– Bernard! Réveille-toi! Bernard!
Nielle me secoue. Pourquoi? Elle ne fait jamais cela. Et puis, j’ai encore envie de dormir. Je me retourne et me roule en boule tout en poussant un grognement de désapprobation.
– Allez! Réveille-toi! J’ai une nouvelle formidable à t’annoncer. Ca y est. On s’en va.
D’une voix pâteuse encore tout imbibée de rêves et pas encore soumise au contrôle de la conscience, je réponds:
– Hein? Quoi? Déjà? Mais il est quelle heure? Et pis, on va où?
– Rama va quitter le système solaire. Dans cinq mégas.
– Si ce n’est que dans cinq mégas, pourquoi tu me réveilles maintenant? Encore dodo!
Je me tortille pour m’enfoncer plus confortablement dans le matelas et lui faire comprendre quel est l’ordre de mes priorités. Hélas, elle n’a pas l’intention de me laisser tranquille. Elle me secoue de plus belle.
– Mais tu ne comprends pas? Rama et ses millions d’habitants, toi, moi, on va tous partir à la découverte de nouveaux soleils, de nouveaux mondes. Et toi, tu restes là à ronfler comme un loir.
C’est foutu. Je ne parviendrai plus à dormir. Je m’assieds dans le lit, me frotte les yeux et la regarde d’un air idiot en tentant de rassembler mes esprits. Elle gesticule devant moi, tout excitée, irradiant des mégawatts de joie et de bonheur.
– Tu t’imagines: partir à l’aventure vers des mondes étranges, fonder une nouvelle civilisation sur des planètes vierges, rencontrer des intelligences extraterrestres. Ce sera la Seconde Eclosion! Et puis, on sera loin de ces horribles luniens.
Elle a prononcé cette dernière phrase avec une hargne proche de la haine. On aurait dit Floanne parlant des zérogés. Que lui arrive-t-il? Restera-t-elle la Nielle qui m’a permis de supporter mon exil?
– Pourquoi tu fais cette tête-là? Ca n’a pas l’air de te faire plaisir.
Non, ça ne me fait pas vraiment plaisir. Le moment du choix est venu. Partir avec Nielle et perdre l’espoir de retourner un jour à mon époque ou rester ici pour tenter de rentrer chez moi et perdre Nielle pour toujours.
– Si! si! Ca me fait très plaisir. C’est juste que je réalise pas encore. Laisse-moi le temps de me réveiller!
Je pose les croissants sur le plateau. Vachement bien foutus ces chronostats. On nous a livré les croissants il y a trois jours et ils sont encore tout chauds. Voyons si je n’ai rien oublié: café, sucre, beurre, confiture, jus de fruits… Mmoui, tout est là. Pas vraiment conformes à la diététique contemporaine, ces p’tits déjs façon 20ème siècle. Mais ça me fait du bien et ça amuse beaucoup Nielle.
Alors que je sors de la cuisine, Nielle m’interpelle:
– Je ne comprends toujours pas pourquoi tu insistes pour préparer le petit déjeuner toi-même. Pourquoi ne laisses-tu pas cette tâche au robot?
– C’est pour me donner l’illusion d’être utile à quelque chose. Et puis le robot, malgré toute sa bonne volonté, il fait le service d’une manière trop mécanique, il lui manque le… style.
Nielle désigne un petit pot contenant une substance dorée.
– C’est quoi là-dedans? Une nouvelle sorte de confiture?
– C’est du miel. C’est produit par des abeilles. J’ai eu de la peine à me le faire fabriquer. Je te garantis pas qu’il vienne de vraies abeilles, mais il est très bon. Goûte!
Elle trempe précautionneusement un doigt dans le pot, puis le porte à sa bouche.
– Hmm, délicieux. Peut-être un peu trop sucré, mais délicieux quand même. Chaque fois que tu me fais goûter une nouvelle spécialité du temps de l’Eclosion, je suis émerveillée par tant de raffinement.
– Mais qu’est-ce que tu crois? On n’était pas des sauvages. Chaque pays avait sa propre cuisine. Il y avait alors, rien que sur la Terre, une diversité culinaire au moins aussi importante que celle de tout le système solaire aujourd’hui.
Mon regard se perd dans le vide.
– Si un jour, je trouve le moyen d’y retourner, je voudrais que tu m’y accompagnes. Je voudrais tant te faire comprendre que, malgré tous les défauts de cette époque, il était possible d’y trouver le bonheur.
Nielle pose sa main sur mon bras.
– Tu sais très bien que c’est impossible. Allons, cesse de rêver. Notre avenir est dans les étoiles; pas dans le passé.
Un long silence s’installe. Nielle se décide à le rompre.
– Ce soir, il y aura une grande fête dans tout Rama pour célébrer la décision du départ. Il y aura aussi une présentation visuelle de la destination du vaisseau.
– Ben, je sais pas si j’ai vraiment envie de participer à cette fête. J’ai pas trop envie de me mêler à la foule, ces jours-ci. J’ai besoin de calme. S’il faut vraiment assister à cette présentation, je préférerais que ce soit juste entre nous, ou avec seulement quelques amis.
– C’est dommage, tu n’as pas encore participé à une fête depuis ton arrivée. Mais si tu préfères, on peut se rendre dans un endroit moins fréquenté. La présentation sera projetée sur le ciel, donc visible de n’importe où. Je vais en parler aux autres membres du noeud.
– Alors, comme ça, ça va.
Je crois que Nielle a réalisé que la perspective du départ me pose un problème. Néanmoins, elle fait comme si de rien n’était. Alors qu’elle se charge d’organiser la soirée, je me rends sur la terrasse et fais remplacer la calanque par le paysage que je suis en train de concevoir: le lac Léman vu, de nuit, depuis les hauts de Lausanne. A l’ouest, une fine bande de cirrus rougeoie encore au-dessus du Jura. En face, les crêtes enneigées du massif chablaisien reflètent timidement l’orgueilleuse clarté des cités de la rive helvétique. Une Lune rousse s’élève lentement au-dessus de la Tour d’Aï (Nielle trouve cette lune bizarre, trop nette, sans le halo que lui procure son atmosphère toute neuve). Coincées entre montagne et lac, les villes d’Evian et de Thonon scintillent en guirlandes oranges, jaunes ou blanches, parfois bleutées. Cà et là, la mouvance de points rouges ou blancs trahissent la présence d’un véhicule.
D’ordinaire, la reconstitution de ce paysage familier me procure un certain soulagement. Aujourd’hui, par contre, il me laisse une impression de malaise. Il y manque quelque chose, quelque chose d’important, de fondamental. Il y manque la Réalité, tout simplement. Dans cinq mégasecondes, environ deux mois, j’aurai perdu tout espoir de revoir l’original.
Je ne peux m’y résoudre sans être persuadé qu’il m’est effectivement impossible d’effectuer le voyage de retour. Il doit bien y avoir un indice quelconque dans le Réseau, indice qui me permettrait de m’aider dans mon choix définitif. Globule connaît le Réseau mieux que le fond de sa poche virtuelle. Il doit pouvoir m’aider.
Contrairement à nos rencontres précédentes, Globule n’apparaît pas à l’instant où je l’appelle, mais seulement au bout de quelques minutes.
– Désolé de t’avoir fait attendre. Avec cette histoire de fractionnement du Réseau, je suis débordé.
– Tu veux parler des conséquences du prochain départ de Rama, c’est cela?
– C’est fascinant, l’apparence que peuvent prendre certains événements dans votre univers, pour vous permettre de maintenir l’illusion de la réalité.
Fascinant, en effet. Pourtant, ce n’est pas la réalité de telle ou telle réalité qui me préoccupe.
– Ce départ, ou ce fractionnement, si tu préfères, me pose un grave problème. Ta connaissance quasi exhaustive du Réseau pourrait m’être utile.
– Je t’écoute.
– Si je pouvais avoir la preuve qu’il m’est impossible de retourner dans le passé, plus rien ne me retiendrait vers la Terre. Je pourrais partir le coeur léger, quelle que soit la destination. Mais quelque chose au plus profond de moi affirme que c’est possible.
– Hmm, je n’ai pas beaucoup de temps à te consacrer, mais peut-être que tu ne te poses pas la question correctement. Si tu trouvais une preuve que tu es retourné dans ce passé, cela faciliterait-il ton choix?
Pourquoi n’y ai-je pas pensé moi-même? Mais encore faut-il trouver. Tant que je ne trouverai rien, le doute subsistera.
– La crise des archives n’a-t-elle pas détruit la plupart des informations datant de mon époque?
– Certes, mais quelques trésors y ont échappé. Je te prépare un index de ce qui pourrait t’aider dans tes recherches… Voilà, c’est à ta disposition. A mon avis, tu devrais commencer par les bases de données généalogiques. Excuse-moi, mais il va me falloir te laisser. Je fais face à un dilemme similaire au tien: de quel côté de la fracture vais-je rester?
– Heu, tu ne peux pas te dupliquer pour être présent de chaque côté?
– Ha, c’est pas con comme idée, ça! Il va falloir y réfléchir. Merci, et à bientôt!
– A plus!
Bon, il me reste à explorer la liste de documents que m’a concoctée Globule. Par quoi vais-je commencer? Voyons… Annuaires téléphoniques de Dingxiang, Houston, Nairobi… Registre des naissances de la paroisse de Trifouilly-les-trois-platanes… Perles et Navets de la littérature francophone du 21ème siècle… Pff, autant chercher une planète bleue dans un amas de galaxies. Ha, peut-être ça? Généalogie des fidèles de l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, Salt Lake City. Les mormons avaient la réputation de baptiser leurs ancêtres pour leur permettre d’accéder au paradis. A cette fin, ils avaient constitué la plus grande base de données généalogique au monde. Un de mes descendants aurait-il embrassé cette foi? Qui sait? Ca vaut toujours la peine d’essayer.
La réponse est immédiate: Bernard Krummenacher, né à Moutier en Suisse le 1-11-1958 (-12), décédé le 16-6-2046 (76)!
Comment est-ce possible? Pour mes contemporains, j’ai dû disparaître en 1999, à l’âge de quarante ans. Comment ai-je pu mourir quarante-sept ans plus tard? Est-ce là, la preuve que je cherchais? Cette information est-elle vraiment fiable?
Je ferme la session de recherche. Devant moi, il n’y a plus qu’un coin d’Europe s’enfonçant lentement dans le sommeil, bercé par un doux clair de lune. Un avion clignote silencieusement dans le ciel, emportant ses passagers vers leur destin.
– En regardant ce paysage, je comprends que tu en aie la nostalgie.
Nielle est là, sur le seuil de la terrasse.
– Mon amour, je viens de faire une découverte extraordinaire. Je ne sais pas trop quoi en penser, mais il semblerait bien que je sois retourné en 1999.
– Arrête, s’il te plaît! Ce n’est pas qu’à toi, que tu fais du mal, c’est à nous deux.
Je fais réapparaître le résultat de ma requête.
– Mais je t’assure. Regarde! C’est écrit là. Je suis mort en 2046. La conclusion est évidente.
– Alors, si c’était vrai, n’y retourne pas, du moins pas tout de suite. Ca te laisserait combien de temps à vivre? Voyons… Même pas deux gigasecondes. Ici, tu pourras vivre au moins deux fois plus longtemps.
– Si je pars avec Rama, il ne sera plus question de retour, plus jamais.
– Eh bien, vivement que nous soyons partis. Tu pourras enfin te tourner vers l’avenir et cesser de rêver à l’impossible. Viens, on va se préparer pour ce soir. Lorsque tu connaîtras la destination de Rama, tu seras emballé.
– Ah bon, parce que tu la connais, toi, la destination?
– Bien sûr, comme tout le monde. Tu es sans doute le seul habitant de tout le système solaire à l’ignorer. Si tu t’intéressais un tant soit peu à ce qui se passe actuellement, au lieu de ne regarder que le passé…
D’un geste, elle balaie mes illusions, juin 2046, le reflet de la lune sur le Léman. Revoilà les cigales, la calanque, les vagues, la pinède.
– Désolé, mon coeur, mais moi je préfère la réalité!
Nous assisterons au spectacle du sommet d’une colline à proximité de l’une des nombreuses tours de Rama. L’endroit idéal pour une grillade sur un foyer improvisé. Je souris. Bah! C’est encore une de mes idées de barbare.
Lorsque Nielle et moi arrivons, le ciel commence à se teinter de pourpre. Tout le monde est là: Parmala, Tzing Tu, Mongo, Floanne et Marlok. Même Maïté la bonobo est présente. Elle s’était faite assez rare depuis ce soir tragique où tant de ses semblables ont été victimes de la bêtise humaine. C’est elle qui nous aperçoit en premier, alors que nous sommes encore à pédaler sur un sentier défoncé, luttant contre la force centrifuge de la station orbitale. Elle court comme une folle autour de nos vélos, s’approchant si près que nous sommes forcés de mettre pied à terre pour éviter un accident.
– Chic, vous êtes venus tous les deux. On va voir le grand anneau dans le ciel. Allez, prête-moi ton vélo! J’ai envie de m’amuser.
Sans attendre de réponse, la bonobo saute sur mon engin, me laissant juste assez de temps pour me dégager.
– Hé! Attends! Il est bien trop grand pour toi.
Inutile. La furie est déjà loin, pédalant de toutes ses forces. Le véhicule s’est adapté à la taille de sa nouvelle passagère, comme toute bicyclette qui se respecte. Nielle se lance à sa poursuite en riant. Maïté pousse des cris joyeux que son traducteur peine à couvrir.
– Hou! Hou! Ils arrivent! Ils arrivent!
Bon, ben… Je vais continuer à pied.
Ils se tiennent autour d’un rocher laissé là par un glacier sorti tout droit de l’imagination des concepteurs de la station. Ils m’attendent avec impatience. Avant mon réveil, je n’étais pour eux qu’une curiosité, un simple sujet d’étude scientifique. Ce n’est plus le cas. Je vois bien qu’ils ont une réelle affection pour moi. Ce qui n’était à l’origine qu’une association d’individus aux motivations diverses s’est transformé en un groupe d’amis dont je fais intégralement partie. Je me sens bien auprès d’eux. Et pourtant, je ne peux éviter de les observer avec un certain détachement. Est-ce le fossé culturel, creusé par cinq siècles d’évolution des mentalités, qui m’empêche de me fondre dans leur amitié? Ne serait-ce pas plutôt que je suis comme ça, que je l’ai toujours été, séparé des autres par une barrière invisible et pourtant si difficile à franchir? Si Nielle n’avait pas pris l’initiative, serais-je parvenu à lui avouer mes sentiments? Supportera-t-elle longtemps mon apparente indifférence? Acceptera-t-elle indéfiniment que, face à une difficulté, je pallie à mes problèmes de communication par un réflexe de fuite? Oui, c’est cela: la fuite. C’est en fuyant les difficultés que je me suis retrouvé ici. C’est encore pour fuir que je cherche absolument à retourner en 1999. Et même si j’y parviens, ne chercherais-je pas à fuir encore et encore? Je voudrais tant parvenir à expliquer cela à Nielle, mais je sais que j’en suis désespérément incapable. Ce soir, je vais devoir choisir entre l’amour et l’amitié que l’on m’offre si généreusement et une nouvelle fuite inutile. Nielle, je t’en conjure, si tu ne m’aides encore une fois, je sens que je vais à nouveau commettre l’erreur de ma vie.
Ca y est. Je suis auprès d’eux. Echange des salutations d’usage. On m’offre à boire. Marlok s’approche de moi, les bras grands ouverts.
– Ah, Bernard! Quel plaisir de côtoyer la seule personne qui aura été contemporaine des deux Eclosions! Cela doit te procurer des sensations extraordinaires, n’est-ce pas? Il faut absolument qu’un de ces jours je te présente à des amis qui ont très envie d’écouter ce que tu as à leur raconter sur les jours glorieux de la première Eclosion.
– Ben, tu sais, mis à part les années soixante lors de la course à la Lune, l’exploration spatiale n’avait pas grand-chose d’exaltant. Bien sûr, il y avait de grands moments, comme lorsqu’une sonde renvoyait des images époustouflantes de l’autre bout du système solaire. Mais ces rares instants étaient noyés dans la lutte permanente contre l’érosion des crédits. Il y avait, paraît-il, tant de gens qui souffraient et qui auraient eu bien plus besoin de cet argent. Ce qui n’empêchait pas des centaines de milliards de dollars de couler en permanence vers les industries de l’armement. Non, crois-moi: ni toi, ni tes amis, si vous aviez vécu à cette époque, ne l’auriez trouvée très passionnante.
Un instant, Marlok semble pris de confusion. Un instant seulement. En riant, il me donne un coup de coude dans les cotes.
– Sacré farceur, va! Tu t’imagines que je vais gober tes radotages de dépressif profond? Allez, avoue que, chaque matin, tu chantais des louanges aux glorieux héros du cosmos.
Ma parole, il est encore plus barge que je ne l’imaginais. Il a dû apprendre à lire dans des recueils de la propagande soviétique, ce type-là.
Floanne s’interpose.
– Excuse-moi, mon gros Mamar! Le chronostat fait un drôle de bruit. J’ai peur qu’il ne tombe encore en panne. Tu ne pourrais pas y jeter un oeil?
– Quoi, encore? Tu as essayé de lui donner une baffe sur le côté?
– Ca n’a rien donné.
– Bon, alors je vais aller voir. Heu, Bernard… je suis désolé. Nous reprendrons cette conversation passionnante un peu plus tard.
C’est cela, oui. Merci Floanne. Elle pose sa main sur mon bras.
– Il ne faut pas lui en vouloir. Depuis que ses amis et lui ont réussi à convaincre au départ les habitants de Rama, il se comporte comme un vrai gamin. Il ne réalise pas que cela signifie la fin de notre couple.
– Comment ça? Tu ne veux pas partir?
– Grands dieux non! Il n’en est pas question. Je n’ai aucune envie d’aller servir de pâture à ces horribles monstres qui peuplent l’univers.
– C’est un point de vue. Et que comptes-tu faire? Tu vas descendre sur Terre?
– Je ne sais pas encore. Il y a d’autres stations orbitales. Ou alors Mars. Malgré l’étrangeté de ses habitants, cette planète a toujours exercé une certaine fascination sur moi. Et toi? Quelque chose me dit que tu n’es pas enchanté par la perspective du départ.
– Je vais rester avec Nielle, évidemment. Que pourrais-je faire d’autre? Sur Terre, tous ceux qui comptaient pour moi sont morts depuis des siècles. Bien entendu, si l’on m’offrait la possibilité de retourner en 1999…
– Pourquoi pleures-tu tes racines? Les humains n’ont pas besoin de racines. Ce sont les plantes qui ont des racines. Comme dit Marlok, la Terre n’est qu’un bourgeon. La fleur une fois éclose disperse son pollen dans le vent.
– Peut-être as-tu raison. Mais dans ce cas, pourquoi désires-tu rester?
Floanne n’apprécie pas la tournure que prend notre conversation. Sans un mot, elle se détourne et va se resservir à boire. Je suis seul parmi mes amis. Je regarde alentour. Mongo, Nielle et Maïté sont penchés sur une console. L’historien commente des images à grand renfort de gestes. Parmala dialogue avec Tzing Tu. Aux coups d’oeil qu’ils jettent dans ma direction, je devine être le sujet de leur conversation. La psychologue me sourit et me fait signe de les rejoindre.
– Alors, comment va notre naufragé du temps?
– Il fait aller.
– On dirait que la perspective du départ ne t’enthousiasme pas. Est-ce que je me trompe?
– Non, Tzing Tu, tu ne te trompes pas. Pourquoi serais-je enthousiasmé? Si je suis ici, c’est uniquement par accident, ne l’oublie pas.
– Justement, rien ne te retient. Et puis, je crois savoir que les voyages dans l’espace peuplaient tes rêves d’enfant. Ils vont enfin pouvoir se concrétiser.
– Ah oui! Mes rêves d’enfant. Parlons-en. Partir vers les étoiles. Mais je suis mort de trouille chaque fois que je dois me rendre dans un lieu qui m’est inconnu. Bon, une fois sur place, heureusement, ça s’arrange.
– Eh bien, c’est tant mieux. Ton angoisse disparaîtra dès que le vaisseau aura appareillé.
– Mais ce n’est pas là qu’est le problème. Je suis prêt à vous suivre n’importe où, si cela ne réduit pas à néant mes chances de rentrer chez moi. Chez moi, en 1999!
Le médecin et la psychologue échangent un regard de connivence. Parmala prend la parole.
– Je suis désolé, Bernard. Ce n’est sans doute pas le moment idéal pour aborder ce sujet, mais tu as toujours refusé de te rendre aux consultations que nous te proposions.
Je les observe avec méfiance. C’est Tzing Tu qui poursuit.
– Bernard, avant ton réveil, nous avons diagnostiqué que tu souffrais du syndrome d’Asperger, une certaine incapacité à établir des liens sociaux normaux.
Il y a des choses que je n’aime pas entendre. En voilà une.
– Oui, et alors?
– Il nous serait très facile d’y remédier. Mais avant d’entreprendre quoi que ce soit, il nous faut obtenir ton accord, évidemment.
– Vous voulez me faire un lavage de cerveau?
– Non, non, on ne peut pas appeler ça ainsi. Il s’agit juste de briser quelques inhibitions, de renforcer certaines affinités, d’ajuster quelques tendances psychosociales. Rassure-toi, ta personnalité n’en sera pratiquement pas affectée.
Ah, ça y est. Ils se décident enfin à me faire entrer dans leur moule. Pour faire de moi une petite boucle de ficelle que l’on va emprisonner dans un noeud bien serré. Il n’en est pas question. Je tiens à rester moi-même, quitte à demeurer un asocial toute ma vie. Quoique, d’un autre côté…
– A priori, c’est non! Je ne vous laisserai pas bidouiller mon âme.
– Eh bien, qu’il en soit ainsi. Mais si tu changes d’avis, n’hésite pas à nous le signaler.
– Foutez-moi la paix!
Ecoeuré, je quitte le groupe et vais m’asseoir dans l’herbe, à quelque distance. Mon regard se perd dans la brume rosée qui dissout le paysage, là-bas, à l’autre extrémité du cylindre. Le pire, c’est qu’ils ont probablement raison.
Nielle vient s’accroupir à mon côté.
– Ca va bientôt commencer. Tu nous rejoins?
– Hmm. Je préférerais rester ici, seul avec toi.
– OK. Attends-moi un instant.
Elle revient avec un disque doré qu’elle dispose devant nous.
– Voilà, comme ça, on aura aussi le son. Heureusement, Mongo avait emporté deux consoles.
– J’espère ne pas avoir vexé les autres.
– Non, ils comprennent.
Les dernières lueurs du crépuscule s’éteignent. Le ciel est plein d’étoiles. Juste au-dessus de nous trône la Grande Ourse.
– C’est bizarre, on dirait que cette constellation est répétée de nombreuses fois sur le ciel.
– C’est normal. Le spectacle doit être visible depuis n’importe quel endroit dans la station.
D’abord imperceptibles, juste une impression, puis un léger murmure, quelques notes commencent à s’élever dans l’obscurité. Elles s’assemblent pour composer une musique étrange, aussi étrange que le monde qui m’entoure.
Tiens, il y a une étoile de plus dans le chariot. Une étoile bleue. On dirait qu’elle grandit. En fait, il s’agit d’une planète. Une planète comme la Terre, couverte de nuages, avec ses océans, ses continents.
– Une planète habitable. C’est vers elle, que va se diriger Rama?
– Mais non, mon gros bêta. C’est la Terre! Tu ne la reconnais pas?
Mais bien sûr. Ce continent presque rond, c’est l’Antarctique. La calotte glaciaire ne le recouvre plus entièrement. C’est pour cela que je ne l’ai pas reconnu immédiatement. Et là, c’est la Patagonie, la pointe australe de l’Amérique du Sud.
Une voix solennelle se met à égrener les principales étapes de l’Eclosion, depuis les premières fusées d’artifice lancées par les Chinois, jusqu’à l’établissement des lointaines colonies d’exploitation cométaires de la ceinture de Kuiper.
La musique atteint son paroxysme. Une ombre cylindrique glisse lentement devant le disque bleu et blanc. Le narrateur raconte la construction de Rama, justifie le délai de près de quatre gigasecondes (plus d’un siècle) avant l’appareillage par la nécessité de s’assurer du bon fonctionnement de l’écosystème du vaisseau. Il ne fait en revanche aucune allusion à l’influence que les événements survenus récemment sur la Lune ont pu avoir sur la décision du départ. Finalement, il rappelle que, parmi les nouveaux noms proposés pour le vaisseau, c’est celui d’Eclosionus qui a reçu l’adhésion de la majorité des avis exprimés, et que, bien sûr, chacun était entièrement libre d’utiliser n’importe quel autre nom.
Soudain, une lueur bleutée enveloppe le cylindre. Celui-ci semble accélérer son mouvement. La caméra se lance à sa poursuite. La Terre sort du champ. La caméra s’immobilise à l’avant du vaisseau. Il n’y a plus que des étoiles dans le ciel. Mais elles ne sont plus fixes. Quelques-unes, proche du zénith, s’écartent lentement, déformant ainsi les constellations dont elles font partie. D’abord très faible, une étoile située exactement au zénith devient de plus en plus lumineuse. Les autres étoiles stoppent leur mouvement. Bientôt, un arc d’ellipse lumineux se forme au-dessus de l’étoile. Il s’agit d’un anneau extrêmement fin entourant l’astre. Au fur et à mesure du rapprochement, des détails apparaissent à la surface de l’anneau. Celui-ci se présente comme un tore recouvert d’eau. De nombreux continents parsèment les océans. Le tout est plongé dans une atmosphère semblable à celle de la Terre.
Quel spectacle effarant! A première vue, le petit diamètre du tore semble comparable à celui de la Terre. Mais comme le grand diamètre mesure au moins cent millions de kilomètres, il est possible d’avancer sur près de quatre cents millions de kilomètres avant de rejoindre son point de départ, dix mille fois la circonférence de ma planète natale. J’avais lu un roman de science-fiction qui parlait d’un monde de ce type. Je n’aurais jamais cru qu’il puisse en exister réellement.
– C’est vers ce truc qu’on va aller?
– Oui, c’est passionnant, non?
– Mais attends, un tel monde ne peut pas exister. La masse de cette chose doit être absolument démentielle. Sans doute des milliers de masses solaires. Elle devrait s’effondrer instantanément en un gigantesque trou noir.
Nielle rejette mes objections quant à la réalité de ce monde torique.
– Mais si, il existe vraiment. Il est situé à environ cent cinquante années-lumières d’ici. Le plus surprenant, c’est que sa masse apparente ne dépasse pas celle de trois soleils.
– Mais ça ne peut en aucun cas s’être formé naturellement. C’est forcément artificiel.
– Absolument. Et il est le siège d’un intense trafic spatial.
Je suis abasourdi, pas tant par l’aspect surnaturel d’une telle chose que par l’incroyable naïveté des promoteurs de l’expédition.
– Et c’est vers un monde habité que vous voulez envoyer un vaisseau bourré de centaines de millions d’habitants?
– Effectivement. Tu y vois un problème?
– Et comment! Je ne suis pas sûr que tu serais très enchantée si tu voyais arriver chez nous un tel vaisseau peuplé de millions de lézards à huit pattes?
– Attends, c’est pas la même chose. Ce monde-là est si vaste qu’il doit déjà abriter des milliers de milliards d’individus. Nous ne représentons aucune menace pour eux.
– Laisse-moi rester sceptique.
Toutefois, petit à petit, l’idée d’aller visiter ce monde insensé s’impose comme une impérieuse nécessité. Comment pourrais-je vouloir retourner sur une petite planète surpeuplée, rongée par la pollution et la violence, alors que s’offre à moi la possibilité d’aller explorer ce qui est sans le moindre doute l’une des principales merveilles de la galaxie, voire de tout l’univers?
– Nielle, je crois que tu as gagné. Sans la moindre hésitation, je pars avec vous, avec toi.