Je m’attendais au pire lorsque, hier soir, Pilane m’a entrainé à l’écart pour… consommer ce nouvel amour si fort qui nous unissait désormais. Enfin, c’est ce qu’elle disait. Donc, je m’attendais au pire, du genre cuir, fouet et menottes, ce qui n’est pas du tout mon approche des relations entre adultes. Mais il ne faut jamais penser que l’on connait une personne dans ses moindres recoins. Ce n’est pas parce que tel ou telle se comporte d’une certaine manière à un certain moment qu’il ou elle agira de même dans d’autres circonstances. Au lit, la tigresse se transforme en chaton, mais un chaton très expérimenté, qui parvient à m’entrainer dans des territoires dont je n’imaginais même pas l’existence. Au début, malgré la douceur de ses caresses, je restais sur mes gardes, m’attendant à chaque instant qu’elle sorte ses griffes pour me lacérer le visage ou quelque autre partie de mon corps. L’aube m’a non seulement apporté le sommeil, mais également la réalisation que le comportement de Pilane, hier soir, n’était pas représentatif de la part dominante de sa personnalité.
Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque nous nous réveillons. J’angoisse un peu à l’idée de me retrouver face à la Pilane d’hier soir. J’essaie de chasser de mon esprit cette vision pessimiste et passe ma main dans ses cheveux ras. C’est rêche et totalement dépourvu de la douceur d’une chevelure soyeuse. Je comprends maintenant pourquoi certaines femmes n’aiment pas les barbes de trois jours. Pilane ouvre les yeux et me sourit.
— Bonjour ! Tu as bien dormi ?
— Oui. Et toi ?
— À merveille. Pardonne-moi pour mon comportement d’hier soir. Je ne t’ai pas trop effrayé ?
— Ben… Si ! Quand même un peu.
— Tu sais. En général, je ne suis pas comme ça. C’est une des boissons que l’on nous a servies hier soir qui a cet effet sur moi. J’en ai parfois un peu honte.
— Tu n’as qu’à t’abstenir d’en consommer. Tu ne crois pas ?
Elle ne me répond pas. Légèrement vexée, elle repousse le drap, se lève et se dirige vers une fenêtre qui donne sur le lagon. D’un geste, elle signifie à la maison son désir de se rendre sur la petite terrasse attenante au bâtiment. La paroi coulisse pour lui laisser le passage. Sur la terrasse, Pilane s’étire, puis gonfle ses poumons pour humer l’air déjà réchauffé par le soleil et chargé des effluves marins. Elle se retourne vers moi.
— Tu viens ? On va nager !
— Comme ça ? À poil ?
— Ben oui ! Qu’est-ce qui te fait peur ? Qu’un crabe vienne te bouffer les couilles ?
— Non ! Mais il peut y avoir des gens. On pourrait nous voir tout nus.
Elle me fixe avec un regard à la fois amusé et maternel.
— Mon pauvre petit chou. Aurais-tu oublié qu’avec la veillance, des millions de personnes ont probablement déjà admiré tes roubignoles ?
Cet argument ne parvient pas vraiment à inhiber ma pudeur, mais elle a raison. Et puis, je n’ai qu’à considérer cette plage comme étant ouverte aux naturistes. Ce serait avec un slip que j’attirerais l’attention.
La forêt qui sépare le village de la plage n’est épaisse que d’une dizaine de mètres et un sentier sablonneux relie directement chaque maison à la grève. Je rejoins Pilane et nous courons joyeusement vers le lagon.
Frileux habitué des mers froides, j’ai toujours hésité à me jeter à l’eau. Je suis du genre à multiplier les rites inutiles, comme d’abord tremper un doigt de pied pour m’assurer que l’eau ne soit pas glacée, puis à m’avancer prudemment pour ne mouiller ma peau que petit à petit, perdant beaucoup de temps avant d’immerger mes parties génitales. À peine mes pieds font-ils trois pas dans l’eau qu’ils se révoltent et refusent toute collaboration. Il me faut déployer des trésors de diplomatie pour les convaincre de m’emmener ne serait-ce que quelques mètres plus au large.
Pilane ne m’attend pas. Elle continue sa course, ralentissant à peine lorsque l’eau dépasse ses genoux, puis plonge en avant avec une aisance qui laisserait croire qu’elle est née dans cet élément.
Alors que je lutte contre moi-même, je ne remarque pas que Pilane nage dans ma direction. Arrivée à moins d’un mètre, elle se redresse et m’éclabousse copieusement. Je me fige sur place, terrorisé comme une gonzesse qui se réfugie sur une chaise à la simple vue d’une petite souris ou d’une araignée.
— Aaaaaah ! Mais arrête ! Je ne suis même pas encore mouillé.
— Ben justement ! C’est pour t’aider ! Allez ! Arrête de faire ta poule mouillée.
— Personne… Tu entends ?… Personne ne me traite de poule mouillée ! Et d’ailleurs, je te l’ai déjà dit, je ne suis pas encore mouillé.
Vexé, je ne vois pas d’autre issue que de me jeter à l’eau, littéralement. Finalement, elle est même très bonne. Question température, car question gout, l’eau de mer c’est quand même vachement salé.
— Alors tu vois, il n’y avait pas lieu de couiner comme un porcelet que l’on va égorger.
— Attends un peu que je t’attrape. On va voir qui va se mettre à couiner.
Je m’élance vers elle avec la ferme intention de lui faire payer son affront, et également de prolonger nos ébats de la nuit. Mais chaque fois que je crois pouvoir l’atteindre, elle s’esquive à la dernière seconde, me laissant maladroitement m’affaler dans les flots.
Puis, sans doute lassée de ce petit jeu à l’issue trop prévisible, c’est elle qui se lance à ma poursuite. Je n’essaie même pas de lui échapper. Enlacés dans l’eau tiède du lagon, nous faisons l’amour sous le regard intrigué d’un banc de petits poissons argentés.
Épuisés, nous regagnons le rivage où nous attend l’adolescente avec laquelle Pilane avait eu une prise de bec hier soir. Elle nous apporte des serviettes de bain et des vêtements légers. Elle-même porte juste une sorte de bikini dont le haut est un simple foulard noué autour de sa poitrine pour cacher des petits seins immatures.
— Maman ! Ton manque de pudeur me fait trop honte ! À cause de toi, je suis la risée de mes copines. Tu n’es qu’une égoïste. Tu pourrais quand même penser à ce que je dois endurer, à cause de tes… avec tous ces mecs… comme celui-là.
Elle prononce ces derniers mots avec, dans son regard dirigé vers moi, tout le mépris que ses treize ans peuvent contenir. Quoique durant une fraction de seconde, il me semble percevoir un clin d’oeil avec un léger sourire vite réprimé.
— Tynuï ! Quand donc cesseras-tu de me haïr ? Je sais bien que je ne suis pas une bonne mère, mais je fais ce que je peux. J’aimerais tellement que nos rencontres puissent se dérouler de manière apaisée et non conflictuelle. Mais ça ne dépend pas seulement de moi.
— Mais je ne te hais pas, maman ! Seulement, à chaque fois que tu débarques ici, c’est la même chose : tu bois du krall et tu ne te contrôles plus. Tu te pavanes avec le dernier mec qui ne s’est pas méfié de toi et c’est juste si tu ne le violes pas en public. J’ai vu comment tu t’y es prise avec… Bernard, hier soir. Si tu n’as pas de respect pour ta propre fille, essaie au moins d’en avoir un peu pour tes amants !
Là, je ne me sens pas vraiment concerné, même si l’on parle de moi. Je crois que je vais les laisser vider leur sac en privé. Enfin, avec la veillance, le terme « en privé » n’a plus vraiment de sens, disons loin de mes oreilles. Je saisis les vêtements que Tynuï a apportés à mon intention, ainsi qu’une serviette de bain.
— Bon, je crois que vous avez beaucoup de choses à vous dire. Je vais vous laisser tranquilles.
J’enfile juste le slip et m’éloigne en serrant le reste des vêtements sous le bras. J’étale la serviette à une centaine de mètres des deux femmes, à l’ombre d’un palmier penché vers l’eau comme on en voyait sur les pubs des agences de voyages. Je m’allonge et pousse un long soupir. Bon ! Tant qu’elles se chamaillent, je vais pouvoir être tranquille.
Bercé par le clapotis des vagues qui s’échouent sur la plage et le bruissement de la brise dans les palmes, je m’assoupis rapidement.
Je suis étendu au pied de l’ascenseur. La nuit est déjà tombée. Le ciel est couvert d’étoiles, bien plus lumineuses que je ne les avais jamais vues. La Voie lactée se détache particulièrement, donnant l’illusion qu’il s’agit d’un long nuage barrant le firmament. Une ombre allongée se déplace lentement devant elle. Cette ombre se pare de volutes bleutées. On dirait qu’elles mangent l’ombre, car celle-ci devient de plus en petite pour finalement disparaitre totalement. Vadina qui se tient à mes côtés me dit que c’était très beau. Elle me tend une gourde et me dit que je ne devrais pas m’aventurer seul dans le désert sans boisson. Nous traversons le grand plateau désertique qui sépare le volcan de la Fournaise de Huilet Ballicombe. Puis elle m’intime fermement de la suivre, mais elle est maintenant Pilane, sa chevelure abondante s’est raccourcie pour ne plus dépasser du cuir chevelu que de quelques millimètres. Je lâche la gourde qui commence à se vider sur le sol de lave, inondant rapidement tout le paysage jusqu’à l’horizon. Un dauphin jaillit hors de l’eau, mais au lieu d’effectuer une courte trajectoire parabolique, il écarte ses nageoires qui se transforment en ailes comme celles des anges peuplant les mythes religieux de mon enfance. Le cétacé s’envole alors majestueusement pour monter vers les nuages. Ceux-ci, des cumulus de bonne taille se transforment en un troupeau de moutons prêts à être tondus par une brise folle qui passait par là. Sous la laine se cachaient des mégaptères, qui avaient trouvé le subterfuge de se déguiser en nuage, afin de partir à la conquête du ciel. Ils nagent en direction d’une étoile teintée d’orange. De leurs nageoires pectorales surdimensionnées s’égouttent des torrents d’eau qui rejoignent la mer en vastes averses tropicales, dessinant de longs arcs-en-ciel sur leur passage.
Je suis réveillé en sursaut par des gouttes salées qui m’éclaboussent le visage. J’ouvre les yeux en prenant soin de les protéger par mon avant-bras. Je découvre Tynuï ébrouant ses longs cheveux noirs au-dessus de moi en riant.
— Tynuï ? C’est toi ? Ta mère n’est pas là ?
— Pfff ! Elle te manque déjà ?
Excellente question ! Je ne sais pas si elle me manque déjà, mais je ne peux nier que j’ai vraiment apprécié sa présence cette nuit. Je ne pourrais pas en dire autant pour hier soir, mais d’après ce que disait Tynuï, elle n’a ce comportement que lors de soirées particulières. En tout cas, sur le Nisshin Maru, elle n’avait jamais laissé paraitre cet aspect de sa personnalité.
— Hein ? Si elle me manque ? Non… Enfin… Oui, un peu.
— Ha ! Ha ! Tu en es déjà tombé amoureux. Pauvre vieux ! Tu verras : elle va t’envouter jusqu’à ce que tu sois raide dingue d’elle. Après, elle te jettera comme une vieille serpillère usée.
— Tu es un peu dure envers ta mère, tu ne trouves pas? Ce que tu dis là n’est pas gentil pour elle, ni pour moi d’ailleurs.
— C’est rien d’autre que la vérité ! Elle est comme ça avec tout le monde. T’es pas le premier mec avec qui elle vient se pavaner ici et jamais avec deux fois le même.
— C’est la vie qu’elle a choisie. C’est son problème, non ?
— Et moi alors ? Elle m’a fait le coup à moi aussi, cette salope ! Elle joue à la poupée avec moi pendant quelques années et après, elle se tire comme si je n’avais jamais existé. Et je n’ai même pas de frères et soeurs.
— Je ne sais pas quoi te dire. Elle a sans doute réalisé qu’elle n’était pas faite pour cette vie-là, pour être mère.
— Tu parles ! Cette vie-là, comme tu dis, elle l’a choisie. Elle a suivi toutes les formations pour faire partie d’un noeud matrimonial. Elle me met au monde et ensuite, elle s’entiche d’un benêt de mécanicien de passage. Depuis ce jour, elle n’a plus dans la tête que les pistons des moteurs et ceux des mecs qui ont le malheur de passer un peu trop près d’elle. Ma mère, c’est rien qu’une vieille… pute égoïste.
Le mot pute, elle l’a dit en français. Lors de mon réveil dans Rama, Floanne avait incrusté dans mon cerveau le terrien-homo, la langue commune à la majorité des peuples du système solaire. Elle y avait également inséré la compréhension de toutes les nuances sémantiques des mots de cette langue et de ceux empruntés aux idiomes du passé. Rien ne dit pourquoi c’est du français que ce mot a été repris, mais il est très clair qu’on ne l’utilise que dans un sens extrêmement péjoratif.
— Là, franchement, tu exagères ! Tu ne peux pas parler ainsi de ta mère, quel que soit ton ressentiment envers elle.
— Des fois, je me demande si elle est vraiment ma mère.
— Oooh ! Crois-moi ! Je n’ai pas le moindre doute que tu sois bien la fille de ta mère.
Je n’aurais pas dû dire cela. Tynuï me jette un regard chargé d’éclairs destinés à me griller comme une vulgaire saucisse. J’en ai marre d’argumenter avec cette gamine. Ça ne mène à rien. En plus, je commence à m’énerver. Si je vais rejoindre Pilane maintenant, je sens que ça finirait très vite par une scène. Je vais plutôt aller nager un moment pour me calmer.
Sans un mot, je me lève et cours me jeter dans le lagon.
Cette fois, je n’ai pas hésité avant de plonger dans les flots. Rapidement, je m’éloigne du rivage comme pour mettre le plus de distance possible entre moi et ces femelles hystériques. Je n’ai plus pied. Sous moi, le sable a fait place à de gros rochers couverts d’anémones et de branches de corail multicolore. Toute une faune de poissons bigarrés et de crustacés nage de-ci de-là, soit pour y chercher des proies inattentives, soit pour y trouver une protection contre les prédateurs.
Je n’ai pas vraiment d’expérience de plongée en apnée, n’étant jamais descendu plus bas que les quatre à cinq mètres des piscines publiques. Mais ce que je vois ici en dessous m’attire irrésistiblement. Lors de cours de natation, on m’avait dit qu’il était important de ne pas garder d’air dans mes poumons, afin d’éviter que la force d’Archimède ne s’oppose à mes efforts pour descendre. Mais par la suite, j’ai appris que c’était tout faux, parce qu’avec les poumons vides, on ne peut évidemment pas emporter une quantité d’oxygène suffisante pour une apnée de longue durée.
Je ne sais pas quelle est la profondeur à cet endroit. J’ai l’impression de pouvoir toucher le corail rien qu’en tendant le bras, mais je sais qu’il s’agit d’une illusion. La profondeur réelle est plus importante, au moins trois à quatre mètres. Ce n’est pas au-delà de mes capacités. Après quelques profondes inspirations, je m’élance vers les profondeurs toutes relatives de ce lagon à grands coups de brasse de mes bras. L’eau salée me brule les yeux, mais je m’efforce de les garder ouverts. Très vite, la pression de l’eau s’exerce sur mon corps. N’y étant pas habitué, je commence à angoisser, mais avec un effort de volonté, j’en fais abstraction et continue ma descente. Bientôt, j’atteins le fond et me mets à évoluer parmi les poissons entre les blocs de corail. Je ne peux jouir du spectacle que durant quelques secondes, car je ne parviens presque plus à retenir mon réflexe respiratoire. Si je me mettais à inspirer maintenant, ce serait la noyade assurée et ce n’est définitivement pas à l’ordre du jour. Il est impératif que je rejoigne au plus vite la surface. Heureusement, la remontée est plus facile que la descente. Une seule pensée occupe tout le volume de mon cerveau : ne pas respirer avant d’avoir émergé à l’air libre. Toutefois, un cliquetis rapide parvient à effleurer ma conscience.
Dès que ma tête est hors de l’eau, j’aspire une grosse goulée d’air. Je ne crois pas que j’aurais pu tenir une seconde de plus. Je suis épuisé. Je n’aurais pas dû me lancer dans cette plongée sans entrainement et surtout sans avoir pris le moindre petit-déjeuner. Je risque l’hypoglycémie. Il faut que je retourne rapidement vers le rivage.
Environ 50 mètres me séparent de la plage. Heureusement, un léger courant favorable aide à ma progression. Mais en aurais-je le temps ? Je sens ma tête qui commence à tourner. Je n’ai qu’une envie : me laisser aller, me reposer, m’endormir. Par moment, je me laisse couler sous la surface. Mais les réflexes de survie sont encore efficaces et me permettent à chaque fois de rejoindre la surface pour respirer. Sous l’eau, il y a toujours ce cliquetis. Sa fréquence varie rapidement sans rythme précis. Ce doit être une sorte d’hallucination auditive due à l’épuisement.
Au-dessous de moi, il y a de nouveau du sable, mais je n’ai pas encore pied. Le fond doit se trouver à un peu plus de deux mètres de profondeur. Il me faut impérativement m’approcher de la plage avant que je ne perde connaissance. Une fois de plus, je me laisse couler. Une fois de plus, je tente de remonter à la surface. Mais je ne parviens pas à maintenir ma tête hors de l’eau. J’avale une grosse tasse d’eau salée qui va directement dans mes poumons. Cette fois, c’est la fin, comme dans mon rêve sur la plage de Singille. Il devait s’agir d’un rêve prémonitoire. Quel con ! Faire un voyage de 500 ans vers le futur, avoir visité l’intérieur de Rama et l’ile de la Fournaise pour finir noyé dans un lagon perdu au coeur de l’océan Indien, c’est nul. Et qui va écrire le livre, dont j’étais censé être l’auteur, que m’a remis Vadina ?
Résigné à mon sort, je me laisse glisser doucement vers le fond. Je sens mes pieds toucher le sable qui sera mon lit de mort. Il y a toujours ce cliquetis, de plus en plus rapide, de plus en plus fort. Tellement fort qu’il me semble le ressentir directement dans mon corps.
Dans une demi-inconscience, je perçois une masse grise et effilée qui fonce sur moi à grande vitesse. Là, c’est le pompon : non seulement je vais me noyer, mais j’aurai encore le temps de me voir bouffé par un requin.
Alors que je m’imagine déjà sentir les mâchoires du squale se refermer sur mes jambes, l’animal se plaque sous mon corps et me pousse vers la surface. Ha ! De l’air ! J’essaie d’aspirer à fond, mais mes poumons sont remplis de flotte. Je suis pris de spasmes pulmonaires qui me permettent d’évacuer cette eau intruse. L’oxygène parvenant à nouveau à mon cerveau, je reprends progressivement mes esprits. Je m’aperçois que l’animal que je prenais pour un requin est en réalité un dauphin. Il y a une grosse entaille dans sa nageoire dorsale. Celui-ci s’évertue à me maintenir la tête hors de l’eau. Pour éviter de glisser continuellement sous la surface, je m’accroche comme je peux au cétacé. Dès que celui-ci réalise que je ne risque plus de sombrer, il me ramène vers le rivage.
Maintenant, mes pieds trainent sur le sable. Je relâche mon étreinte sur le delphinidé. Je devrais parvenir à rejoindre le rivage sans son aide. Je ne voudrais pas qu’il s’échoue par ma faute. L’animal me regarde d’un oeil avec un regard que je ne sais interpréter. Pour lui manifester ma reconnaissance, je lui caresse le flanc. J’espère qu’il apprécie ce geste. Je lui parle sans savoir s’il peut me comprendre.
— Merci ! Sans toi, ma vie se terminait dans ce lagon. Heureusement que tu passais par là. Le hasard fait bien les choses.
L’animal me répond par une série de sifflements ressemblant par moment à des grincements qui sont ensuite traduits en terrien-homo.
— « Ponyo » Le hasard n’y est pas pour grand-chose. Depuis ton départ de l’ile de feu, je cherche à attirer ton attention. J’ai toujours tant voulu savoir à quoi ressemble un singe qui vient de la Grande Pollution.
— Ah ! Alors, c’est toi la dauphine qui nous accompagne depuis l’ile de la Fournaise?
— « Ponyo » Oui ! Mais je te trouve très imprudent de plonger sans entrainement. Tu es toujours aussi inconséquent?
— Heu… le simple fait de m’être lancé dans un tel voyage temporel est une sorte de réponse positive à ta question, tu ne trouves pas?
— « Ponyo » Peut-être bien. Mais crois-moi…
La dauphine s’interrompt brusquement et se retourne pour s’éloigner du rivage.
— « Ponyo » Trop de singes dans les parages. Je reviendrai.
J’ai juste le temps de lui demander si elle à un nom.
— Est-ce que tu as un nom ?
— « Ponyo » Seuls les singes posent ce genre de question.
Elle s’éloigne rapidement. De la plage, des gens se jettent à l’eau pour me porter secours. Parmi eux, je crois reconnaitre Pilane et sa fille Tynuï. Ne pouvant plus trouver appui contre le dauphin, j’ai de la peine à me tenir debout. Ce serait trop bête de me noyer maintenant. Heureusement, Pilane me rejoint très vite et me ramène vers la terre ferme.
— Bernard ! Qu’est-ce qui t’a pris ? Si tu voulais plonger, tu aurais dû demander une poche branchiale.
Je ne peux tout de même pas lui dire que c’était sa fille qui m’avait énervé et involontairement poussé à me jeter à l’eau pour mettre un terme à une conversation déplaisante. Je ne veux pas mettre de l’huile sur le feu de leurs relations déjà assez tendues.
— Je ne sais pas. Mais heureusement que la dauphine était là pour me porter secours. Tu sais, celle qui nous suit depuis le début.
— Eh bien ! Tu auras au moins pu faire sa connaissance.
— Oui. Mais lorsque vous êtes entrés dans l’eau pour venir me chercher, elle a pris peur et s’est enfuie. J’ai voulu lui demander si elle avait un nom et elle m’a répondu que seuls les singes posaient ce genre de question. Je ne comprends pas ce qu’elle voulait dire par là.
— Parce qu’une des caractéristiques du mode de communication des dauphins est de commencer chacune de leurs paroles par une sorte de signature propre à chaque individu. Mais on en reparlera une autre fois. Il te faut sortir d’ici et te reposer.
— Oui. Et manger quelque chose. Je meurs de faim. Et aussi boire de l’eau douce, j’ai l’impression d’avoir avalé un kilo de sel.
Rassasié, je me sens à nouveau plein d’énergie. J’ai envie de me balader, histoire de connaitre un peu mieux l’ile sur laquelle nous faisons escale.
— Pilane ? Je vais faire le tour de l’ile. Tu viens avec moi ?
— Là, maintenant ? Mais il fait trop chaud. On le fera plus tard, quand le soleil sera moins haut. On en profitera pour admirer son coucher. Tu ne préfères pas faire une petite sieste ?
Elle accompagne sa question en se collant tout contre moi et en me caressant la poitrine.
— Ben, c’est que je ne suis pas fatigué. J’ai parfaitement récupéré et je suis en pleine forme.
— Justement ! On n’est pas obligé de dormir.
Mais c’est pas vrai ? Elle ne pense qu’à ça ! Remarque, je ne vois pas de raisons de me plaindre. Moi aussi, j’aime beaucoup ce genre d’activités et même si physiquement elle n’est pas mon type, elle fait très bien l’amour.
— Hmmm ! Finalement, je crois que tu as raison. Une petite sieste me fera le plus grand bien.
Nous avons fini par nous endormir. Mon sommeil est peuplé de rêves mélangeant les évènements récents et des souvenirs du 20e siècle. À un moment, je vois un grand navire dans une mer grise agitée. À la poupe, il y a une rampe sur laquelle sont trainées une suite infinie de baleines de toutes espèces. C’est un baleinier. Le nom du vaisseau est peint en couleur sang sur la coque. D’abord, je ne parviens pas à lire ce nom. Ce n’est pas qu’il soit écrit en trop petites lettres, c’est comme si mon esprit se refusait à le lire. Puis, d’un coup, il est là, clair, net, face à ma conscience : Nisshin Maru ! Sur la rampe, un dauphin, attaché par la queue, se tortille pour essayer vainement de se libérer. Il pousse des cris désespérés.
— « Ponyo » Aide moi !
— « Ponyo » Ne me laisse pas mourir !
— « Ponyo » Viens me sauver !
Je me redresse brusquement en criant :
— Nonnnnn !
Mon cri a réveillé Pilane.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon coeur ?
— Rien. Juste un cauchemar.
— Tu veux m’en parler ?
— J’ai rêvé que notre bateau, le Nisshin Maru, était devenu un baleinier et que parmi les baleines qu’il hissait pour les dépecer, il y avait la dauphine qui vient de me sauver la vie. C’était terrible !
— Comment sais-tu qu’il s’agissait bien d’elle ?
— Je l’entends encore crier : « Ponyo ! » « Ponyo ! » C’est avec ce mot qu’elle commençait toutes ses phrases ce matin.
— C’est la traduction de sa signature. Pour nous, son nom est donc Ponyo. Si elle t’a dit que seuls les singes posent ces questions, c’est que pour les dauphins, le nom de l’individu fait explicitement partie de la conversation. Pour eux, une telle question n’a pas de sens.
— Mais alors, lorsque je m’adresse à elle, il faudrait que je commence toutes mes phrases par « Bernard » ?
— Non ! Ce n’est pas nécessaire. Ta signature, la traduction de ton nom, est ajoutée si tes paroles sont traduites en langage dauphin. Mais il est probable qu’elle ait directement compris tes mots en terrien-homo. Dans ce cas, elle sait qu’une telle identification ne fait pas partie du message. Cela leur pose des difficultés lorsqu’il y a plusieurs humains à proximité. Leur cerveau n’est pas configuré pour discriminer les voix dans une conversation à plusieurs interlocuteurs.
— Oh ! C’est pour ça qu’elle s’est enfuie à votre arrivée sur la plage ?
— En partie. Il y a aussi que pour des dauphins sauvages, la physionomie humaine est assez effrayante.
— Tu veux dire que nous leur faisons la même impression que si nous nous trouvions face à un extraterrestre avec plein de tentacules ?
— Ha ! Ha ! Oui ! C’est une très bonne analogie, car nos membres, surtout nos bras, leur apparaissent comme les tentacules des calmars géants, un de leurs prédateurs occasionnels.
— Mais alors, lorsque je me suis agrippé à elle, elle a dû faire preuve de beaucoup de courage pour surmonter cette peur atavique ?
— Puisque Ponyo t’a parlé à l’aide d’un connecteur, elle doit fréquenter les humains depuis un certain temps déjà. Et vu l’intérêt qu’elle semble te porter, je ne pense pas que tu l’aies réellement effrayée. Notre entrée en nombre dans l’eau était par contre trop pour elle. C’est pourquoi elle s’est enfuie.
— Probablement, oui !
Pilane marque une légère pause avant de reprendre la parole.
— Mais je me demande bien ce qu’elle peut te trouver.
— Sans doute que mon charme naturel opère bien au-delà de la barrière des espèces. Ne serais-tu pas un peu jalouse ?
— Moi ? Jalouse ? D’une dauphine ? Mais ça va pas ? Bien sûr que non !
Apparemment, l’idée même d’une concurrence sentimentale entre elle et un individu d’une autre espèce ne lui était jamais venue à l’esprit. Je m’amuse un peu de son indignation.
— Et toi, d’ailleurs : qu’est-ce que tu me trouves à moi, hein ?
— Ben… Heu… C’est-à-dire que…
Je pourrais la confronter à l’idée que je n’étais qu’une proie qui passait à sa portée et qu’elle s’était jetée dessus par réflexe. Mais non, je crois qu’il vaut mieux que je m’abstienne d’une telle provocation. Je préfère admettre qu’il s’agit effectivement de mon charme naturel. Je pose un doigt sur ses lèvres pour lui signifier de ne pas me répondre.
— Chut ! N’en dis pas plus. C’est sans importance.
Je me lance dans une suite de caresses qui nous emporte là où il n’y a plus rien, ni espace, ni temps, rien que nous deux.