Je suis devant la porte. Il me suffit d’avancer d’un pas pour me retrouver dans les bras de l’être aimé. Mais je reste là haletant, hésitant. Je me dis qu’il faut que je reprenne mon souffle, après ma course dans le couloir. Il faut que je laisse mon pouls reprendre un rythme normal.
Mais si mon coeur bat la chamade, si mon souffle est court, c’est plus dû au trac qu’à l’effort physique. Nielle est-elle déjà rentrée? Si oui, comment va-t-elle m’accueillir? Sera-t-elle dans le même état d’esprit que ce matin ou aura-t-elle retrouvé la tendresse des jours qui ont précédé? J’opte pour cette dernière possibilité. Dès que j’aurai franchi la porte, elle se jettera à mon cou en m’implorant de ne plus la laisser seule si longtemps. Hmm, c’est un peu trop macho comme pensée, mais cette idée me plaît.
Je m’avance vers la porte qui s’ouvre aussitôt. J’espérais être accueilli avec de la musique douce, une ambiance romantique, un dîner aux chandelles. En fait, rien de tout cela. Le salon est plongé dans une atmosphère qui n’a rien à voir avec le chaud soleil méditerranéen habituellement produit par le paysageur. Nielle est debout, les bras croisés, les yeux rivés sur l’écran. Une expression d’incrédulité se lit sur son visage. Sur le canapé, il y a Maïté, bouillonnante de colère. Sur l’écran, j’aperçois ce qui ressemble à un jardin zoologique. Dans les cages sont enfermés divers animaux, typiques de n’importe quel zoo de mon époque. La seule note d’étrangeté vient de l’aspect des visiteurs. Ils sont tous homos, mais de très grande taille, environ trois mètres pour les adultes. Une voix à l’accent bizarre commente les images:
– … qu’un enclos sera spécialement aménagé pour accueillir les nouveaux pensionnaires. En attendant, ils sont logés dans une cage actuellement inoccupée. Le service vétérinaire de la République Lunaire veille à ce que les meilleurs soins leur soient prodigués, sans aller, bien sûr, jusqu’à l’excès de leur conférer ce statut absurde d’humain que leur octroient certains mondes.
Personne ne semble s’apercevoir de ma présence. Maïté a de plus en plus de peine à se contenir. Nielle reste là, immobile, complètement effarée par la teneur des propos du commentateur.
– Heu, bonsoir! Mais qu’est-ce qu’il se passe, ici? Nielle, mon amour, tu vas bien?
Elle tourne la tête vers moi et me fixe d’un regard sans expression. Après quelques secondes, elle fond en larmes et se jette dans mes bras. Entre deux sanglots, elle tente de m’expliquer. Mais je ne parviens à saisir que quelques mots isolés: « monstre », « bonobo », « horrible » et « salaud ».
Je l’emmène vers la chambre et la force à se coucher sur le lit. Je m’allonge auprès d’elle et tente de la consoler de mon mieux. De longues minutes s’écoulent avant que Nielle ne parvienne à retrouver un peu de sérénité.
Nous sommes assis en tailleur sur le lit, l’un en face de l’autre, nous tenant par les mains. Du regard, je l’encourage à parler, à me révéler ce qui l’a tant bouleversé. Enfin, elle rassemble assez de force pour parler.
– Bernard… Il s’est passé quelque chose de terrible… Quelque chose de totalement inimaginable…
Elle marque une pause. J’attends patiemment la suite, me contentant de lui caresser le dos des mains avec mes pouces.
– Ce matin, un vaisseau spatial a eu une avarie et a du effectuer un atterrissage d’urgence sur la Lune.
– Il s’est écrasé? Il y a eu beaucoup de victimes?
– Non! Ce n’est pas ça. Il s’est posé sans problèmes. Les passagers ont été transférés dans un autre vaisseau… Mais seuls les homos ont été autorisés à embarquer.
– Pourquoi?
– Une loi lunaire interdit l’exportation d’animaux. Tous les non-homos ont été arrêtés et emmenés dans un zoo.
– Mais c’est absurde. Je croyais que les grands singes anthropoïdes étaient désormais considérés comme des êtres humains?
– Dans tout le système solaire, oui. Mais pas sur la Lune.
– Il y a une raison à ça?
– La Lune a été le premier monde extra-terrestre à héberger une colonie importante. Des conflits d’intérêts se sont rapidement développés avec la Terre. L’acratie n’existait pas encore. Il y a eu une révolution. La société lunaire s’est ensuite plongée dans un isolement qui dure depuis plusieurs siècles.
– Tous les contacts avec la Terre ont été rompus?
– Pratiquement. Ils n’étaient maintenus que par quelques personnes. Je ne sais plus comment on les appelait.
– Des ambassadeurs?
– Oui, c’est ça, enfin je crois.
– On m’a parlé d’une certaine ouverture.
– Il y a bien eu récemment quelques échanges en matière de culture, de sport et de science, mais, à voir ce qui vient de se passer, il est clair qu’il n’y a pas eu de vrai changement. Tous des salauds!
Elle fond à nouveau en larmes.
– Nielle, mon amour, il ne faut pas prendre cette affaire trop à coeur. Je comprends que cela te touche beaucoup, mais cela ne sert à rien de te mettre dans cet état. Ce n’est pas en pleurant ainsi que tu faciliteras leur libération.
Elle me regarde au travers d’un rideau de larmes, une moue de dégoût sur les lèvres.
– Tu n’as qu’une pierre à la place du coeur. Comment peux-tu rester indifférent face à un acte aussi abject?
Je mets plusieurs secondes avant de répondre.
– Peut-être parce que, bien qu’il soit parfaitement révoltant, il me paraît tellement dérisoire comparé à toutes les horreurs auxquelles nous étions quotidiennement confrontés à mon époque. Comment crois-tu que l’on réagisse quand, le matin, on se réveille avec la radio qui nous annonce que quelque part en Afrique, des centaines de milliers de personnes sont massacrées par leurs voisins, simplement parce qu’elles ont le nez un peu plus large qu’il ne faudrait? Ou qu’au nom des droits de l’homme, l’on bombarde et affame un pays pendant des années dans le soi-disant but de pousser la population à renverser son dictateur? Sans parler de ce gouvernement qui vide une province de tous ses habitants sous prétexte que d’autres gens vivaient là des siècles auparavant.
Je marque une autre pause.
– Tu sais, la seule façon de ne pas devenir complètement dingue, c’était de se construire une cuirasse mentale. Parce qu’il fallait bien continuer à vivre.
– Mais le monde a changé. Les choses dont tu me parles ne sont plus possibles de nos jours, heureusement. Ce n’est pas parce qu’elles avaient lieu par le passé que l’on doit accepter n’importe quoi aujourd’hui. Il faut faire quelque chose pour ces malheureux.
– Je suis parfaitement d’accord avec toi. Mais je te le répète, ce n’est pas en pleurant que tu y changeras quoi que ce soit. A mon avis, si je comprends comment fonctionne votre société, il y a déjà de nombreux… noeuds qui ont dû se former, ou sont en voie de l’être, pour chercher une solution. Si tu penses avoir la moindre compétence qui pourrait leur être utile, alors je t’encourage sans réserve à te joindre à l’un de ces noeuds. Mais qu’elle que soit l’issue de cette crise, le monde doit… heu, les mondes, doivent continuer à tourner. Alors, ce que tu as de mieux à faire, c’est probablement de continuer tes études, de surtout penser à toi et à ceux que tu aimes. De faire preuve d’un peu d’égoïsme, en quelque sorte.
– Quoi, tu me demandes d’être égoïste, alors qu’il y a des gens qui souffrent sur la Lune?
– Nielle, mon amour, tu ne peux rien pour eux. Alors qu’ici, il y a des gens qui ont vraiment besoin de toi, de ton aide. Moi, par exemple. Moi, j’ai besoin de toi. J’ai besoin de ton amour pour parvenir à m’adapter à mon nouveau destin. Et il y aussi dans la pièce à coté une petite bonobo qui a un grand besoin d’être rassurée, qui a besoin qu’on la soutienne afin qu’elle puisse accepter cette situation qu’elle n’est pas en mesure de comprendre.
En effet, Maïté a besoin que l’on s’occupe d’elle. Alors que Nielle se blottit dans mes bras dans l’espoir d’être elle-même rassurée, des bruits de verre brisé retentissent dans le salon. Nous nous y précipitons. La bonobo est debout sur la table qui a été dressée pour le repas du soir. Les lèvres retroussées par la colère, elle jette les couverts vers l’écran où un Lunien armé d’un fouet décrit avec fierté comment il a entamé le dressage des animaux sauvages qu’on lui a confié. On peut apercevoir ces derniers, en arrière-plan, terrorisés, réfugiés au fond d’une cage mal entretenue. Visiblement, Maïté ne porte pas le dresseur dans son coeur. Il faut agir avant qu’elle ne mette tout l’appartement sens dessus dessous.
– Appartement, coupe la télé!
– L’ordre « couper la télé » n’a pas été compris.
– Heu, je veux dire, éteins l’écran! Ou remplace l’émission actuelle par quelque chose susceptible de calmer notre amie.
Instantanément, la scène carcérale est remplacée par celle d’un groupe de bonobos vivant sans soucis dans la forêt congolaise, se livrant aux principales activités sociales de leur espèce, les relations sexuelles. L’effet sur Maïté est immédiat. Celle-ci s’apprêtait à lancer une assiette en direction de l’écran. A la vue de ses congénères fornicateurs, elle lâche l’assiette et regarde autour d’elle, à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un.
Nielle réalise immédiatement la situation et se cache derrière le canapé.
– Bernard, attention! Elle recherche un partenaire.
Je n’ai pas le temps de réagir qu’elle m’a déjà sauté dessus. Elle me plaque au sol et s’apprête à me retirer mon pantalon. Je cherche à me dégager, mais sans succès. Malgré sa petite taille, elle est douée d’une force étonnante. J’ai dormi un demi-millénaire et je vais me faire violer par une guenon. Moi qui rêvais d’une vie tranquille, je suis servi.
Nielle est sortie de son refuge et vient à mon secours. Elle parvient à saisir la bonobo par le torse et à la tirer en arrière. Celle-ci se débat comme une folle. Mais Nielle tient bon, pour l’instant. J’en profite pour me relever.
– Bernard, fais quelque chose. Je ne pourrai pas la retenir longtemps.
Faire quelque chose, je veux bien. Mais c’est facile à dire. Comment calmer cette furie? Je ne peux tout de même pas l’assommer.
La porte de l’appartement s’ouvre. Deux hommes se précipitent à l’intérieur. L’un d’eux, avec une habileté surprenante enfile une sorte de bracelet autour de la cheville de Maïté, qui s’effondre aussitôt.
Je ne sais comment réagir à cette intrusion. Bien sûr, leur intervention est vraiment la bienvenue, mais je ne parviens toujours pas à surmonter l’angoisse qui me gagne chaque fois que je réalise que je suis l’objet d’une surveillance permanente.
Mais mes états d’âme n’ont guère d’importance face au sort de Maïté. Que lui ont-ils fait? Ils ne l’ont pas tuée, j’espère.
– Qu’est-ce que vous lui avez fait? Vous ne l’avez pas tuée, au moins?
Je n’aurais pas dû dire cela. Les événements qui se déroulent sur la Lune sont déjà si traumatisants pour les gens d’aujourd’hui que les soupçonner d’homicide doit constituer l’affront ultime. Ces deux hommes viennent de me tirer d’un très mauvais pas et je les remercie par la pire des injures.
Sans un mot, les deux hommes se saisissent de Maïté et la déposent doucement sur une sorte de civière automobile qui vient d’arriver.
Nielle les interroge:
– Où l’emmenez-vous?
– Nous la ramenons chez elle. Elle y retrouvera d’autres bonobos.
L’homme qui avait répondu marque une petite pause et continue:
– Je ne comprends pas comment tu peux vivre avec ce barbare.
La porte se ferme, me laissant seul avec Nielle. Je reste immobile, la tête basse, mort de honte. Nielle explose.
– Mais comment peux-tu dire des choses pareilles? Tu cherches vraiment à m’humilier! Toute la journée, on m’a fait des réflexions comme celle de cet infirmier. Je vais finir par croire qu’ils ont raison.
– Mon amour, pardonne-moi, je t’en conjure! Ca m’est sorti comme ça, sans réfléchir. Je n’ai réalisé qu’après coup l’énormité de la chose. Je t’assure que je ne faisais qu’exprimer mon inquiétude quant à ce qui arrivait à Maïté.
Elle ne répond pas. Son regard ne contient que colère et dégoût.
– Nielle, tu sais bien que je me heurte en permanence aux limites de votre morale et de vos tabous. S’il n’y a qu’une seule personne capable de me comprendre ici, c’est toi. Alors si tu me laisses tomber, qu’est-ce que je vais devenir?
Toujours pas de réponse. Pendant plusieurs minutes, nos regards se croisent, le mien implorant, le sien plein de reproches. Finalement, je craque.
– Bon, ça va, j’ai compris. Je n’aurais jamais dû me faire d’illusions. Un couple séparé par un fossé culturel de cinq cents ans n’a aucune chance. Je ne t’importunerai pas plus longtemps. Adieu!
Je me retourne et me dirige vers la porte. Où je vais aller ensuite, je n’en sais rien. Je m’en fous. Je vais ailleurs, c’est tout. Je vais aller là où m’emporteront mes pas.
Ce que je voudrais, c’est juste trouver un coin tranquille pour m’endormir. Avec un peu de chance, je pourrais me réveiller dans mon lit, en 1999.
Comme un somnambule, je me traîne le long du couloir, m’éloignant à chaque pas de ce nid douillet dans lequel j’avais, l’espace d’un instant, espéré pouvoir me reconstruire une vie heureuse. Au fond de moi brûle l’espoir qu’elle se lance à ma poursuite, qu’elle me demande de revenir. Cet espoir est si grand que je crois réellement l’entendre m’appeler.
– Bernard, ne t’en va pas. Reviens!
Bien sûr, ce n’est qu’une illusion, une création de mon esprit désespéré. Mais plus je m’éloigne, plus l’hallucination se rapproche. Elle finit même par me rattraper et me devancer. C’est tout aussi bien comme ça. Qu’elle parte au loin et j’en serai débarrassé. Je m’arrête pour la laisser prendre encore plus d’avance.
Mais c’est raté. L’hallucination s’immobilise également, juste devant moi. Le pire, c’est qu’en plus de la voix de Nielle, il y a son image qui me fait face. Ca y est, je suis en train de sombrer dans la folie.
– Enfin, tu t’arrêtes. Bernard, ne t’en va pas. Je ne veux pas te perdre.
Si je ne bouge plus, si je ne réagis pas, l’illusion va finir par se dissiper et j’en serai enfin libéré. Bien qu’au fond de moi-même, j’ai vraiment envie de croire à la réalité du phénomène.
– Ho, tu m’écoutes? On s’est laissé déborder par les événements. Ni toi, ni moi ne pensions ce que nous avons dit ou pas dit. Il serait stupide que nous nous reprochions toute notre vie d’avoir tout gâché par la faute du stress provoqué par ces salauds de Luniens. Viens, rentrons!
Elle pose sa main sur mon épaule. Instantanément, je réalise que je n’étais victime d’aucune hallucination, que Nielle est bien là en chair et en amour. Je me jette dans ses bras.
– O Nielle, je t’aime, je t’aime!
Des larmes coulent le long de mes joues, tombent entraînées par la gravité et vont s’écraser sur son épaule si chaude, si douce.
De retour à l’appartement, nous trouvons un robot occupé à remettre de l’ordre dans le chaos provoqué par Maïté. Les bras chargés de débris de vaisselle, il s’incline vers nous en guise de salutation.
– Rassurez-vous! Dans quelques minutes, il ne restera plus trace de cet incident.
Il part vers la cuisine pour se débarrasser de son chargement. Nielle et moi, nous nous installons dans le canapé, enlacés, les yeux dans les yeux.
Le robot est de retour, amenant de nouveaux couverts pour remplacer ceux brisés par la bonobo.
– Vous savez, je comprends très bien le comportement de votre amie. Si une telle chose était arrivée à des robots, je ne sais comment j’aurais réagi. C’est vraiment terrible, ce qui arrive à ces gens. Comme toi, Nielle, je voudrais pouvoir faire quelque chose pour eux. Je serais très heureux si l’un de mes rêves pouvait participer à la recherche d’une solution.
Les robots m’étonneront toujours. Comment ces assemblages de tôles et de fils électriques peuvent-ils exprimer toutes ces émotions? S’il ne s’agit que de simulations, c’est très bien fait. Mais je mettrais ma main à couper qu’ils les ressentent vraiment. Pourrait-on les considérer comme humains? Il faudra que je le demande à Nielle. La cyberneurotique, c’est son truc.
Nielle répond au robot.
– C’est très généreux de ta part. Je souhaite que ton voeu se réalise.