Comparer le Réseau à Internet, c’est comme comparer une Formule 1 avec mon premier tricycle. A la base, c’est la même chose, mais la technologie mise en oeuvre et les performances n’ont rien en commun. Jamais je ne parviendrai à utiliser tout le potentiel du Réseau. Pour moi, ce n’est rien qu’un super Internet. Nielle prétend que, progressivement, je réaliserai le rôle fondamental qu’il joue dans l’organisation de la société acratique. Ben pour l’instant, je ne suis pas convaincu. A mon époque également, certains allumés prétendaient que les télécommunications et les ordinateurs étaient en train de bouleverser le monde. Foutaises! Les nations continuaient à se taper dessus à coup de missiles. Les quelques pour cent de riches ne faisaient que renforcer leur domination sur une majorité de miséreux. La classe moyenne aurait eu la force d’imposer un changement, mais elle ne rêvait que de faire partie de l’élite pour pouvoir, à son tour, profiter des bienfaits du système. C’est l’être humain qui doit changer. La technologie est un outil pour amplifier les comportements humains, pas pour les modifier. Mais bon, il est très possible que je n’aie pas compris ce qu’elle voulait dire. Elle a sans doute raison. Elle ne peut avoir que raison, puisque je l’aime.
Pour l’instant, je me contente d’aborder le Réseau comme je le faisais avec Internet. Le Réseau lui-même s’en est rendu compte. Très rapidement, il m’a présenté une interface similaire aux bons vieux butineurs de mon époque. Moteur de recherche, liste de signets des sites préférés et tout le tralala. Nielle affirme que je ne fais que compliquer les choses et ainsi limite radicalement mon accès à l’information. Peut-être, mais moi je fais comme ça.
Actualité générale et scientifique, téléchargement de logiciels libres et cybersexe: c’est ainsi que, sur Internet, je gaspillais mes heures de solitude. Par réflexe, c’est à ces domaines que je m’intéresse en premier. Heu non, pas le cybersexe. Je n’ai pas la moindre idée de l’évolution qu’il a subie en cinq siècles. Et puis je me gène d’enquêter. C’est que je ne peux pas le faire en cachette, ici. D’ailleurs, je n’en ressens aucun besoin. Depuis que je suis avec Nielle, je suis comblé.
Quant au téléchargement de logiciels, je réalise rapidement que plus personne ne programme. Les machines se programment elles-mêmes. Non, c’est pas tout à fait comme ça. Comment dire? En fait, si j’ai bien compris ce que Nielle m’a expliqué, lorsque le prototype d’une nouvelle machine a été construit, il commence par apprendre à fonctionner, comme un enfant apprend à vivre. Mais à la différence des organismes biologiques, une fois au point, cette connaissance apprise est dupliquée dans tous les exemplaires de la machine. Par la suite, au cours de leur fonctionnement, ils continuent à apprendre. Ce nouveau savoir est immédiatement transmis à toutes les machines du même type. Ca me fait penser à de vieilles histoires de science-fiction où des groupes de personnes partageaient une conscience unique. C’est peut-être le cas pour les machines, mais cela ne semble pas être à la portée des humains et c’est sans doute mieux ainsi.
Tout ça pour dire que je n’ai trouvé de logiciels à télécharger que dans les musées au côté de pointes de lances en silex et de reproductions de peintures rupestres. Par contre, une occupation très prisée de certains hackers de mon époque est encore très florissante. Il s’agit de la supervision critique du Réseau. Apparue en même temps que l’informatique personnelle, avant même le développement d’Internet, cette activité était alors très controversée. Des groupes de passionnés, tel le fameux « Chaos Computer Club » se sont lancés à l’attaque des systèmes de sécurité informatique. Les motivations étaient diverses: il y avait ceux qui le faisaient simplement parce que cela constituait un défi, ceux qui voulaient foutre la merde par jeu ou par conviction, ceux qui luttaient pour faire d’Internet un espace de liberté et ceux qui cherchaient les failles de sécurité dans le but sincère de forcer les programmeurs à corriger rapidement leurs logiciels pourris. Internet était alors un véritable capharnaüm, à la fois terrain d’expérimentation et champ de bataille, où se côtoyaient toutes les franges de l’humanité. La tendance, conforme aux mentalités de l’époque, était de garantir le maintien du secret, que ce soit pour protéger une sphère privée ou une activité commerciale, lorsque ce n’était pas pour cacher des agissements illicites. Evidemment, percer les secrets des autres en toute discrétion pour en tirer profit était une activité également très répandue, tout comme la tentation universelle de restreindre l’accès de certaines personnes à certains domaines de connaissances.
Internet était le reflet du chaos qui régnait à mon époque. Le Réseau est celui de cette société apparemment harmonieuse dans laquelle je suis tombé. Pour le peu que j’en sache, l’équivalent de ces anciens groupes est formé de noeuds dont l’activité consiste à s’assurer que l’infrastructure garantisse à tous et partout un accès permanent et sans restrictions à tout le savoir. Ils ont également pour tâche d’empêcher la destruction ou la dissimulation d’information. Je suis loin de comprendre le fonctionnement du Réseau, son rôle exact au sein de la société actuelle. Est-ce mon ignorance ou un réflexe acquis dans un monde différent? Je ne peux m’empêcher de comparer ces noeuds à une super police politique, à un giga ministère de l’information. Comment un tel système peut-il fonctionner sans entraîner une dérive totalitaire? Tout cela ne serait-il pas qu’une gigantesque farce? Les gens jouissent-ils vraiment de cette liberté totale qu’ils prétendent avoir? Il est vrai que, depuis que je suis ici, je n’ai jamais vu quelqu’un donner un ordre à qui que ce soit. Je n’ai jamais eu l’impression que tel ou tel agissait sous la contrainte. La seule fois où l’on m’a empêché d’agir librement, c’est lorsque Nielle m’a retenu alors que j’allais m’élancer du Plongeoir. Peut-on considérer cet événement comme une atteinte à ma liberté? Je ne le pense pas.
Pourtant, je ne parviens pas à me convaincre que le Réseau soit réellement un garant de la liberté, et non une menace pour cette dernière. Les jours passent et le doute se transforme progressivement en une phobie obsessionnelle. Si je ne veux pas péter les plombs, il me faut absolument en avoir le coeur net. Je vais mettre le Réseau à l’épreuve, tenter de trouver une faille et voir ce qui va se passer.
Aujourd’hui, je suis seul. C’est le moment de m’y mettre. Je ne voudrais pas que Nielle soit mêlée à mes tentatives de piratage. Mais avant d’attaquer, il me faut d’abord comprendre comment ça marche. Je m’installe devant une console. Je frappe deux coups rapides contre le disque doré. L’image apparaît.
– Réseau, je voudrais voir ton architecture générale, ton étendue dans l’espace.
Aussitôt est affiché un schéma du système solaire comme celui de l’autre jour. Des lignes apparaissent, reliant les différents astres. Bientôt, il n’y a plus qu’un fouillis de traits. Je fais un zoom sur la Terre et ses environs. On dirait une grosse pelote de laine tombée entre les pattes d’un chat fou. Chaque trait représente un lien entre deux cités, à la surface de la planète ou dans l’espace.
– Cela me paraît très désordonné. Ne serait-il pas plus rationnel de concentrer les liaisons en quelques points qui seraient interconnectés par des canaux à très haut débit?
– C’est exactement ce qui se passe. En chaque lieu où vivent des humains se trouve un concentrateur collectant et redistribuant les données en provenance d’une multitude de capteurs. Ce diagramme représente les connexions entre tous ces concentrateurs. Les liaisons sont directes, on n’utilise des relais que lorsqu’un obstacle s’oppose à la propagation du signal. Chaque relais constitue un risque de panne accru et il serait inconcevable qu’une portion du Réseau soit isolée du reste pour une durée prolongée.
– Ah bon? J’imagine que ce serait effectivement très fâcheux, mais pourquoi est-ce que ce serait si catastrophique? Personnellement, j’aime parfois être coupé du monde. Ca m’est même indispensable. Ne pas pouvoir m’isoler de temps en temps serait un cauchemar.
– Rassure-toi! C’est valable pour la majorité des gens, pour autant que cette coupure soit volontaire. C’est la confiance basée sur la disponibilité de l’information qui permet à l’Acratie de fonctionner, pas l’information en elle-même. Lorsqu’une panne affecte une partie du Réseau, les vieilles angoisses et la méfiance ressurgissent immédiatement: on nous cache quelque chose, on nous manipule. Les dégâts sociaux sont bien plus graves que ceux qui sont subits par le matériel.
Ca y est! Je crois avoir trouvé un point faible. Si je parviens à paralyser une partie du Réseau, il se créerait une instabilité qui foutrait tout le système par terre. Putain, ça serait génial. Mais ça va pas être coton. Avec toutes ces liaisons redondantes, comment parvenir à isoler un secteur? En agissant sur les concentrateurs? Ouais, c’est ça! J’imagine qu’ils doivent les avoir vachement protégés, mais c’est là qu’il faut frapper si je veux tout faire péter. Ha, ha! Je sens que je vais m’amuser. E viva la revolucion!
Hé! ho! Qu’est-ce qu’il m’arrive, là? J’étais parti pour me prouver que l’Acratie n’est pas un régime tyrannique, pas pour tenter de l’anéantir. Il ne faut surtout pas que l’on remarque que cette idée grotesque m’est passée par la tête. Je ne donnerais pas cher de ma peau. Quoique, la répression n’est pas le genre de la maison. Je me demande quelle serait la réaction si je me faisais choper. Ha, si seulement ils pouvaient me renvoyer chez moi, en 1999. Bon, ça sert à rien de rêver…
– Bernard? Tu as de la visite. Sur la terrasse.
C’est l’appartement qui m’interpelle. Je me retourne. En effet, il y a un type sur la terrasse. Enfin, son image. Je ne vais pas me faire avoir comme la fois ou j’ai proposé à Mongo de partager mon p’tit déj. Je me dirige vers lui pour l’accueillir. Soudain, je me fige. Et si j’avais déjà été percé à jour? Non, ce n’est pas possible. Ce doit être un gars qui s’intéresse à mon époque et qui voudrait en parler. Bon, ben, on s’occupera du Réseau une autre fois.
– Heu… Salut!?
– Salut! Pardonne-moi de te déranger, mais j’ai remarqué que tu t’intéressais au fonctionnement du Réseau.
Merde! Je suis foutu. Putain! Ils sont rapides.
– Non, non… Enfin, oui, un peu. Mais juste par curiosité. J’avais aucune intention de…
Il faut que je me contrôle, sinon je vais me trahir. Je lui fais un large sourire, peut-être un peu exagéré.
– Soit le bienvenu! Moi, c’est Bernard. Et toi?
– Je n’accorde pas une grande importance au concept de nom. Mais si cela peut t’être utile, appelle-moi « Globule Blanc »!
– Globule Blanc? Comme les petits trucs qu’on a dans le sang?
Il sourit.
– C’est l’idée, oui.
Franchement, il est bizarre, ce type.
– Bon, alors va pour Globule. Mais dis-moi, tu es toubib?
– Non, pas vraiment. Disons que, comme toi, je m’intéresse au fonctionnement du Réseau.
Au moins, il annonce la couleur. Ce type-là, je ne parviendrai pas à le duper longtemps. Autant jouer cartes sur table.
– Ah cool! Alors, tu pourras peut-être m’aider.
– C’est pour cela que je suis là. Par quoi on commence?
– Heu, la console est à l’intérieur. Je te dirais bien d’entrer, mais comme tu n’es pas vraiment là…
– Eh bien, restons ici! Le paysageur fera très bien l’affaire.
La pinède, la calanque, les chants des vagues et des cigales s’effacent. A leur place surgit le diagramme que j’étudiais sur la console. Le champ bien plus large du paysageur inclut la Lune.
– Wow! C’est vachement mieux comme ça. Mais on ne va pas rester debout. Tu dois bien avoir un siège de ton côté, non?
– C’est sans importance pour moi. Mais si cela peut te mettre plus à l’aise, je le ferai avec plaisir.
Je rentre un instant pour chercher un fauteuil. Avant même mon retour, Globule est confortablement installé dans une sorte de trône en pierre. Tiens, mais il portait d’autres vêtements, à l’instant. Et ce siège? Comment il l’a amené si vite? Il doit peser des tonnes, ce truc.
– Wow! Impressionnant. Et c’est confortable, au moins?
– Je peux en changer si tu veux.
– Ben, moi, ça m’est égal. C’est de ton confort qu’il s’agit.
– C’est sans importance.
De plus en plus bizarre. Il agit comme si son corps n’existait pas. Souffrirait-il de cette maladie rare qui prive ceux qui en sont victimes du sens du toucher et de la douleur? Enfin, s’il est bien comme ça…
– Bon, puisqu’on est installé, on peut y aller. Autant te le dire franchement, je cherche à vérifier si mes craintes sont fondées, c’est-à-dire si l’on peut tromper le Réseau, le détourner de sa raison d’être au profit d’intérêts personnels.
– Intéressant comme motivation. Pas très fréquent de nos jours. Il est vrai que tu as vécu dans une société… comment dirais-je… un peu moins… civilisée.
– Ouais. Mais qui c’est qui dira merci si j’avais raison, s’il s’avère que vous êtes tous manipulés? Hein, qui?
– Tous les utilisateurs du Réseau, et moi en particulier. Mais ce n’est pas à une tâche facile que tu t’attelles.
– Tu crois que tu pourrais m’aider? Et puis, tu es conscient, j’espère, que je te fais prendre des risques énormes en te demandant ton aide.
– Ne t’inquiète pas pour cela. Nous ne sommes pas concernés par ces préoccupations.
Qu’entend-il par nous? Lui et moi? Ou d’autres comme lui? Veut-il me faire comprendre qu’il y a toute une organisation qui tente également de pirater le Réseau? Ou pire encore: qui s’en serait déjà rendu maître? Dans quel guêpier suis-je allé me fourrer?
Houla! Je crois que je deviens vraiment parano. Je ferais bien mieux d’oublier tout ça, de simplement profiter de l’existence et de l’amour de Nielle. Je rumine un moment cette idée. Non! Il y aurait toujours un remord qui me rongerait. Je dois savoir.
– Bon, alors allons-y! On commence par quoi?
– Par le début.
Il se lance dans une description approfondie de ce qu’est le Réseau. Je ne comprends presque rien à ce qu’il me raconte. Mes vagues notions sur les réseaux informatiques sont complètement obsolètes. Continuellement, je dois interrompre Globule pour qu’il m’explique des notions fondamentales. Et dire que j’avais naïvement pensé pouvoir acquérir seul le savoir nécessaire pour attaquer le Réseau.
J’ai la tête grosse comme une citrouille. Voilà des heures que Globule me guide dans les entrailles du Réseau. Plusieurs fois, je suis allé me servir une boisson ou me soulager. Mon visiteur ne semble pas touché par ces contraintes biologiques. Imperturbablement, sans montrer le moindre signe de fatigue, il répond à mes questions stupides et dirige mon attention sur certains points de détails.
– … et c’est en fonction de ces équipotentielles de Klung que s’auto organise la diffusion de l’information.
– Stop! Stop! Stop! J’en peux plus. Ma tête va exploser. Comment tu fais pour parler comme ça pendant des heures sans t’assécher la gorge?
– C’est comme ça. Mais tu as raison, il faut te reposer. Je vais te laisser assimiler ce que tu as appris aujourd’hui. Nous pourrons reprendre quand tu voudras.
– Heu, c’est sympa. Mais je ne voudrais pas accaparer tout ton temps. Tu dois avoir plein d’autres choses à faire.
– Le temps est une notion très relative. Et puis ta quête est en parfaite concordance avec mes fonctions.
– Alors d’accord. Je serai très heureux de suivre ton enseignement. Mais je fais comment pour te contacter?
Il fait un grand geste avec le bras.
– C’est comme tout ici: il suffit de demander. En principe, je suis toujours disponible. A bientôt.
D’un coup, il disparaît, remplacé par la calanque, la pinède, le bruit des vagues et le chant des cigales. Exténué, j’ai juste la force de m’allonger sur le lit. Je dormirais volontiers, mais mon esprit est encombré de coefficients de dérivées combinatoires de Hellmann, de débit partiel achromatique, et de tant d’autres notions indigestes.
Des bruits dans le salon. Ce doit être Nielle qui est rentrée. Je l’entends traîner le fauteuil que j’avais laissé sur la terrasse. Elle n’a pas l’air très contente. Elle parle toute seule.
– Ah! Ces mecs. Tous les mêmes. Ils sèment le bordel partout et après ils sont même pas foutus d’appeler un robot pour faire le ménage.
Elle entre dans la chambre à coucher.
– Ah! Bernard? Tu es là? Je croyais que tu étais sorti. Mais, tu n’as pas l’air bien. Tu es malade?
Je ne suis pas encore complètement réveillé.
– Ah! Heu… non. Ca va. Juste crevé. J’ai eu une journée épuisante.
– Hum! Dis-moi: tu ne serais pas retourné faire du ski avec cette pétasse?
– Non, non, je t’assure! Je suis resté ici. J’ai rencontré un type qui m’a expliqué des trucs sur le fonctionnement du Réseau.
– Ah ouais, je vois. Vous avez papoté toute la journée sur la terrasse. Vachement fatigant!
Elle vient s’asseoir sur moi.
– C’est vraiment dommage. J’avais envie de me détendre un peu avec toi. Mais tant pis. Je vais te laisser dormir.
Elle fait mine de se retirer. Je la retiens. Je ne ressens plus la moindre fatigue.
Plus tard dans la soirée, alors que nous parlons de choses et d’autres, Nielle m’interroge:
– Alors comme ça, il y a quelque chose qui te tracasse avec le Réseau?
– Ne fais pas semblant de ne pas être au courant. Tu sais parfaitement qu’il m’est très difficile d’admettre qu’une société anarchiste puisse fonctionner et rester stable pendant des siècles. Ca ne peut marcher que pour des petits groupes, pas pour des milliards d’individus. Inévitablement, des tensions se développent et sont l’objet de récupérations par des gens assoiffés de pouvoir.
– Acratie, Bernard! Acratie, pas Anarchie.
– Parce qu’il y a une différence?
– Evidemment! C’est le Réseau. Je te l’ai déjà dit plusieurs fois, mais tu n’as pas l’air de vouloir comprendre.
– Bof! Le Réseau, ce n’est qu’un outil. S’il tombe en panne ou que quelqu’un le pirate, ben votre Acratie, elle s’effondrerait comme un vulgaire château de cartes.
Un sourire éclaire son merveilleux visage.
– Enfin. Ca commence à entrer! Les anarchistes rejetaient toutes les institutions à l’exception des assemblées locales où chaque membre de la communauté pouvait exprimer librement son avis sans toutefois avoir le pouvoir de l’imposer. Ca peut marcher et ça marche effectivement pour des communautés isolées.
– Oui, mais à l’échelle régionale, nationale ou mondiale, ça ne marche plus. Il est impossible de réunir tous les habitants d’une planète. Si je ne me trompe, les théoriciens de l’Anarchie préconisaient une sorte de structure fédéraliste d’assemblées réunissant des délégués d’assemblées locales. Ces délégués ne détenaient par définition aucun pouvoir de décision. Un tel système est condamné soit à la paralysie, soit au court-circuitage des assemblées locales.
– Et c’est là qu’intervient le Réseau.
– OK. Le Réseau peut améliorer la transmission de l’information, faciliter la coordination. Mais il ne change rien au problème fondamental consistant à concilier les avis divergents de millions d’individus.
– Si, justement. Il change tout. L’Acratie rejette également cette hiérarchie d’assemblées. Le Réseau permet à tout un chacun de participer aux débats et aux prises de décisions qui en découlent concernant n’importe quel aspect de son existence. Peu importe que le problème soit local ou commun au système solaire.
– Oui, mais dans un débat, chacun est sensé écouter chacun. C’est déjà difficile dans un petit groupe, c’est totalement illusoire dans une masse de millions d’individus, non?
– En théorie, oui. Tu peux, si tu le désires, entendre les arguments exprimés par qui que ce soit, en direct ou en consultant les archives, puisque tout ce qui se passe est accessible. Mais dans la pratique, les gens s’appuient sur les synthèses produites par des éléments du Réseau chargés de décortiquer l’ensemble des opinions et de les présenter sous une forme plus digeste.
– Ah! Les unités d’analyses et de corrélations? Globule Blanc m’en a parlé. Je n’avais pas réalisé à quoi elles servaient. Il m’a expliqué tant de choses en si peu de temps.
Je médite en silence avant de reprendre:
– Ouais. Je commence enfin à comprendre comment cette Acratie peut fonctionner. C’est pas encore clair, mais ça vient. Et puis, ça n’efface pas mes soupçons quant aux risques de dérive du système. Le Réseau me paraît bien fragile.
– Oh, il a des mécanismes de protection très raffinés. Mais dis-moi, ce Globule Blanc, là? C’est le type avec lequel tu as passé la journée? Tu ne trouves pas qu’il a un drôle de nom?
– Ben, pas rien qu’un peu. Il m’a laissé comprendre que ce n’était pas son vrai nom. Ca doit être son pseudonyme. Déjà à mon époque, c’était la mode d’utiliser un nom d’emprunt pour chatter sur Internet.
Je donne à Nielle un baiser dans le cou et murmure à son oreille.
– En fait, je crois que c’est une sorte de hacker qui, comme moi, cherche des failles. Je me demande même s’il ne ferait pas partie d’une société secrète qui aurait déjà pris le contrôle du Réseau.
Elle me répond à haute voix, en souriant:
– Non? Tu crois? Une conspiration? Heu, mais c’est très grave, ça.
– Chut! Pas si fort. On pourrait nous entendre. Et arrête de te foutre de ma gueule. Je suis très sérieux.
– Ne t’inquiète pas, mon chou. Tu n’as rien à craindre. Plus tu étudieras le Réseau, plus tu seras convaincu de son intégrité. Quant à ce Globule Blanc, sa vraie nature te surprendra. Mais je te laisse la découvrir tout seul.