Contrairement à mon attente, la station de métro ne débouche pas sur la traditionnelle salle circulaire, mais directement dans un grand vestiaire. Trois rangées de casiers nous font face. Une flèche lumineuse verte pointe la rangée de gauche.
– Heu, on fait quoi, là?
– Il va falloir que l’on enfile une combinaison spatiale. La flèche indique où se trouvent les casiers contenant des combinaisons à nos tailles. Nos noms sont directement affichés sur les casiers. Voilà, le tien est ici.
Le casier s’ouvre automatiquement à mon approche. A l’intérieur est rangée une combinaison gris métal constituée d’une épaisse couche de mousse de caoutchouc qui me semble plus adaptée à la plongée sous-marine qu’au vide spatial.
– Nielle, tu es sûre que ce truc sert à aller dans l’espace? Ca ressemble plutôt à une combinaison isothermique pour la plongée sous-marine.
– C’est en tout cas ce que j’ai utilisé à chacune de mes balades dans l’espace, et j’y ai survécu. Ces cinq millimètres de mousse constituent une meilleure protection contre les radiations que toute l’épaisseur de l’atmosphère terrestre. Et même une micrométéorite d’un millimètre de diamètre ne parviendrait pas à transpercer ce « truc », comme tu dis.
J’ai enfilé la combinaison sans difficulté. Il me reste à mettre le casque. Où se trouve-t-il? Pas dans le casier, en tout cas. Je balaie du regard le vestiaire.
– Qu’est-ce que tu cherches?
– Ben, les casques. On ne va tout de même pas sortir la tête à l’air? Heu… au vide? Non?
– Le voilà, ton casque! dit-elle en riant.
Elle relève le capuchon de ma combinaison et me l’enfonce sur la tête. Il me couvre complètement le visage, mais je vois parfaitement au travers. Je voudrais demander à Nielle comment une mousse de caoutchouc peut avoir de telles propriétés optiques. Je m’abstiens, de peur de l’agacer.
Elle s’applique à joindre les bords du capuchon au col de ma combinaison. L’espace d’un instant, je revois ma mère m’équiper pour aller à l’école, un matin d’hiver.
Elle me pose un baiser sur le front.
– Voilà, tu es prêt. Le temps de vérifier la combinaison de Maïté, de m’occuper de la mienne et nous pourrons y aller.
Ces combinaisons sont très confortables, très souples. Rien à voir avec les cocons qui transformaient les astronautes de mon époque en chrysalides maladroites. Et si légères en plus. C’est vrai qu’il n’y a pas ces grosses bombonnes d’oxygène. … Beuh! Y a un problème, là.
– Nielle, je sens que je vais encore dire une connerie, mais… pour respirer, on va faire comment? On n’a pas de réserve d’air.
– Bien sûr qu’on emporte une réserve d’air.
Elle me montre le dos de Maïté.
– Tu vois ces grosses poches bien gonflées, là. Elles contiennent suffisamment d’air, qui, purifié par le recycleur intégré à la combinaison, permet de respirer sans problème durant une cinquantaine d’heures. Et si, par accident, tu te perds dans l’espace et que les secours tardent à venir, le climatiseur se chargerait de baisser la température de ton corps afin de te plonger dans un sommeil cryogénique qui te permettrait de survivre plusieurs milliers d’années si nécessaire. Je n’ai pas besoin de t’expliquer comment ça marche, n’est-ce pas?
– Non, non. Ca, je connais.
Nielle termine d’ajuster sa combinaison.
– Voilà, je suis prête. Nous pouvons y aller.
Flotter dans le vide de l’espace au côté d’un vaisseau argenté. C’était un de mes rêves d’enfant. Faire comme les Leonov, White, Aldrin, Gordon… Le ciel noir et la grosse boule bleue de la Terre nacrée de nuages blancs. Les choix que l’on est amené à faire au long de l’existence m’avaient tous éloigné de ce rêve. Je suis tout excité et aussi terriblement angoissé: le trac. J’hésite à m’avancer vers le couloir que me désigne Nielle.
– Et alors, tu viens? Qu’est-ce qu’il t’arrive? Tu ne veux plus revoir ta planète?
– Si, si. Mais…
Elle passe son bras autour de ma taille et m’entraîne doucement vers la sortie.
– Elle est là mon amour, juste au-delà de ce sas. Elle t’attend.
Maïté s’accroche à mon bras.
– Je n’ai pas peur, moi.
Entouré de tant d’affection, il ne peut rien m’arriver. C’est d’un pas décidé que je m’avance vers le sas.
– O Terre, planète adorée, me voici!
Le couloir descend en pente douce sur une centaine de mètres. Les parois sont couvertes de bidules ressemblant vaguement à ceux du grand tube dans le noyau de la station. L’éclairage baisse progressivement. L’extrémité du couloir est plongée dans l’obscurité.
– Pourquoi le sas est-il situé au bout d’un si long couloir?
– Mais tu es dans le sas. Ce couloir est le sas.
– Quoi? Mais, il n’y a aucune porte. Vous laissez l’air s’échapper comme ça dans le vide?
– Mais non. L’air est retenu par la même technique de microturbulences que tu as déjà vue à l’oeuvre dans le tube de communication.
– C’est pas possible, il doit quand même s’échapper un certain nombre de molécules. Avec le temps, les pertes ne doivent pas être négligeables!
– En principe, il n’y a pas de pertes. Mais ce qui nous intéresse est juste là, devant.
L’obscurité est totale. Seules cinq faibles traînées rouges, trois sur le sol et une sur chaque paroi à hauteur de poitrine, marquent le passage.
– Voilà, nous y sommes.
– Mais je ne comprends pas. C’est quoi, cet endroit? Je ne vois strictement rien.
– Regarde mieux!
Mes yeux s’adaptent lentement à l’obscurité. Le plafond reste désespérément noir. En revanche, sur les côtés et par terre, je discerne des petits points jaunes se déplaçant lentement. Des étoiles?
– Eh, mais là, c’est la Grande Ourse. Et là en bas, Orion. Ca fait bizarre, ces étoiles qui ne scintillent pas.
– Je ne les ai jamais vues que comme cela. C’est comment, lorsqu’elles scintillent?
– C’est exactement comme celles du faux ciel à l’intérieur de la station. Tu sais, la turbulence de l’air dévie la lumière qu’elles nous envoient. Leur intensité varie aléatoirement. Si la turbulence est suffisante, on a même l’impression de les voir bouger. C’est comme si elles étaient vivantes. Tu n’es jamais allée sur la Terre?
– Non, jamais!
– Quand j’y retournerai, tu viendras avec moi. Je te la ferai visiter.
– Oui, si tu veux.
Elle a prononcé cette phrase, sans enthousiasme, sans conviction même. Elle n’a manifestement aucune envie de faire le voyage. Je dévie la conversation.
– Nielle, c’est quoi, cette histoire de plongeoir?
– Il y a des gens qui ressentent le besoin de prouver à leurs semblables qu’ils sont capables de faires des choses que les autres jugent impossibles.
– C’est pas nouveau. Sans eux, d’ailleurs, nous serions encore tous à nous balancer aux branches des arbres. Oups! Pardonne-moi, Maïté. Je ne voulais pas…
– Passons. Le défi actuel pour ces gens, c’est la rentrée atmosphérique en scaphandre autonome. Certains s’élancent depuis ici même. D’où le nom de plongeoir.
– Ils sont complètement fous. J’imagine qu’aucun n’a jamais réussi, non?
– Pas pour l’instant. Mais certains y sont presque arrivés. D’autres ont loupé la Terre et sont en hibernation sur orbite depuis des dizaines d’années.
– Personne ne va les rechercher?
– Si tu trouves quelques personnes motivées, tu peux former un noeud à cet effet, si ça te chante. Mais je préférerais que tu restes toujours près de moi.
– Même si je trouvais un moyen de retourner à mon époque, je ne pourrais me résoudre à repartir sans toi.
Je réalise soudain que nous étions venus voir la Terre. Et la Terre n’est pas au rendez-vous. Un instant, j’imagine que l’on m’a menti, que la station a quitté la Terre il y a des années et que ma planète n’est plus qu’un grain de sable invisible tournant autour de l’un de ces petits points brillants dans les ténèbres du cosmos.
Nielle a dû deviner mes pensées. Elle tend un doigt au-dessus de nos têtes, vers l’horizon d’ébène formé par la station.
– Ne crains rien. La Terre est bien là. Regarde dans cette direction. Que vois-tu?
D’abord, je ne perçois rien. A part ce bout de ciel sans étoiles. Oui, ce doit être cela. Ce bout de ciel est légèrement moins sombre que le reste. C’est le bord d’un disque qui émerge lentement de derrière le plafond.
Puis, soudain, une aiguille laiteuse jaillit sur le bord du disque. Mon coeur se met à battre très fort. Très vite, la lumière nouvelle éteint les étoiles. Bientôt, il n’y a plus que le ciel noir et ce merveilleux croissant blanc, marbré de bleu.
Elle est là. Ma planète. Une vraie planète. Ronde. Pas comme ce moulin à prières aux horizons aberrants.
Sur l’océan baigné du soleil levant, une tache brunâtre trahit la présence d’un continent. Lequel? Le croissant est encore trop fin pour pouvoir identifier les terres. Les villes de l’hémisphère nocturne devraient dessiner les contours des continents, mais il n’en est rien. Les seules lueurs en provenance de la face obscure sont ces flashes épars produits par des masses orageuses ainsi qu’une magnifique aurore polaire.
– Nielle, Où sont les villes? En 1999, les cités étaient en pleine expansion. Depuis l’espace, on pouvait voir le contour des continents dessiné par l’éclairage urbain, du moins dans l’hémisphère nord. J’imagine qu’en cinq cents ans, le sous-développement du tiers-monde à dû être finalement résorbé. Le monde devrait briller de mille feux. Mais là, je ne vois rien d’autre que des phénomènes naturels. C’est pas normal. Il a dû se passer quelque chose.
– Que sais-tu de l’Eclosion?
– Heu, c’est cette nouvelle religion qui prétend que l’humanité a pour seule raison d’être de disséminer la vie dans l’univers. Marlok en est un adepte, non?
– Réduire l’Eclosion à une religion est un brin simplificateur. Bien sûr, certaines personnes, comme Marlok, ont développé un culte autour de ce concept, mais au-delà de cet aspect « spirituel », c’est toute la dynamique de la civilisation humaine qui repose sur cette idée. Et surtout, une seconde idée maîtresse est venue se greffer sur l’idée de base: L’humanité n’est pas faite pour vivre sur la Terre. La biosphère est trop complexe pour elle. Son action sur l’environnement ne peut y être que catastrophique.
– C’est exactement ce que disaient certains écologistes extrémistes. Ils préconisaient un retour à la nature et à l’abandon de toute technologie. Certains envisageaient même l’éradication de l’espèce humaine comme seule solution à la survie de la planète. Bien sûr, personne ne les prenait au sérieux. A moins d’une catastrophe globale, il ne doit pas être facile de se débarrasser des parasites que nous sommes.
– Ils n’avaient pas entièrement tort. Sais-tu seulement à combien se monte la population humaine aujourd’hui?
– Ben, en admettant que l’on ait réussi à maîtriser l’explosion démographique, on doit être environ… je sais pas… disons dix milliards. Sur Terre, j’entends. Avec les gens qui vivent dans des stations orbitales comme celle-ci, sur la Lune et sur Mars, ça pourrait monter jusqu’à… peut-être douze milliards, mais pas beaucoup plus.
– T’as tout faux. Pour l’ensemble du système solaire, toutes espèces humaines confondues, nous sommes à peine deux milliards et demi. Et plus de la moitié vivent désormais hors de la Terre. Tu vois, les rêves de tes… comment dis-tu… écologistes sont sur le point de se réaliser. L’humanité est en train de quitter la Terre. Déjà plus de nonante-cinq pour cent des terres ont été rendus à la nature. L’essentiel de la population restant sur la planète vit dans une centaine de mégapoles bâties sur le même modèle que les villes tours de Rama: Les habitations et les industries en sous-sol, les loisirs de plein air en surface.
– Mouais, si le monde que tu me décris était apparu en rêve à mes écologistes, ils auraient plutôt pris cela pour un cauchemar. Comme si ça ne suffisait pas de détruire notre propre planète, aller foutre la merde sur des mondes encore intacts aurait été parfaitement inacceptable.
– Et bien, l’Eclosion se sera passée de leur accord. Pour elle, si l’activité humaine est néfaste sur la Terre, sur les mondes déserts du système solaire en revanche, cette même activité est indispensable à l’établissement de conditions propices à la prolifération de la Vie.
On ne voit plus de villes sur Terre, mais il y a tout de même quelque chose de manifestement artificiel. Un fin trait lumineux raye le ciel. Une de ses extrémités est comme accrochée à la planète, l’autre va se perdre dans l’immensité de l’espace.
– C’est quoi, ce truc brillant, là? Un laser?
– Non, c’est l’ascenseur.
– L’ascenseur? Tu veux dire que c’est une tour pour accéder à l’espace?
– Evidemment. Comment voudrais-tu faire sinon?
– Ben, avec des fusées!
– Des fusées? Quelle horreur! Tu te rends compte de la pollution que ça ferait?
– Oh, A mon époque, les fusées marchaient à l’hydrogène. Elles ne dégageaient que de la vapeur d’eau.
Je marque une pause avant de reprendre:
– Ouais, bon, d’accord: On utilisait aussi des boosters qui brûlaient une poudre à base d’aluminium. Mais du moment qu’on n’en envoie pas une tous les jours.
– Si on n’avait pas l’ascenseur, c’est pas une tous les jours qu’il faudrait envoyer, c’est cent, voir plus.
– Ah ouais, dans ce cas, je comprends. Il vaut mieux éviter les fusées. Mais votre ascenseur, là, il ne faudrait pas qu’il se casse la gueule. Ca ferait désordre, non?
– Autant ne pas y penser. Mais si un risque de rupture apparaissait, il suffirait de décrocher la base. La force centrifuge emporterait le tout se perdre dans l’espace.
– Hmm, c’est avec ce genre de « si » que l’on a déboisé des pays entiers.
– Qu’est-ce que tu dis?
– Ho rien, je me comprends.
Pendant que nous discutons, la rotation de la station orbitale entraîne la Terre à passer sous nos pieds, puis à remonter vers le plafond. Bientôt, elle va disparaître derrière l’horizon. Malgré les changements dont m’a parlé Nielle, surtout en raison de ces changements, le besoin d’y retourner m’assaille. Je ne l’ai quittée, selon mes souvenirs, que depuis deux jours. Pourtant, ma nostalgie a bien les cinq cents ans de mon long sommeil.
Je me sens attiré par elle. Irrésistiblement. Je tends le bras. Je veux la toucher. Je pourrais la porter dans mes bras. Elle est juste un peu trop loin. J’avance d’un pas. Encore trop loin. Un autre pas. Encore un. J’y suis presque.
Une rambarde transparente, surmontée d’une main courante fluorescente rouge, interrompt ma progression. Il faut que je passe. Rien ne doit m’arrêter. Pourquoi ne pourrais-je rejoindre la Terre? La Terre qui m’attend depuis tant de siècles. Dans un état second, j’escalade le garde-fou. Maïté s’agrippe à ma combinaison pour essayer de me retenir. En vain.
– Nielle, il va plonger!
Je vais sauter. Bientôt, la Terre et moi, nous ne ferons plus qu’un.
Au moment où je m’élance, un bras me saisit par le cou et me bascule en arrière. Ma tête cogne contre le sol. La Terre s’éteint. Il n’y a plus que le ciel, noir.