Tout a disparu.
Plus d’hologramme, plus de chambre, plus de lumière. Juste la vague tache orangée derrière mes paupières closes.
Ce n’était qu’un rêve. Prémonitoire?
Pourtant, le sarcophage est ouvert. Je sens l’air frais sur mon visage. Un parfum inconnu emplit l’atmosphère. Une senteur qui contient quelque chose de… stimulant. J’ai envie de me réveiller complètement.
J’essaie de soulever mes paupières. Un mince rayon de lumière parvient à s’infiltrer.
Ma tentative n’est pas passée inaperçue. J’entends une voie féminine sur ma gauche. Je ne comprends pas ses paroles. S’agit-il d’une langue étrange ou mes facultés mentales ne seraient-elles pas encore toutes rétablies?
La femme qui a parlé n’est pas seule. D’autres voix, masculines et féminines, se font entendre. Il y a aussi une voix au timbre bizarre. Je n’ai jamais entendu une telle voix.
Je parviens à ouvrir un peu plus mes yeux. L’image est floue. Je distingue quelques silhouettes penchées sur moi.
Ma vision devient plus nette.
Il y a là trois femmes, deux hommes et un singe. Tous sont vêtus de blancs. Je dois bien être dans un hôpital. Mais la mode hospitalière a bien changé en un an. Si toutefois on est en l’an 2000.
Halte-là! C’est pas normal, ça. Je dois encore rêver. Un singe en blouse d’infirmier?
Je referme les yeux, contrôle ma respiration et essaie de vérifier si je suis bien réveillé.
Me pincer. Je parviens à peine à bouger une main.
Je rouvre les yeux. Rien n’a changé. Le singe et les humains sont toujours là. Je n’ai d’autre choix pour l’instant que d’admettre qu’il s’agit de la réalité. Dans le cas contraire, ce rêve semble bien intéressant.
J’esquisse un sourire. Je voudrais demander si nous sommes bien en l’an 2000. Des sons qui sortent de ma bouche, seuls les mots « an 2000 » ont été prononcés à peu près correctement.
Je marque une pause, me concentre. Cette fois, je devrais pouvoir maîtriser ma parole.
– Bonjour. Sommes-nous bien en l’an 2000?
Mes visiteurs semblent perplexes. Ils n’ont apparemment pas compris mes paroles. J’essaie en anglais.
– Hi! Are we now in year two thousand?
Pas plus de succès. Peut-être en allemand?
– Guten tag. Sind wir in Jahr zwei tausend?
Incompréhension totale. Une discussion s’engage dans le groupe. Je réalise que quelque chose ne s’est pas passé comme prévu. Une vague de panique me submerge.
Une alarme sonore retentit, interrompant les palabres. Immédiatement, le singe s’approche de moi, pose sa main sur mon bras, dans un geste d’apaisement. Son regard semble me demander de garder mon calme. Mais comment rester calme, quand cela vous est demandé par un chimpanzé en blouse d’infirmier?
En fait de chimpanzé, d’après son corps gracile et la raie au milieu des poils de sa tête, il s’agirait plutôt d’un bonobo. Et d’une femelle de surcroît.
La bonobo accompagne son regard d’un langage fait de petits cris aigus et de grognements. La voix au timbre si particulier, émise par une sorte de broche sur la poitrine de la guenon, semble en être la traduction en langage humain. Evidemment, je ne comprends ni l’un, ni l’autre.
Est-ce la panique, les paroles et le regard apaisants de la bonobo ou encore autre chose, mais ma vue se trouble et puis… plus rien.
Il y a de la musique. Une musique comme je n’en ai jamais entendu. Une musique douce produite par des instruments étranges qui restent encore à inventer. Une musique qui me dit qu’il est temps de me réveiller, mais que rien ne presse, le monde attendra.
La musique s’efface. Une main se pose délicatement sur mon bras. De petits cris et grognements s’élèvent, presque immédiatement suivis de la voix au timbre étrange.
– Bonjour. Comment te sens-tu?
Mais? Je comprends cette langue! J’ouvre brusquement les yeux, redresse ma tête et la tourne dans la direction d’où provient la voix.
Je me retrouve nez à nez avec la femelle bonobo. Celle-ci arbore un rictus que je dois bien considérer comme un sourire.
– Ah! Je vois que tu as repris des forces. C’est bien.
Oh non. Le cauchemar continue.
Je laisse retomber ma tête et plaque mes mains sur mon visage.
– Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous?
– Et l’apprentissage du terrien homo a l’air d’avoir réussi, me répond-elle. Parfait.
Et en plus, je parle cette langue, le « terrien homo », comme si c’était ma langue maternelle. Si c’est effectivement la réalité, alors une chose est claire: je ne suis pas en l’an 2000. Mais bien plus tard. Combien de siècles se sont-ils écoulés? Un, cinq, dix?
Bon, j’ai fait une connerie, une grosse. Il ne me reste plus qu’à l’assumer.
Provisoirement calmé, je me tourne à nouveau vers l’infirmière bonobo. Elle ne porte pas de vêtement, contrairement à mon premier réveil. La broche interprète est maintenant fixée à une cordelette passée autour de son cou.
– Bonjour. Pourrais-tu me dire où et quand sommes-nous?
– Si tu veux le savoir, il faudra te lever.
– Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire. J’ai dû rester allongé pendant des siècles.
– C’est effectivement le cas. Mais tes muscles ont été stimulés durant la phase de réveil. Tu ne devrais pas avoir de problème.
Je ne bouge pas. La volonté me manque. Ai-je vraiment envie de découvrir le monde tel qu’il est actuellement?
Pour l’instant, ce nouveau monde se présente sous la forme d’une pièce sans fenêtres d’environ trois mètres sur cinq. Aucune porte n’est visible. Peut-être s’en trouve-t-il une dans le mur situé derrière moi. Hormis la couchette sur laquelle je suis allongé, la petite guenon et moi, la chambre est absolument vide. Pas le moindre équipement médical n’est visible. A trois mètres du sol, la surface entière du plafond diffuse une lumière froide et fonctionnelle. Cette salle est-elle représentative du reste du monde? Pourvu que non!
Devant mon manque d’empressement, la bonobo, d’un bond, monte sur le lit. Sans ménagement, elle me saisit les bras et me force à m’asseoir.
– Allez, lève-toi maintenant! Tu ne vas tout de même pas rester dans ce lit toute l’éternité?
Déjà, elle a sauté sur le sol et court à l’autre bout de la pièce. Elle pose sa main contre le mur. Un tiroir sort de la paroi. La guenon en extrait un peignoir en tissu éponge blanc. Au moins quelque chose qui me paraît familier.
– Tiens, enfile ça! Je t’ai assez vu tout nu. Vous les homos, vous êtes vraiment trop moche, sans poils.
Que répondre? Rien, sans doute. J’enfile le peignoir et attends. Elle me regarde, incline la tête. Dans son regard brille un éclair de malice.
– Ah, tu es mieux ainsi.
Elle caresse mon peignoir.
– Si tes nouveaux poils étaient un peu plus foncés, je te trouverais même à mon goût. Enfin, on ne peut pas tout avoir.
Voilà qu’elle me tend une paire de chaussons.
– Ca, c’est pour tes pieds d’homos. Tu vois, moi, j’en ai d’autres. Et elle se met à me caresser la cheville avec une de ses mains postérieures.
– Dépêche-toi! On nous attend.
A peine ai-je enfilé mes chaussons qu’elle agrippe la ceinture de mon peignoir et tire dessus comme si je n’étais qu’un âne buté qui refuserait de bouger.
Je descends du lit. Accrochée à ma ceinture, la bonobo se dirige résolument vers une des parois nues. Soudain, une fente se dessine devant nous sur toute la hauteur de la paroi. Cette fente s’élargit rapidement pour donner accès à un couloir tout aussi nu que la pièce que nous venons de quitter. Seule différence, sur le mur, à intervalle régulier, sont peints des chiffres ainsi que des caractères incompréhensibles. Il s’agit sûrement d’indication pour repérer les portes ouvrant sur des chambres similaires à celle où je me suis réveillé.
Tout cela me fait penser à une ruche et à ses alvéoles d’incubation. Y aurait-il derrière chacune de ces portes invisibles un individu dormant depuis des siècles et que l’on réveillerait lorsqu’un quelconque besoin le rendrait nécessaire? Je n’ai pas le temps de gamberger, car mon étrange guide lâche ma ceinture et s’élance dans le couloir.
– Allez, viens! Il n’y a rien d’intéressant ici.
Elle m’entraîne à travers un dédale de couloirs. Très vite, je prends conscience que je serais totalement incapable de retrouver mon chemin. Mais mon chemin vers quoi? Cette chambre, où je me suis réveillé? Quelle raison aurais-je d’y retourner?
Je n’ai pour l’instant qu’une seule chose à faire: éviter de me faire distancer par cette surprenante petite guenon.
Où est-elle passée maintenant? Ah, elle est là-bas, devant cette porte d’ascenseur.
C’est étrange. Je ne reconnais pratiquement aucune des rares choses qui m’entourent. Sauf quelques-unes qui sont pratiquement identiques à celles de mon époque. Ce peignoir, par exemple. Et puis, maintenant, il y a cet ascenseur. Un ascenseur comme on en rencontre dans n’importe quel immeuble de grande taille: une porte coulissante à deux battants, un panneau d’appel avec des boutons en forme de flèches triangulaires pour demander de monter ou descendre, un affichage numérique indiquant à quel étage se trouve la cabine en ce moment.
Les chiffres sont même ces bons vieux chiffres à sept segments. Il y en a quatre. Le dernier change si vite que seul un huit vacillant est visible.
Quatre chiffres? Mais ça fait plusieurs milliers d’étages, ça!
La cabine est au niveau deux cent et descend d’environ trente étages par secondes. Au fait, à quel étage sommes-nous? Au-dessus de la porte, je lis parmi des caractères inconnus le nombre -417. Est-ce possible? Plusieurs centaines d’étages en sous-sol? L’humanité serait-elle devenue troglodyte? Mais pas totalement, si j’en juge par le nombre d’étages au-dessus de la surface.
L’affichage indique maintenant moins trois cents et des poussières. La cabine ne franchit plus que deux étages par seconde. -400, -410, -415, -416, -417. Voilà. L’affichage s’est stabilisé. La porte s’ouvre.
Encore abasourdi, je reste immobile devant la porte ouverte. La bonobo me tire à l’intérieur.
– Viens! N’aie pas peur. Ce n’est qu’un ascenseur. Tu sais au moins ce qu’est un ascenseur, non?
J’entre dans la cabine. La petite guenon compose la destination sur le tableau de commande: 639 ème étage. Wow, on va monter de plus de mille étages.
L’ascenseur démarre. L’accélération est énorme. Pendant une dizaine de secondes, j’ai l’impression de peser le double de mon poids.
En entrant, je n’avais pas remarqué que les bords de la cabine étaient vitrées. Ce n’est qu’une fois en mouvement que je constate que ce que je prenais pour des parois est en fait les murs du puits et que la cage d’ascenseur est, elle, parfaitement transparente.
Soudain, la cabine émerge du sol et monte en flèche vers le ciel. Comment exprimer l’impression qui m’assaille? C’est comme la vision offerte par ces caméras disposées sur les flancs des fusées Saturn V ou des navettes spatiales. Mais sans la lenteur initiale qui les caractérise.
Je m’agrippe à la main courante disposée le long de la cabine.
– C’est beau, hein, me lance la bonobo.
Et comment! Je n’ai jamais rien vu de tel.
Les hommes vivent peut-être dans des fourmilières, mais ce sont aussi de merveilleux paysagistes. La tour le long de laquelle s’élève l’ascenseur est entourée sur un rayon de plusieurs kilomètres d’un patchwork de parcs et de petits lacs. Plus loin s’étendent de vastes zones unies jaunes, brunes, rouges ou violettes. Probablement des cultures. D’autres surfaces semblent être occupées par des forêts.
Les seules constructions visibles sont ces tours régulièrement espacées et si hautes que je ne parviens pas à en distinguer le sommet.
A perte de vue, tout paraît avoir été façonné de la main de l’homme. Il ne reste, sur cette vaste plaine, pas la moindre parcelle de nature sauvage.
Autre chose contribue à donner un aspect artificiel au paysage. Quelque chose que je n’arrive pas à déterminer. Quelque chose de si anormal que mon esprit semble refuser d’en tenir compte.
Mais voilà que l’ascenseur s’est immobilisé.
– Sors de là, maintenant. Là où on va, tu pourras encore regarder.
La porte de l’ascenseur s’ouvre sur une vaste salle circulaire. On dirait un hall de gare, ou d’aéroport. Cinq couloirs débouchent sur le hall. Des gens entrent et sortent de la salle sans prêter la moindre attention les uns aux autres. En face de chaque couloir, ainsi que de l’ascenseur, une douzaine de sièges sont disposés en cercle, les dossiers vers l’intérieur. La forme et la couleur des sièges donnent à l’ensemble l’apparence de la corolle d’une fleur géante. Très peu sont actuellement occupés.
De tous les gens qui vont et viennent dans ce hall, ou qui s’y reposent, la plupart sont des hommes et des femmes. Le reste, environ un dixième, est composé de grands singes: gorilles, orangs-outangs, chimpanzés et bonobos. Le plus étonnant est que tous ont l’air de trouver cette situation comme étant absolument normale.
Il y a aussi une machine qui flotte à quelques centimètres au-dessus du sol. On dirait une sorte de balayeuse. Un bonobo mâle est juché sur la machine. Celui-ci gesticule et pousse de petits cris. La machine semble lui obéir. Quant au primate, il a l’air de s’amuser follement.
Mon infirmière lâche mon peignoir et se met à sauter sur place tout en criant et faisant des signes destinés au pilote de la machine. Celui-ci, apercevant ce manège, engage son véhicule à notre rencontre.
Arrivé à notre hauteur, il immobilise son engin, saute à terre, enlace sa compagne et lui roule une pelle. Puis il l’entraîne en direction de la fleur la plus proche. Ils enjambent les sièges et vont se cacher derrière les dossiers. Juste avant de disparaître complètement à mon regard, une tête poilue se redresse, puis d’un air sévère et d’une voix synthétique, m’intime:
– Toi, tu attends là! Je reviens.
Ils entament alors une partie de jambes en l’air dans la plus complète indifférence des quelques rares occupants des sièges pétales.
Moi, par contre, je commence à attirer l’attention. Evidemment, un type en peignoir, attendant bêtement que son accompagnatrice ait fini de prendre du bon temps, ça ne passe pas inaperçu.
Je ne sais absolument plus quoi faire. Je ne sais ni où, ni à quelle époque je suis. Le seul point d’ancrage que j’aie dans ce monde est cette petite bonobo, un peu comme l’oisillon qui s’attache au premier être vivant qu’il rencontre après avoir brisé la coquille de l’oeuf. Et voilà qu’elle me plante là, presque nu, au beau milieu de tous ces gens.
Pour oublier le malaise qui me gagne, je me concentre sur le décor de la salle. Les murs, entre les couloirs, sont couverts de fresques qui me rappellent celles qui étaient peintes dans les vieux halls de gares. Toutefois, il s’agirait ici plutôt de photographies panoramiques.
Celle qui me fait face est un paysage de collines basses couvertes d’une prairie verdoyante. La steppe mongole au printemps. Non, ces collines ressemblent bien plus au relief lunaire révélé par les missions Apollo. La qualité de l’image est telle que j’ai l’impression de voir la prairie onduler sous la caresse du vent.
Je m’approche pour étudier les détails. Extraordinaire! Même en ayant l’oeil collé au mur, je ne parviens pas à discerner le grain de l’image. Et l’image n’est pas statique. Le mouvement de l’herbe que j’avais deviné est bien réel. Debout devant le mur, je me sens complètement immergé dans ce paysage fabuleux.
Tiens, là, à droite, il y a un drôle d’engin qui dépasse de la végétation. Mais oui, je ne me trompe pas, il s’agit bien de l’étage de descente d’un module d’exploration lunaire. Et cet astre dans le ciel bleuté, c’est un croissant de Terre.
– Alors, on est dans la Lune?
La voix synthétique me ramène à la réalité. La guenon est à nouveau là, une étincelle de bonheur au fond des yeux.
– Viens, on peut y aller. D’ailleurs, on est presque arrivé.
Elle m’emmène par le couloir le plus à gauche. Je l’interroge:
– Dis-moi, c’est comme ça sur la Lune, maintenant?
– A ce qu’il paraît, oui. Mais je n’y suis jamais allé.
Le couloir est identique à celui que nous avons emprunté en sous-sol. Aucune décoration, juste quelques inscriptions à l’endroit où doivent se trouver les portes invisibles. La petite bonobo a perdu toute son exubérance. Elle paraît extrêmement concentrée. Déchiffrer les indications sur les portes doit lui demander un effort considérable. Elle hésite un moment, puis se décide. Elle se tient résolument devant le mur qui, comme au sous-sol, se fend pour donner accès à une vaste pièce inondée de lumière.
On dirait le bureau du P.D.G. d’une grosse société comme on en voit dans les films américains. Ou s’agit-il d’une sorte de salon? Probablement, ce lieu doit remplir les deux fonctions.
A droite de l’entrée se trouve une table ronde entourée d’une demi-douzaine de sièges. La table est constituée d’un plateau transparent reposant sur un unique pied évasé à la base. Sur le plateau, en face de chaque siège, des disques dorés sur lesquels flottent des hologrammes. Au milieu repose un plat rempli de fruits.
Sur la gauche, une rangée de postes de travail individuels. Au premier abord, on dirait des sièges de dentiste, mais les instruments de « torture » sont ici remplacés par des consoles holographiques identiques à celles disposées sur la table.
Le fond de la salle est la partie salon. De larges canapés sont disposés de telle sorte que leurs occupants puissent admirer le paysage qui s’étale au-delà de la baie vitrée qui fait office de paroi.
La guenon me tire à l’intérieur. A l’exception d’un couple debout devant la verrière, la pièce est inoccupée. Ils n’ont apparemment pas remarqué notre arrivée, accaparés par une vive discussion. La femme paraît particulièrement agitée.
– Je te répète qu’il n’aurait jamais fallu le réveiller. Il vient d’une époque de barbares où les homos se faisaient la guerre en permanence. Ils parquaient les autres humains dans des zoos, quand ils ne les chassaient pas pour les manger, voire pour le seul plaisir de tuer.
– Allons, calme-toi. Tu sais très bien qu’ils n’étaient pas tous mauvais. S’ils ont fait beaucoup de mal, c’était surtout par ignorance. Et puis, cette époque était aussi celle de l’Eclosion. C’est essentiellement grâce aux réalisations de ses contemporains que nous avons la chance de vivre dans le confort actuel. As-tu oublié quand ont été fabriquées les premières machines intelligentes, les premiers véhicules spatiaux? Et c’est aussi de cette époque que datent les premiers pas vers la société acratique. Peut-être est-il un des grands esprits de son temps. Peut-être est-ce pour le récompenser qu’on lui a donné la chance de vivre dans un monde meilleur.
– Ouais, ou alors pour s’en débarrasser. Il s’agit sûrement d’un de ces criminels à répétition, qui pullulaient en ce temps-là. On aurait dû simplement le…
La femme s’interrompt, remarquant soudain notre présence.
Est-ce le fait qu’elle réalise que je l’avais entendu dévoiler ses peurs, ou plus simplement de me voir là, debout, l’air complètement paumé, en peignoir et chaussons blancs, donnant la main à une petite créature noire et poilue? Toujours est-il que sur son visage se sont peintes les marques d’un profond étonnement, rapidement remplacées par celles d’une certaine gêne mêlée d’un soupçon de culpabilité.
L’homme me regarde simplement d’un air amusé. Il vient à ma rencontre.
Machinalement, je lui tends la main droite. Surpris, il regarde mon geste et, maladroitement, saisit mon poignet de sa main gauche. Soudain, il se ravise. Il change de main et cette fois, plus sûr de lui, me secoue vigoureusement tout le bras.
– Sois le bienvenu, me dit-il. Et pardonne-moi ma maladresse. Cette forme de salutation n’est plus pratiquée depuis des siècles. Heureusement, l’historien m’a averti que tu pourrais l’utiliser.
Le con! Il a failli me déboîter l’épaule.
Tout en me tenant le bras pour essayer de calmer la douleur, je désigne, d’un mouvement de la tête, le paysage au-delà de la baie vitrée:
– Merci pour votre accueil chaleureux. Mais pourrait-on me dire où nous sommes, et quand? J’ai fait la connerie de vouloir dormir quelques mois pour échapper au bug de l’an 2000 et voilà que je me réveille dans un univers à la technologie hyper avancée, des singes partout et dehors un paysage à l’horizon complètement délirant. Comment se fait-il que là à gauche, le terrain semble monter plutôt que de descendre comme l’a toujours fait tout paysage terrestre qui se respecte?
– Eh bien, tu n’es pas sur la Terre, ni d’ailleurs à la surface d’une sphère.
Enfin, c’est le déclic. Exactement comme ces photos de cratères lunaires ou martiens, que l’on voit désespérément en bosses. Il faut les tourner dans tous les sens pour qu’enfin le cerveau daigne reconstruire l’effet de relief dans le bon sens.
D’un coup, le paysage est devenu compréhensible, mais non moins déconcertant. Je suis à l’intérieur d’un cylindre creux aux dimensions faramineuses. Je m’approche de la fenêtre pour mieux comprendre. J’essaie d’estimer le diamètre du cylindre en regardant vers le haut. Rien que du bleu et quelques cirrus.
Mon regard se porte vers la gauche, où j’avais remarqué que le paysage montait. La visibilité n’est pas parfaite. Le paysage s’estompe progressivement au travers d’un fin voile brumeux. Toutefois, je parviens à distinguer une sorte d’horizon. Là-bas, le sol disparaît brusquement derrière le ciel.
En fait de ciel, il semblerait s’agir d’un second cylindre concentrique au premier qui ferait office de plafond. Inutile de préciser que je n’ai pas l’habitude d’estimer les dimensions d’objets cylindriques depuis l’intérieur. Toutefois, je dirais que la surface de ce cylindre doit être située à au moins dix mille mètres au-dessus du sol. Quant à son diamètre, je ne sais pas. Mais probablement plus de cinquante kilomètres. Oh oui, sûrement bien plus.
Je regarde maintenant à droite, dans l’axe du cylindre. Les formes cylindriques du ciel et du sol sont évidentes. Mais impossible d’en distinguer l’extrémité. Si elle existe, elle se trouve bien au-delà du rideau de brume.
Effectivement, je ne suis pas sur la Terre, mais probablement dans un vaisseau spatial gigantesque, en rotation autour de son axe afin de produire une pesanteur artificielle par l’effet de la force centrifuge.
Effrayé par cette révélation, je recule lentement et viens trébucher contre l’un des canapés. Je me laisse tomber dedans. Hmmm, confortable! Mon esprit demeure pourtant obnubilé par ce paysage extraordinaire et tout ce qu’il implique.
Par réflexe de défense, je me retire de la réalité, si tant est qu’il s’agisse bien de la réalité. Je m’enferme dans un cocon douillet, loin de toute perception. La dernière sensation qui me parvient du monde est celle de larmes coulant sur mes joues.1