Les baleines sont parties. Le répéteur a été dégonflé et ramené à bord du Nisshin Maru. Les moteurs ont été relancés et nous continuons notre route. Le souvenir de cette rencontre si extraordinaire brille dans ma tête, offrant un tel contraste avec la monotonie des jours précédents, que je me pose la question de sa réalité. Là-bas, à l’horizon, le ciel se pare d’un dégradé allant du bleu à l’orange en passant par toutes les nuances de vert et de jaune, rehaussé par l’ombre de quelques nuages, offrant un écrin bariolé au dernier évènement de cette journée exceptionnelle : le coucher du soleil.
Je ne dois pas être le seul à avoir été impressionné par la rencontre d’aujourd’hui. D’habitude, je suis le seul à prendre le temps d’admirer les couchers de soleil. Tant les marins que l’équipe de cétologues et autres scientifiques passent le plus clair de leur temps à travailler. Pourtant, ce soir, ceux qui ne sont pas retenus par des tâches urgentes sont sur le pont à exprimer leurs impressions sur les évènements de la journée.
— Tu as vu comme elles étaient nombreuses ? Presque deux fois plus que lors de notre précédente rencontre.
— Oui ! Et alors ?
— Tu n’es pas impressionné ?
— Pourquoi le serais-je ? Cela fait plusieurs jours que je les suis au travers du Réseau et des répéteurs. J’ai eu tout le temps de les voir se regrouper. L’effet de surprise, si tant est qu’il y en eût un, est déjà passé.
— Mais un tel nombre d’individus à transférer, ça va devenir ingérable.
— C’est vrai qu’elles sont de plus en plus nombreuses à s’intéresser au projet, mais je ne crois pas qu’elles soient toutes volontaires pour le voyage.
— Et toi, Tong ? Qu’est-ce que tu en penses ?
— Tout comme Plincal. J’ai toujours été convaincu qu’elles sont loin de toutes vouloir quitter leur océan natal. Et je me demandais même si nous ne risquions pas de nous retrouver avec un nombre de candidates insuffisant pour implanter sur Mars une population suffisamment importante pour qu’elle soit viable. Cette augmentation de l’intérêt a plutôt tendance à me rassurer.
Je me pose moi-même de nombreuses questions quant à la viabilité d’une communauté de baleines sur la planète rouge. C’est peut-être le bon moment de les poser.
— Pardonnez-moi mon ignorance, mais j’ai de la peine à imaginer qu’il soit possible à de tels géants de pouvoir survivre dans les jeunes océans martiens. C’est vrai que j’ignore tout de ces mers. Elles existent depuis quoi ? Un siècle ? Maximum deux ! Est-ce suffisant pour y implanter un écosystème suffisamment robuste pour assurer la survie de ces mastodontes ? Ce doit déjà être problématique pour des humains avec un paquet d’assistants technologiques. Alors pour ces monstres, comment est-ce seulement possible ?
— Tu es tout pardonné. La vitalisation de Mars a débuté une vingtaine d’années après l’installation des premiers habitants permanents, soit dans la première moitié du second siècle de l’Éclosion, il y a maintenant près de quatre-cents ans. Au début, il n’était question que d’élever la pression atmosphérique à un niveau suffisant pour que sur les points les plus bas de la planète, il soit possible de se déplacer avec un simple masque respiratoire. L’effet de serre lié à cette augmentation de la pression a entrainé une augmentation de la température qui a eu pour conséquence une rapide fonte du pergélisol martien. L’eau liquide s’est évidemment accumulée sur ces points les plus bas, exactement là où s’étaient établis les colons. Ces derniers ont dû, en conséquence, se déplacer vers des terrains plus élevés.
— Et ils ont alors fait ce qu’il fallait pour encore augmenter la pression atmosphérique, ce qui a augmenté l’effet de serre, donc la fusion des glaces, donc une élévation des nappes d’eau liquide, donc une nouvelle émigration et ainsi de suite. C’est ça, non ?
— Exactement. En moins d’un siècle, une bonne partie de l’hémisphère nord a été inondé. Par la suite, l’océan naissant a été encore renforcé par l’apport d’eau provenant de comètes prélevées aux confins du système solaire.
— Oui, j’ai vu une vidéo de la livraison d’une telle comète par un voilier solaire. C’était vachement cool. Je me demande d’ailleurs comment on peut faire des membranes aussi résistantes. Mais revenons aux océans. La surface de Mars n’est pas particulièrement favorable au développement de la vie terrestre. Les minéraux qui la composent sont chimiquement particulièrement réactifs et ont, à ce que j’en sais, la propriété de décomposer toutes les molécules organiques qui auraient la malchance de se promener par là.
— C’est le rayonnement ultraviolet du soleil qui active ainsi les couches superficielles du sol martien. Il n’en est pas de même pour les roches situées sous le pergélisol. Et puis, les comètes qui ont été précipitées sur la planète contenaient d’énormes quantités de matière organique, dont seule une faible proportion a été dégradée par réaction avec le sol martien. L’océan naissant a donc rapidement contenu une soupe organique qui a permis d’y installer un écosystème constitué au départ de bactéries spécialement conçues pour cet environnement. Par la suite, au fil des ans, ont été ajoutés des algues bleues et toutes sortes d’organismes planctonaires, puis divers poissons et crustacés, ainsi que de nombreuses espèces de coraux. En moins de deux siècles, il est devenu possible d’acclimater des espèces de plus grandes tailles, telles que requins, thons et autres tortues marines.
— Il ne manquait plus que des mammifères marins, alors ?
— Oui, pour cela, il était nécessaire d’attendre que la concentration d’oxygène dans l’atmosphère soit suffisante pour que les animaux dotés de poumons puissent y respirer sans assistance, ce qui n’est possible que depuis une cinquantaine d’années terrestres. Les premiers mammifères marins à avoir été acclimatés ont été des phoques, des morses et aussi des ours polaires.
— Pas de cétacés ?
— Techniquement, pour les petites espèces cela aurait été possible, mais bien évidemment, il n’était pas question d’entreprendre un quelconque transfert sans leur accord.
De mon temps, on ne prenait pas tant de précautions pour capturer des dauphins en mer et pour les emprisonner dans des bassins de parcs aquatiques. Mais fort heureusement, les temps ont changé.
— Oui, je comprends. À mon époque, on ne se serait pas gênés, mais bon…
Un doute s’insère dans mon esprit.
— Mais ! Tu viens de dire que des tortues marines ont été introduites avant que l’atmosphère soit respirable, non ?
— Oui ?
— Et bien, les tortues, même marines, sont des reptiles et elles respirent avec des poumons. Elles n’ont pas de branchies pour absorber l’oxygène dissout dans l’eau. Il y a une contradiction, là ! Non ?
— Ces tortues-là, avaient et elles en ont toujours, des branchies. Enfin, disons des poumons modifiés qui leur permettent de respirer sous l’eau.
— Tiens ! Je ne connaissais pas cette espèce.
— Et pour cause, elle a été conçue il y a cent-cinquante années terrestres et justement en vue d’une acclimatation sur Mars.
— Oh ! Ce sont des tortues génétiquement modifiées ?
— Ben oui ! Pourquoi ?
— Non, non ! Pour rien. Juste un réflexe qui me reste de mon époque. Mais pour en revenir aux cétacés, comment ces mégaptères en sont-ils venus à vouloir émigrer vers Mars ?
— Nous savons communiquer avec les diverses espèces de dauphins depuis maintenant près de deux siècles ; avec les mysticètes depuis seulement environ soixante-cinq ans. Les premiers répéteurs ont été mis à la mer, il n’y a pas plus de cinquante ans. C’est à partir de là que les premiers cétacés se sont connectés. Au début, ce ne sont que quelques rares individus curieux et aventureux qui ont tenté l’expérience. Puis, au fil du temps, ils ont été de plus en plus nombreux. Actuellement, pour certaines espèces, c’est devenu un véritable phénomène de mode. Être connecté, c’est « hype », quoi !
— Et la volonté de partir vers Mars, dans tout ça ?
— Quoique leur existence se déroule essentiellement sous la surface de l’océan, les cétacés savaient depuis la nuit des temps que les planètes, dont la Terre, tournaient autour du Soleil. Ce savoir avait été acquis par les mysticètes et transmis par les chants à toutes les espèces. Mais c’était un fait reconnu de tout temps que ces planètes leur étaient inaccessibles et le seraient toujours. Il a donc fallu des dizaines d’années, en fait, à peu près une génération, pour qu’émerge parmi eux l’idée que cette chose étrange que les humains appellent technologie leur permettrait de s’affranchir de leur milieu naturel. Il en a fallu encore plus pour qu’ils envisagent qu’eux aussi pourraient partir à l’exploration de l’univers. Il y a en a même qui siègent au Conseil Solaire des Planètes-Unies à Jeune-Êve.
Jeune-Êve ? Ah oui ! Genève ! Il y a des dauphins à Genève ? Et de leur propre chef ? Dire qu’à mon époque, les protecteurs des animaux luttaient pour faire fermer les parcs aquatiques et maintenant il y a des dauphins qui se baladent sur la terre ferme en totale liberté. Mais je m’égare, là.
— Et ça fait combien de temps maintenant qu’ils ont pour la première fois manifesté cette volonté de migration planétaire ?
— Ils en parlent entre eux depuis cinq ou six ans. Mais le projet n’a vraiment démarré qu’il y a environ deux ans.
— Et quand pourront-ils espérer être transférés ?
— Houla ! Pas avant une dizaine d’années. Il faut encore construire le vaisseau aquarium qui les transportera de la Terre vers Mars. Il faudra également fabriquer une navette particulière pour la montée le long de l’ascenseur. Et tu l’as probablement entendu tout à l’heure, on n’est pas encore tombé d’accord sur les solutions à appliquer au déplacement de leur masse imposante et des contraintes de leur mode de vie aquatique.
— Mais vous pensez pouvoir y parvenir, non ?
— Bien sûr ! Il faudra un savant mélange de technique et de diplomatie, mais on y arrivera.
Ma curiosité semble satisfaite. En tout cas, elle cède le pas à la contemplation de l’astre diurne qui s’apprête à disparaitre sous l’horizon.
— Regarde-moi comme c’est beau ! Tu crois qu’on verra le rayon vert ?
— Peut-être, mais c’est peu probable. On peut toujours rêver.
Le soleil est couché et la nuit tombe rapidement. Petit à petit, la lueur des premières étoiles remplace celle trainée derrière elle par un crépuscule tentant vainement de rattraper le soleil. Il ne reste plus grand monde sur le pont, le repas du soir va bientôt être servi. Il est temps de passer par ma cabine pour me changer.
À peine entré dans celle-ci, je vois Jimini qui s’envole et vient se percher sur mon épaule. Je ne sais pas pourquoi, mais sa peur de l’extérieur m’énerve un peu.
Il m’interpelle.
— Alors, comment s’est passée cette rencontre ?
— Ben si tu voulais le savoir, tu n’avais qu’à venir avec nous. C’est vrai, quoi ? Ça ne te fait pas du bien de rester tout seul à l’intérieur.
— Non, mais t’as envie que je corrode mes ailes ? Ça ne t’a pas suffi de me les avoir déjà brisées une fois ?
— C’est pas ce que je voulais dire. Le rôle d’un mentor, c’est d’accompagner son humain, quoi qu’il arrive, afin de pouvoir le conseiller, le rassurer, le consoler et pis je sais pas quoi encore. Tu crois vraiment que tu me donnes un bon exemple en restant calfeutré dans ma cabine ?
— Mais, heuuu…
C’est bien la première fois que je le vois dans l’incapacité de me répondre de manière cohérente. Je devrais chercher à l’aider, même si là les rôles semblent inversés, mais au contraire j’en rajoute une couche.
— Je savais que Globule, le virtuel, n’avait pas bien supporté la scission du Réseau de Rama. Mais toi ? Oui, toi ! Qu’est-ce qui te pousse à un tel comportement ? La peur de la corrosion par l’eau de mer ? Tu ne pourrais pas t’instancier dans un corps plus résistant pour l’occasion ? Non, mais ! Regarde-toi ! On dirait un troll. T’as peur de l’eau, parce que ça mouille et que ça lave. C’est ça ?
— C’est que… tu sais… Moi, j’aurais bien voulu partir avec Rama. Ici, ce n’est pas l’environnement pour lequel j’ai été configuré.
Cette remarque venant d’un mentor me laisse pantois et m’inquiète aussi. Un soupçon s’insère dans mon esprit.
— Hein ? Un mentor qui exprime des émotions et des préférences personnelles ? Ça veut dire quoi ? On dirait que tu cherches à me pousser à retourner dans le vaisseau interstellaire. Mais tu sais bien que ce n’est pas possible. Ça fait des mois maintenant qu’il est parti, qu’il a laissé le soleil et son cortège de planètes derrière lui. Si tu voulais rester dans Rama, tu n’avais qu’à démissionner et confier ta tâche à un de tes semblables « configurés » pour la Terre.
— Ben, j’y ai pensé. Mais je voyais bien que tu avais besoin d’aide et je n’aurais pas pu supporter l’idée de t’abandonner à un collègue. Je t’aime bien. Je suis aussi configuré pour ça, tu sais.
— Un mentor qui a des états d’âme. On aura tout vu ! Et puis, cette histoire de configuration pour « aimer » Rama, ça sent la manipulation à plein nez. Ça veut dire quoi ? Que les mentors de Rama sont conçus pour pousser leurs humains à se porter volontaires pour le voyage vers les étoiles ? Combien de personnes avez-vous manipulées pour leur faire croire qu’ils désiraient partir, alors qu’en réalité elles se sentaient bien dans le système solaire ? Hein, combien ?
— Calme-toi ! Il ne s’agit pas de ça.
— De quoi, alors ?
— Si nous sommes configurés pour, comme tu dis, « pousser » les gens à aimer le lieu dans lequel ils vivent, c’est pour leur éviter la dépression, pour leur faciliter la vie.
Il hésite une seconde avant de reprendre.
— Et aussi pour optimiser la gestion des navettes. Tu n’imagines pas le nombre de vols inutiles qu’il a été possible de supprimer depuis que les gens ne se déplacent plus à l’autre bout du système solaire au moindre vague à l’âme.
— Oui, oui ! Je connais. À mon époque aussi, les gens partaient se reposer sur des plages à l’autre bout de la planète. Mais de là à leur insuffler insidieusement dans leur subconscient le désir de rester là où ils sont pour de banales considérations économiques, ça me troue le cul. Où elle est cette fameuse liberté qui est censée être la base même de l’Acratie, hein ?
— Mais elle est là, tout autour de toi. Toutes nos configurations, à nous les mentors, même si elles nous font agir sur le subconscient de nos humains, sont le résultat de décisions consensuelles et elles sont remises en cause en permanence. Et nous n’agissons jamais sans le consentement de nos humains. Si l’un d’eux ne désire pas subir un certain conditionnement, il en fait part à son mentor et celui-ci agira en conséquence. Est-ce que je t’ai poussé à rester dans Rama malgré toi ?
— Tu ne m’as jamais posé la question.
— J’aurais pu le faire, mais il était évident que tu n’avais aucun désir de partir vers les étoiles. Alors je me suis abstenu. Tu aurais pu croire que c’était juste un moyen particulièrement tordu pour t’influencer.
— T’as vraiment réponse à tout, toi.
— Bien sûr. Il y a toujours une ou plusieurs réponses à tout questionnement. Parfois, elles ne sont pas très pertinentes, mais elles existent.
Je crois que j’en ai vraiment marre de ce confesseur électronique. J’ai une de ces envies de lui envoyer un coussin en pleine poire, mais ça ne m’avancerait à rien. Et peut-être que si je suis si irritable en cet instant, c’est parce que j’ai faim.
— C’est toute cette discussion qui n’est pas pertinente du tout. Je crois qu’on a assez causé pour un bon bout de temps. Alors si tu ne veux pas m’accompagner, le mieux, c’est que tu te caches quelque part où je ne risque pas de te voir en permanence, c’est compris ?
Sans me répondre, Jimini s’envole et va se loger dans un recoin entre ma couchette et le mur.
— Ouais, là c’est bien. Je ne risque pas de te déranger avant que je me décide à enlever les toiles d’araignées. Et je me connais, ce ne sera pas de sitôt.
Sur ce, je sors de la cabine et me dirige vers le réfectoire. C’est vrai que j’ai vraiment la dalle.