre à peu près n’importe où, n’importe quand. La population n’était pas concentrée que dans quelques grandes cités. Il y avait une multitude de petites villes et de villages dispersés sur tous les continents. Les transports publics, quand ils existaient, étaient souvent très lents et avaient des contraintes d’horaires importantes. En plus, c’était cher, mais ça, tu ne peux pas comprendre. Je crois que, ce qui poussait le plus les gens à se déplacer dans leur propre véhicule, c’était surtout le besoin de préserver leur espace vital, la peur des autres, ou les deux.
Nielle me regarde avec compassion. Elle pose sa main sur mon bras.
– Tout cela, c’est du passé. Tu es ici, maintenant, près de moi. Tu n’as plus rien à craindre.
Puis-je lui avouer que je payerais cher pour le retrouver, ce passé de fous?
Je reprends la contemplation du paysage. Les principales traces de présence humaine sont la tour au pied de laquelle nous nous trouvons et sa voisine surgissant au-delà des montagnes. Cà et là, quelques rares bâtiments émergent de la verdure, reliés par des tranchées rectilignes dans la forêt, des routes ou plutôt des pistes cyclables et des chemins piétonniers. Evidemment, pas la moindre voiture. Comment Nielle pourrait-elle comprendre l’emprise que l’automobile avait sur mon époque, son irrésistible potentiel de libération et autant d’aliénation?
– Mais il n’y a plus le moindre véhicule individuel? Il doit bien y avoir des camionnettes ou quelque chose comme ça pour transporter ne serait-ce que le ravitaillement de ces auberges, là dans la vallée, non?
– Heu, je crois que ce sont les tunnels d’entretien du paysage qui sont utilisés pour ce genre de transports. Et aussi pour les secours, si nécessaire.
– Attends, tu veux dire qu’il y a des tunnels creusés partout?
– Non, pas creusés. N’oublie pas que ces montagnes ne sont pas de vraies montagnes. C’est juste une sorte de décor posé sur une armature en silicarbone. Tu vois cette zone noire, plus bas dans la vallée?
– Oh putain, ça a bien cramé. Ca doit être un problème majeur, les incendies dans Rama, non?
– C’est pas un incendie. On ne pourrait pas se le permettre, l’oxygène est bien trop précieux.
– Ben alors, c’est quoi?
– On est en train de la remodeler. Il paraît que la couronne rotative de Rama n’est pas parfaitement équilibrée. Ces travaux ont pour but d’améliorer cet équilibrage. Ce que tu vois, c’est la structure sous-jacente en silicarbone.
– Tiens, ça m’intéresserait de voir ça de près.
– C’est sur notre route. On doit la traverser.
– Ben alors, qu’est-ce qu’on attend? Allons-y!