Le radio-réveil ne s’est pas encore mis en marche. Profitons de ces dernières minutes de quiétude. Cette journée s’annonce aussi chiante que toutes les autres. Et il y a ce vieux compilateur qui est encore plus pourri que les programmes à déboguer. Ha, si seulement c’était le week-end. Mais… si la radio ne fonctionne pas, c’est peut-être qu’on est samedi, ou dimanche. Quelle heure est-il?
Je me tourne vers la table de chevet. J’ouvre les yeux. Une seconde de stupeur. Puis la réalité.
Des voix dans le salon. Nielle discute avec quelqu’un. c’est la voix de Mongo.
– En fait, je voulais parler à Bernard.
– Il est là, mais il dort encore.
Rapidement, j’enfile un pantalon et sors de la chambre. Nielle et Mongo sont sur la terrasse. Elle est allongée sur le transat, nue. Lui est debout sur le chemin qui mène à la calanque.
– Ha, Mongo! Quel bon vent t’amène? Mais ne reste pas là dehors. Entre! Il y a du café et j’ai réussi à trouver des croissants comme à mon époque. Tu vas te régaler.
Il reste sur place et me regarde d’un air amusé. C’est alors seulement que je réalise que Mongo n’est pas présent physiquement. Ce que je vois n’est que son image incrustée dans le paysage artificiel.
– Merci, mais je ne fais que passer. Ce sera pour une autre fois, avec plaisir. Bernard, je voudrais m’entretenir avec toi. Pourrais-tu passer à mon bureau ce matin, si ton emploi du temps le permet?
– Je vais jeter un coup d’oeil à mon agenda. Cela fait plus de cinq siècles que je ne l’ai plus consulté. Mais je serais très surpris s’il y avait un empêchement.
Je fais semblant de consulter un agenda en papier.
– Voyons voir. Heu… Dentiste: Zut, j’ai oublié d’annuler ce rendez-vous. Bof, tant pis, c’est un peu tard maintenant. Non, c’est bon. J’ai rien de noté pour aujourd’hui. A quelle heure désires-tu me voir?
– C’est sans importance. Je serai là au moins jusqu’en milieu de journée.
– Bien, le temps de me préparer et de rejoindre ta tour, je devrais être là d’ici une heure, une heure et demie.
– Alors, à tout de suite. Au revoir, Nielle.
D’un coup, Mongo disparaît. Il a raccroché.
– Nielle, tu m’accompagnes?
– Non, je suis désolée. J’ai à faire. Je te rejoindrai dans l’après-midi.
En passant par le moyeu, je décide de faire une courte incursion dans le domaine des zérogés. Mais comment y accéder? Noyé dans la foule, je fonce actuellement dans le courant d’air qui me conduit chez l’historien. Peut-être qu’en m’adressant à mon mentor?
– Hé! Jiminy! Du moment qu’on est ici, j’aimerais bien faire un petit tour du côté de chez les zérogés. C’est possible?
Jiminy ne me répond pas. Un mentor ne s’exprime en public qu’à de très rares exceptions, seulement si la sécurité d’un individu est en jeu. Mais il n’est pas sourd pour autant. Dans les secondes qui suivent ma requête, je me sens déporté vers l’extérieur du flot des voyageurs. J’en suis bientôt séparé et dirigé vers une ouverture dans la paroi. Le couloir dans lequel je suis envoyé est bien plus long que celui qui conduit au métro express.
Soudain, le couloir prend fin et je me trouve précipité au sein d’une vaste cavité. La surprise qui m’assaille est comparable à celle du jour de mon réveil, lorsque, émergeant du sous-sol, je découvrais le monde cylindrique.
Le monde des zérogés, lui, ressemble à une éponge, ou plutôt au squelette d’un cactus. Essentiellement vide, environ un pour cent de son volume est occupé par une architecture comme je n’en avais jamais vu, ni même rêvé. Ce que je dois bien appeler des maisons sont des boules plus ou moins grosses et plus ou moins rondes reliées entre elles par un réseau serré de filaments. On dirait des gouttes de rosée sur une toile d’araignée dans les premières lueurs du matin. Par endroits, les bâtiments sont disposés à intervalle régulier, prenant l’aspect de réseaux cristallins. Ailleurs, une croissance anarchique semble avoir présidé à l’organisation chaotique du quartier. Chacune des boules est peinte d’une couleur particulière, un dégradé harmonieux s’étalant le long des filaments.
Il y a de la végétation sur presque toutes les boules: des fleurs inconnues et des arbres aux formes étranges ayant depuis longtemps renoncé à croître à la verticale dans ce monde sans gravité. On voit également des végétaux ne faisant partie d’aucune des catégories apprises durant les vagues cours de botanique de mon enfance. Quelque chose entre algue et fougère, qui flotte librement entre les bâtiments.
La lumière est diffusée par de grosses sphères disposées au centre des plus grands espaces libres. D’autres sphères plus petites sont placées directement dans les structures urbaines afin d’éclairer les zones épargnées par les luminaires principaux.
Derrière moi, se dresse à perte de vue la limite extérieure de l’empire des zérogés. Ce dernier s’étend devant moi sur plus de cent cinquante kilomètres. Mais je n’en vois que la lisière, comme les arbres qui cachent la forêt. Emporté par le courant d’air, je m’y enfonce rapidement.
Il ne faut qu’une minute pour que l’immense paroi, limite extérieure du monde des zérogés, disparaisse à ma vue. Autour de moi, il n’y a plus que ce fouillis de bâtiments à l’architecture délirante.
J’ai l’impression de tomber dans la direction de mon mouvement. Alors, disons que le bas est devant moi. Dans un sens, c’est rassurant d’avoir un minimum de points de repère. D’un autre côté, il est évident que cette chute n’en est pas une. Lors d’une véritable chute libre, l’impression de mouvement est surtout donnée par l’air hurlant qui fouette le visage à plus de deux cents kilomètres à l’heure. Cette chute-ci correspond plus à un rêve: un vol calme et silencieux au sein d’un décor improbable. Lorsque ma trajectoire me rapproche quelque peu d’un bâtiment, je n’ai pas le temps de l’observer en détail, le courant d’air change de direction et m’entraîne ailleurs. Lentement se développe en moi un sentiment de frustration. J’aimerais pouvoir toucher ces choses autour de moi, mais c’est comme si mon subconscient refusait de m’en laisser tester la réalité.
Je dois rêver, c’est sûr. D’autant plus que je prends conscience d’une autre anomalie: il n’y a personne dans ce décor. Outre les maisons, il n’y a ici que de la végétation. Pas la moindre trace de vie animale. Quoique… Ces choses-là, près des maisons. Je les confondais avec les plantes flottantes. On dirait des anguilles. Oui, c’est ça, de grosses anguilles. Très très grosses d’ailleurs. Mais d’humains, aucun. Ni homos, ni grands singes. Si je n’étais pas en train de rêver, j’en verrais des quantités.
Ce rêve a assez duré. Je veux me réveiller et sentir le corps de Nielle collé contre moi. Mais on ne quitte pas un rêve juste comme ça. Un rêve, c’est comme un cheval sauvage, ce n’est pas facile à dompter. Je commence par me débattre contre le courant d’air. Autant dire sans succès. Je parviens juste à me mettre à tourner sur moi-même. Le décor se lance dans une folle sarabande: les maisons, les plantes, les anguilles, tout tourne autour de moi, tourne, tourne. J’en ai la nausée. Je m’agite encore plus dans une tentative désespérée pour faire stopper ce manège. En vain.
Soudain, je me sens happé par une force invisible, comme sucé par un aspirateur géant. Durant quelques secondes, je suis ballotté en tous sens. Puis le calme revient. La sensation de chute a disparu. Rêve ou pas, tout ce que j’ai réussi à faire, c’est de me faire expulser du courant d’air. Me voilà bien avancé.
Quand j’ai demandé à Jiminy s’il était possible de visiter le monde des zérogés, il a dû me concocter un tour de ville en autobus. Moi, j’ai rien trouvé de mieux que de sauter en marche. Et voilà le résultat: je suis seul, dérivant lentement à plusieurs centaines de mètres de la plus proche des maisons. Ce n’est plus un rêve. C’est un cauchemar. Quel imbécile je fais! Heureusement que Nielle ne me voit pas. Heu… C’est même pas dit, ça. Elle est peut-être en train de se moquer de moi avec ses collègues. A moins qu’elle ne soit morte de honte.
C’est le moment que choisit Jiminy pour se manifester. Le mentor déploie ses élytres et s’envole. Il effectue deux ou trois acrobaties autour de moi et vient s’immobiliser à vingt centimètres de mon visage.
– Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire aux divinités virtuelles pour devoir m’occuper d’un empoté comme toi? C’est pas croyable. T’en loupes pas une. Je me décarcasse pour t’improviser une excursion chez nos amis les zérogés. J’use de mon influence pour t’obtenir un guide local pour la visite du saint des saints et toi, toi, qu’est-ce que tu fais? Tu te débrouilles pour sortir du flux porteur en plein milieu de nulle part. Tu le fais exprès ou quoi? Mais quel con! On va faire quoi maintenant, hein? J’aimerais savoir.
Ho putain, ça fait des lustres que je ne me suis pas fait engueuler de la sorte. Heureusement que ça, y a personne d’autre qui l’a entendu, du moins en principe. Mais Jiminy a raison. On va faire quoi, maintenant?
– Ben heu… Je… je sais pas. S’il y avait quelqu’un dans le coin, on pourrait appeler à l’aide. Mais c’est vrai que le coin est plutôt désert. Heu… Tu m’en veux beaucoup?
– Non, rassure-toi! Je ne suis pas conçu pour cela. Mon accès d’humeur, c’était, disons, dans un but purement… éducatif. Juste pour que tu évites à l’avenir ce genre de comportement puéril.
Je ne réponds pas. Jiminy reprend la parole.
– Ah, le coin n’est pas aussi désert que tu le crois. On va venir nous porter secours. Regarde sur ta gauche!
Sur ma gauche? Il n’y a rien de particulier, enfin rien de plus particulier que dans m’importe quelle autre direction. Il y a bien une de ces anguilles qui paraît se diriger par ici. Serait-ce les secours? A cette distance, je distingue une dizaine de tentacules noirs qui s’agitent à l’avant. Qu’est-ce que c’est que ça? Ca doit mesurer dans les cinq mètres de longueur. En tout cas, ce n’est pas une machine, ni un robot. C’est beaucoup trop souple. C’est un animal. Mais je n’ai jamais rien vu qui ressemble à cette chose.
Mais? Ma parole, c’est un être humain! Ce que je prenais pour des tentacules ne sont que ses cheveux noués en longues tresses. Seule sa tête a une taille normale. Le reste du corps est démesurément allongé. De près, la comparaison avec une anguille n’est pas appropriée. Non, l’image qui s’impose est celle d’un phasme, un de ces insectes dont la forme imite celle d’une brindille ou d’une petite branche. Heu, dans le cas présent, la branche, elle n’est pas si petite que cela.
Il m’a enfin rejoint. Littéralement, il enroule ses mains autour d’une de mes chevilles et d’un de mes bras. C’est pas possible! Ses doigts ont au moins vingt centimètres de longueur.
L’homme phasme me dresse en face de lui. Voyant ma mine déconfite, il éclate de rire.
– Alors, petite chenille, tu ne sais pas voler? Tu ne t’es pas encore transformé en papillon?
– Apparemment pas, non.
Là, je ne saisis pas du tout le comique de la situation. C’est vrai, quoi. J’aimerais bien voir comment il se débrouillerait, lui, soumis à une gravité d’un G. Sûrement pas mieux qu’un vulgaire bout de bois mort. Ouais!
Evidemment, je me garde bien de lui dévoiler mon irritation. Il plaisante surtout pour tenter de me rassurer. Ma maladresse ne peut justifier aucune rancoeur à son égard. Mais comment fait-il pour évoluer si facilement dans cet environnement? Lui non plus n’est pas un papillon.
– Tu fais comment pour voler? Tu n’as pas d’ailes.
– Tu vois ces petits tubes sur mon dos et mes jambes? Ce sont des turbines à air que je peux contrôler directement par la pensée.
– Hein? Par télépathie?
– Non. Sur ma peau, des capteurs détectent l’activité de certains nerfs. Nous apprenons très jeunes à les contrôler. C’est aussi simple pour nous, que de marcher pour vous.
Je m’attendais à ce que le géant me mène vers le bâtiment d’où il est venu. Mais en réalité, nous nous en éloignons.
– On va où, là?
– Je te reconduis vers le flux porteur. Tu pourras ainsi continuer ton voyage. Mais sois prudent, s’il te plaît.
– Merci de m’avoir porté secours. Je ne sais comment je m’en serais sorti tout seul.
– Oh! Sans problèmes, me répond-il. Avec un peu de chance, tu aurais dérivé une heure ou deux avant de te poser délicatement sur un immeuble. Attention! Nous arrivons. Tu vas être un peu secoué. Bonne route!
Il me pousse en arrière. Très vite, je suis happé par des turbulences. L’impression de chute à repris. L’excursion continue. Je crois que je vais simplement admirer le paysage et surtout éviter de prendre des initiatives.
Jiminy est de retour sur mon épaule. Je lui demande:
– C’était un zérogé, n’est-ce pas?
Je prends son silence pour une approbation.
– D’après l’attitude de Floanne, je pensais bien qu’ils étaient différents de nous, mais je ne savais pas si cette différence était physique ou culturelle. Je comprends maintenant pourquoi on n’en voit pas dans l’anneau extérieur. Ils seraient obligés de ramper comme des limaces. Ha, ha!
Jiminy reste silencieux. C’est tant mieux. Cette remarque désobligeante à l’égard des zérogés m’aurait valu une nouvelle réprimande.
Le paysage se renouvelle sans cesse, tout en restant semblable à lui-même. Cela fait vingt minutes que je me faufile à vitesse réduite dans ce monde fou, fou, fou. Sans grand espoir, je demande à Jiminy si tout le monde des zérogés est comme cela. A ma grande surprise, il daigne me répondre.
– Il y a de nombreux sites très originaux. Mais comme tu n’as pas beaucoup de temps à ta disposition, j’ai choisi de t’emmener voir l’un des plus significatifs de la culture zérogés.
– C’est à dire?
– Je te laisse découvrir par toi-même.
Petit à petit, la taille des bâtiments s’agrandit, ou c’est leur densité qui augmente, voire les deux, difficile à dire. Je suis à présent dans ce que je dois bien appeler une ville, les bâtiments n’étant plus séparés que par quelques mètres.
Le courant d’air me conduit le long d’une avenue très fréquentée. Des gens s’introduisent et s’extraient en permanence des flux porteurs. La plupart sont des zérogés, avec la même proportion de grands singes que dans la couronne extérieure. Les autres sont des terriens, enfin au premier abord. Certains ont un teint verdâtre. Ce sont des martiens, d’après ce que m’a dit Nielle. Ils sont légèrement plus grands que la moyenne des terriens, entre deux mètres et deux mètres trente. D’autres avoisinent les trois mètres. Si la taille des individus adultes est bien déterminée par la gravitation de leur monde d’origine, ceux-ci doivent provenir de la Lune ou des satellites des planètes géantes.
Soudain, je débouche sur l’équivalent d’une grande place. Une immense caverne de… Ho, bien trois ou quatre kilomètres de diamètre. Au centre flotte, sans attache visible, une grosse sphère lumineuse. Elle a cette clarté crue à la fois bleue et blanche caractéristique du Soleil fixé sans protection. Par réflexe, je détourne mon regard, pour éviter l’éblouissement.
Les gens qui m’entourent n’ont pas l’air d’être incommodés. Je dois faire un effort intense pour briser le tabou instauré par des centaines de millions d’années d’évolution: tu ne regarderas pas le Soleil en face!
Effectivement, je ne suis pas ébloui. J’ai l’illusion d’être ébloui, mais sans l’être. Une fois la surprise passée, je parviens à examiner la chose. Elle n’est que légèrement lumineuse, tout est le résultat d’un effet de couleurs que je ne parviens pas à expliquer. Il s’en dégage une impression étrange de beauté et de puissance. Je suis envahi par une émotion que je n’avais encore jamais ressentie: J’ai l’impression de me sentir proche du coeur même de l’Univers, là où les choses sont faites et défaites, là d’où je viens et là où je retournerai.
Il n’y a pas de doute, cette chose doit être un temple. Mais pour quelle divinité a-t-il été érigé?
Le flux porteur me libère à quelques encablures de la sphère. Je pourrais me croire en orbite autour d’une planète, mais l’espace environnant n’a rien du cosmos. Me voilà flottant doucement parmi les stands d’un marché semblable à n’importe quel autre marché dressé sur une quelconque place de village. Oh! Bien sûr, je parle de l’ambiance, du bagou des vendeurs, des odeurs et des couleurs. Les stands eux-mêmes sont adaptés aux conditions de microgravité qui prévalent en ce monde. Les marchandises sont enfermées dans des nasses comme des poissons dans un aquarium. Les clients désignent les articles convoités que les bras habiles et démesurément longs des vendeurs vont repêcher.
Des mains courantes et autres poignées sont à disposition un peu partout pour éviter que les maladroits dans mon genre ne sèment la pagaille. Un vendeur de fruits et légumes me fait goûter à quelques-unes des spécialités locales. Ce que je prenais pour une poire est en fait un agrume au goût vanillé. Ces framboises grosses comme des pruneaux ont une délicieuse saveur de… framboises.
Plus loin, je flâne parmi les échoppes des fripiers. Je me vois proposer des accoutrements encore plus bizarres que ceux portés par les terriens de Rama. De toute manière, il n’y a rien à ma taille, loin de là. Les stands des brocanteurs, en revanche, me fascinent.
On y trouve plein de trucs bizarres dont je n’arrive pas à déterminer l’usage. J’enfonce mes mains dans une nasse pour essayer de fouiller dans la masse des objets flottants. Hélas, mes petits bras de terrien ne me permettent pas de plonger très profond. Je parviens toutefois à en extraire quelques gadgets datant de mon époque. Par exemple, une montre Swatch au plastique à moitié décomposé. Je la secoue pour voir si elle marche encore. Peine perdue. D’ailleurs, il y une fine croûte blanche qui à coulé du logement de la pile. C’est quoi, ça? Ho, un CD-ROM. La sérigraphie est écaillée, mais on peut encore lire: « LINUX Flight Simulator 2012 » au-dessus de la silhouette des gratte-ciel de Manhattan. Mais est-ce vraiment New York? On ne voit pas les tours jumelles du World Trade Center. Bah, il peut s’agir de n’importe quelle autre ville. C’est pas ce qui manquait à l’époque. Et ça, qu’est-ce que cela peut bien être? Une boule grosse comme une orange, avec un chalet suisse imprimé dessus. Mon coeur se met à battre très fort, alors que ressurgissent des souvenirs d’un autre temps. Le vendeur remarque mon intérêt pour cet objet insolite.
– Il fonctionne encore parfaitement. Fais-le tourner rapidement sur lui-même.
Suivant son conseil, j’essaie maladroitement d’imprimer un mouvement de rotation à la boule. Celle-ci en profite pour aller se perdre parmi les vieilleries, non sans m’avoir auparavant gratifié d’un long « Mmeeeuuuuuh » plaintif. Une bête boite à Meuh. Pff, quelle connerie!
Je fouille encore machinalement dans l’une ou l’autre nasse, lorsqu’une longue main se pose sur mon épaule.
– Bernard?
Etonné, je me retourne tant bien que mal. Qui donc peut-il bien me connaître en ce lieu?
Je me retrouve face à un zérogé étrangement vêtu. Il porte une robe très large de couleur blanche. Des reflets multicolores jaillissent des plis du tissu. Mais est-ce vraiment une robe? On dirait plutôt une sorte de sac dont ne dépasseraient que la tête et l’extrémité des quatre membres. Sa taille est serrée par une grosse ceinture comportant une série de larges rubans à l’arrière.
– Oui, c’est moi! Heu, à qui ai-je l’honneur?
– On me nomme Hawakata. Je suis un simple moine au service de la Princesse. Ma tâche, aujourd’hui, est de te guider dans le grand temple de son Altesse et si tel pouvait être ton désir, vers les révélations de la Brume.
Princesse, Brume… C’est quoi, ce charabia? En tout cas, il ne s’agit d’aucune des grandes religions qui étaient pratiquées à mon époque. L’ambiance étant propice aux illuminations mystiques, il va me falloir faire bien attention de ne pas me laisser endormir par cette soi-disant Brume.
– Je me demandais justement si l’on pouvait visiter. Je n’ai pas l’âme très religieuse, mais la curiosité me ronge de découvrir les trésors que doit receler cet endroit… si… magique. Et j’aimerais bien sûr savoir de quelle nature est le culte que l’on y pratique.
– Il te faut d’abord observer, puis ressentir. Ensuite seulement, tu pourras poser les bonnes questions. Pour l’instant, installe-toi sur mon dos et serre bien les sangles. Je ne voudrais pas te perdre en chemin.
Ces rubans que je prenais pour de simples décorations forment en fait un harnais. Il s’avère que je suis totalement incapable de me mettre sur le dos de mon hôte et de m’y attacher. L’absence de pesanteur rend caduque mon agilité toute relative de terrien. Et dire que je voulais devenir astronaute quand j’étais gosse. Hawakata ne peut m’aider. Tant bien que mal, il tient son rôle de monture docile.
Finalement, ce sont des passants hilares qui viennent à notre secours. En quelques instants, me voilà prêt pour une étrange chevauchée.
Lentement, Hawakata se faufile parmi les stands. Dès qu’il parvient en terrain dégagé, il étire ses longs bras, transformant ainsi ce que je comparais à un vulgaire sac en une superbe paire d’ailes aux mille couleurs. C’est sur le dos d’un oiseau de feu que je m’envole vers le soleil.
J’ai de la peine à évaluer le diamètre du temple. Peut-être cent mètres, mais cela pourrait tout aussi bien être le double. L’absence de détails à la surface complique l’estimation. Je pourrai sans doute me faire une meilleure opinion une fois sur place.
Ma perception du monde se limite aux ondulations des ailes du moine et à cette sphère merveilleuse qui grossit lentement pour finalement déborder de mon champ de vision. On devrait bientôt arriver, quoique je n’ai pas la moindre idée de la distance nous séparant encore de la sphère. Celle-ci paraît toujours aussi désespérément lisse.
Soudain, Hawakata s’arrête. Je l’interroge:
– Que se passe-t-il? On est arrivé?
– Presque. Nous avons atteint la surface. Il nous reste à rejoindre l’entrée principale. Ce n’est qu’à quelques dizaines de mètres.
– Mais je ne vois rien. Il n’y a que ce mur à l’aspect si étrange. C’est quoi, cette matière?
– Ce que tu vois n’est qu’un champ temporel diffus. A l’intérieur, le temps ne coule pas au même rythme qu’ailleurs.
– Ah, c’est juste un gros chronostat?
– Non, pas vraiment. Ce serait plutôt le contraire. Dans le temple, le temps s’écoule dix fois plus rapidement.
– Mais alors, on va vieillir plus vite?
– Ca dépend du point de vue. Si tu restais dedans durant une gigaseconde, il ne se serait passé qu’une année normale dehors. Les gens trouveraient que tu as pris un sacré coup de vieux. Mais toi, tu auras eu tout le temps de la vivre, cette gigaseconde.
Kiloseconde, gigaseconde, année normale: il faudra que je me renseigne sur la mesure du temps. Il semblerait que l’on n’utilise plus, ni les heures, ni les minutes. Et en plus, il y a ces machines qui bricolent directement le temps. Tout ça me semble encore très flou. C’est comme ce truc spatio-temporel diffus, là.
– Hawakata? Ce champ temporel machin, c’est dangereux? Il se passe quoi si on le touche?
– C’est inoffensif. Plonge ta main dedans, tu verras!
Il se tourne pour me mettre à portée du champ. Je n’ai qu’à tendre le bras. J’hésite. Si le temps y coule plus vite, ma main cherchera à ressortir avant que je ne retire mon bras. Mais bon, puisqu’il me dit que c’est sans danger. Allez, j’y vais.
Je pose résolument ma main sur la surface. Celle-ci se laisse pénétrer en n’opposant qu’une faible résistance. C’est d’une consistance granuleuse. On dirait des boules de polystyrène. De petites ondulations se forment à la surface du champ. Une légère traînée semble indiquer que l’on se déplace. Logique, puise l’on est sensé rejoindre une porte un peu plus loin. Je regarde ma main. D’abord parfaitement nette, elle commence à devenir floue. Progressivement, elle se déforme, s’étale et se désagrège en granulés qui vont se perdre dans la traînée. Parallèlement, une étrange sensation de picotement envahit mes doigts.
– Aaaah, ma main! Qu’est-ce qu’il lui arrive?
Paniqué, je retire immédiatement ce que je crois n’être plus qu’un moignon ensanglanté. Mais il n’en est rien. Ma main est parfaitement intacte. Les picotements ont disparu. A la surface du temple, quelques taches couleur chair finissent de se disperser.
– Surprenant, non?
– Putain, t’aurais pu m’avertir. J’ai bien cru que ma main avait été déchiquetée. Vous ne faites rien pour protéger les gens contre ce truc?
– Certains fidèles sont friands de ce genre de manifestations quasi surnaturelles. Mais bien sûr, il ne s’agit là que d’un phénomène physique banal.
Pas si banal que ça, à mon humble avis. Enfin, puisqu’il le dit. En tout cas, il ne faut pas compter sur moi pour renouveler l’expérience.
On doit être arrivé à la porte. Tout autour de nous, l’espace se met à onduler, comme lorsque l’on ouvre un chronostat. Lentement, la paroi du temple devient transparente. Il y a maintenant un trou circulaire d’environ cinq mètres de diamètre. L’intérieur est très peu éclairé. Je ne parviens pas à distinguer grand-chose, sinon qu’il s’agit d’un tube d’une dizaine de mètres de long. Nous entrons. Dès que nous sommes à l’intérieur, l’ondulation cesse.
– Ouf! Ca fait du bien quand ça s’arrête. Je commençais à avoir la nausée.
– On finit par s’y habituer. Il te faudra y repasser à la sortie. Mais avant d’entrer, il faut nous purifier.
Houla, en quoi peut bien consister une purification dans ce monde si hi-tech? Il faut que je m’attende à passer dans des rayons stérilisants bleutés ou des champs magnétiques qui vont faire se dresser mes cheveux sur ma tête.
En fait, rien de tout cela. Mes yeux s’adaptant à la pénombre, je vois Hawakata piétiner un coussinet spongieux fixé à la paroi. Sous la pression, un liquide moussant perle du coussinet. Les bulles ainsi produites sont rapidement absorbées par une série de petites pompes. Puis mon guide pivote pour positionner le coussinet juste derrière mes genoux.
– Voilà, c’est ton tour. Tu n’as qu’à plier les genoux et à marcher sur le tapis de purification. Veille à poser les pieds bien à plat.
Je m’exécute.
– Mais pourquoi ne purifier que les pieds? Dans ce monde en apesanteur, les pieds ne sont pas plus soumis à la souillure que n’importe quelle autre partie du corps, non?
– Certes, mais ce rite est originaire de la Terre. Il a été instauré dans les toutes premières années du culte de la Princesse. Il est vrai que sa signification originelle a été perdue. Mais à cette époque régnait un fort rationalisme. Il devait donc y avoir une très bonne raison à ce rite. Ce n’est pas parce que nous avons oublié laquelle, que nous ne devons pas nous y plier.
Ah! voilà un point sur lequel les religions n’ont pas évolué: suivre aveuglément les préceptes du passé, sans jamais tenir compte de l’évolution de la société, des connaissances scientifiques ou des conditions sanitaires. Bah, tant que cela ne nuit à personne…
Le sas est beaucoup plus court que je ne l’avais cru. Il s’agit d’un trompe-l’oeil. La porte ne fait tout au plus qu’un mètre de diamètre. Il me faut me plaquer sur le dos du moine pour la franchir.
Wow! Quelle splendeur! La paroi du temple est légèrement transparente. Bien que très assombrie, on distingue nettement la ville au dehors. Mais une ville figée, sans aucun mouvement. Ah! Si! Là où débouche le flux porteur, on devine, plus qu’on ne le perçoit, un léger déplacement de la foule. Rien que ça me fout les chocottes. J’ai l’impression de me retrouver hors du temps. C’est un peu vrai, puisqu’à l’extérieur, il ne se déroule pas au même rythme qu’ici.
La sphère me paraît beaucoup plus grande que vue du dehors. Est-ce encore dû à un trompe-l’oeil? Devant nous s’ouvre un tube fait d’anneaux régulièrement espacés, taillés dans un marbre bleu translucide et lumineux aussi. C’est l’équivalent symbolique d’une allée bordée de colonnes, adapté à un environnement sans pesanteur. Ces anneaux ne sont retenus par rien d’apparent. Ils semblent simplement flotter dans l’air. Une douzaine de ces allées d’anneaux sont visibles. Elles partent de divers points de la périphérie du temple et se rejoignent en son centre. Là, les derniers anneaux s’élargissent et s’entremêlent pour former une sorte de cage. A l’intérieur se trouve une masse blanchâtre, indistincte. Serait-ce la Brume?
Sans un mot, Hawakata s’avance dans les anneaux. Seul le léger vrombissement des turbines de propulsion s’échappe du profond silence qui nous entoure. Le treizième anneau n’est pas bleu, mais doré. Quelle en est la signification? Mystère. Je n’ose interroger mon guide. Il faut d’abord observer, puis ressentir, qu’il m’a dit.
Il n’y a personne d’autre que nous dans l’allée. Pourtant, je devine des présences alentour. J’ai l’impression que des gens se cachent derrière les colonnes. Parfois, un flash me fait tourner la tête. Je n’ai que le temps de voir disparaître une ombre. Un léger sentiment de crainte m’envahit. Non, il ne s’agit pas vraiment de peur, plutôt d’agacement. J’aimerais qu’ils cessent leur manège.
Enfin, nous parvenons au centre. Les mystérieuses présences ont disparu comme elles étaient apparues. Ici règne le calme le plus complet. Quelques fidèles accomplissent un cérémonial devant ce qui ressemble à une grosse boule de brouillard. D’ailleurs, il fait un peu frais et je sens de fines gouttelettes se condenser sur les poils de mes bras.
C’est donc cela, la Brume? C’est étrange qu’une religion ait choisi ce symbole comme support à ses révélations. Moi, ça me fait plutôt penser à des secrets, à des mystères, pas à des révélations. Mais bon, qu’est-ce que j’y comprends, moi, aux religions?
Mon guide s’immobilise. Il me fait signe de regarder. D’abord, je ne vois rien. Rien que la Brume agitée par de légères turbulences. Puis, petit à petit, je commence à distinguer des formes sombres. On dirait des silhouettes. Oui, c’est cela: des silhouettes plus ou moins humanoïdes. Maintenant je vois mieux, il s’agit de gorilles. Il y a aussi un homo qui s’avance vers nous. Pas un zérogé, un terrien. Ou plutôt une terrienne. Elle porte un arc en bandoulière. Son visage ne m’est pas étranger. Mais, oui, bien sûr. Lady Di, la princesse Diana. Je suis dans un temple dédié à un culte dianïste. Un culte qui, à l’instar de celui des éclosionistes, mélange allégrement des éléments disparates. Les gorilles dans la brume sont ceux de Diane Fossey et l’arc symbolise sans doute la déesse grecque Diane chasseresse. Tout s’éclaire: le treizième anneau en or représente le pilier contre lequel s’est écrasée la voiture de la Princesse de Galles. Les présences mystérieuses rôdant dans l’allée ne sont que des paparazzis à l’affût.
Me voilà à nouveau dans le flux porteur, entraîné vers la couronne extérieure, vers où il y a un haut et un bas. Je ne fais même plus attention au paysage qui défile. Mon esprit est resté là-bas, au coeur du monde zérogé, dans ce lieu sacré rempli de tant de merveilles. Une interrogation vient tempérer mon émerveillement. Quelle image les dianïstes se font-ils de la Princesse? Que savent-ils de cette femme qui croyait qu’elle vivrait un conte de fées et qui s’est réveillée dans une prison dorée aux barreaux constitués de conventions et de traditions qui n’étaient pas faites pour elle? Que savent-ils de son combat pour regagner sa liberté de femme moderne? Probablement peu de choses. Que sais-je moi-même de ce qu’ont réellement vécu Jésus, Bouddha, Mahomet, Marx ou Abraham? Que penseraient les contemporains de ces grands hommes en découvrant ce que la légende et la propagande ont fait d’eux?