Je ne comprends pas que des gens puissent aimer la mer au point d’y passer leur vie. À part d’éventuelles tempêtes, il ne s’y passe rien. C’est chiant au possible. Bon d’accord, la mer n’est jamais la même. À chaque instant, elle nous renvoie des reflets différents. À l’improviste, apparaissent ici un poisson-lune, là une tortue à la recherche de sa plage de naissance, là encore une masse de vieux plastiques agglomérés qui a échappé aux barges de nettoyage. Mais bon, très vite, on en vient à penser que plus ça change, plus c’est la même chose.
À ce genre de critiques, les marins nous répondent que la mer ce n’est pas que ça. C’est aussi la rencontre avec les autres baroudeurs des mers, qu’ils se déplacent au-dessus ou au-dessous de la surface. Ah pour ça oui ! Même un asocial comme moi en vient à espérer faire de nouvelles rencontres. Et je ne suis même pas seul sur ce bateau. Alors, les navigateurs solitaires, pas étonnant qu’ils tendent à avoir une femme ou un homme dans chaque port.
Justement, je crois que la seule chose qui permette à un marin de supporter la monotonie de l’océan, c’est l’existence des ports, de la terre ferme et surtout de l’extase lorsque, après des semaines au large, il aperçoit enfin un sommet montagneux à l’horizon. Ha ! la montagne, il n’y a que ça de vrai. Là vraiment, il y a toujours quelque chose de nouveau. À chaque détour de chemin, on découvre une nouvelle vallée, un pic encore plus élevé, on peut se mettre à l’ombre sous un arbre. Mais la mer, rien. La mer, personne ne pourra le nier, c’est plat ! … Hein ? Quoi ? Ce serait plutôt sphérique la mer ? Ouais, mais bon ! On va pas chipoter.
Pourquoi me suis-je embarqué dans cette galère ? Et encore, s’il y avait à ramer, ça me ferait du divertissement. Mais là, qu’est-ce que je m’emmerde ! J’aurais dû prendre un dirigeable pour quitter La Fournaise. Je serais déjà depuis des jours en Europe et je ne serais pas coincé sur ce rafiot.
Les autres me disent que je devrais me trouver une occupation, m’intéresser à leurs activités. Mais rien ne me motive. Je n’attends qu’une chose, que l’on arrive à destination. Mais ce n’est pas de sitôt. On va faire un certain nombre d’escales dans les iles qui seront sur notre route. La plupart seront des atolls. Non mais, tu imagines ça ? Un banc de sable avec trois cocotiers dessus et une bande de naufragés qui n’attendent que l’arrivée du prochain navire pour pouvoir enfin se tirer de ce trou.
Houla ! Je crois que je recommence à déprimer. Il faudra que j’en parle à Jimini. Remarque que lui aussi, il semble ne pas trop apprécier l’environnement marin. En violation flagrante de l’éthique à laquelle est tenu tout mentor qui se respecte, il refuse de m’accompagner lorsque je sors sur le pont. Il reste cloitré toute la journée dans ma cabine, ne m’accompagnant que lorsque je me déplace à l’intérieur du navire. C’est pas plus mal comme ça.
Les seuls instants où j’émerge un tant soit peu de ma lassitude sont lorsque la dauphine vient nous rendre visite. Mais même cela commence à devenir monotone. Elle vient, tourne quelques fois autour du bateau, saute hors de l’eau pour me dévisager de son oeil pétillant, puis elle disparait à nouveau dans l’immensité liquide.
Aujourd’hui, il y aura peut-être du nouveau. On annonce qu’un groupe de mégaptères vient à notre rencontre. C’est un groupe inhabituellement grand. Il compte une trentaine d’individus. Ce sont eux qui envisagent d’émigrer sur Mars. Le Nisshin Maru coupe ses moteurs et se laisse aller à la dérive. On met un répéteur d’interface à l’eau. Tong m’invite à prendre place à bord avec les membres de l’équipe qui participeront à la rencontre. Il tient à me présenter à ses amis à fanons. J’accepte volontiers, car il s’agit d’une distraction bienvenue à mon état de déprime. Mais je me demande si les baleines apprécieront : je viens d’une époque où l’on considérait que tout ce qui se déplaçait sous la surface des océans n’était que ressource à exploiter.
On me demande d’enfiler une sorte de combinaison de plongée qui ressemble beaucoup au scaphandre spatial qui m’avait permis d’admirer la Terre depuis le plongeoir sur Rama. C’est le même matériau et la même capuche qui fait office de casque. La principale différence est qu’il n’y a pas de poche d’air. J’imagine qu’on va me fournir plus tard des bonbonnes d’air ou un tuba, si toutefois il est seulement question de plonger. Peut-être n’est-ce qu’une mesure de précaution en cas de chute à l’eau intempestive. En tout cas, on ne me demande pas, pour l’instant, de refermer le capuchon sur la tête. Sous les pieds, il y a une semelle bizarre, très épaisse, pas esthétique pour un sou, mais toutefois assez confortable. Du moment que c’est fonctionnel, hein !
Le répéteur d’interface est une grande bouée gonflable circulaire d’une douzaine de mètres de diamètre avec une membrane qui couvre le trou central, un peu comme un canot de sauvetage pneumatique qui aurait chaviré. C’est d’ailleurs ce que j’avais initialement cru qu’il s’était passé. Sous le boudin sont accrochés divers équipements qui pendent jusqu’à une dizaine de mètres de profondeur. Au moment de prendre place sur le répéteur, je m’attendais à ce que la membrane s’enfonce sous nos pieds, mais j’ai l’agréable surprise de constater qu’elle forme une plateforme parfaitement rigide flottant à environ un mètre cinquante au-dessus des flots et de plus insensible à la houle.
— Tong ! Heureusement que la mer est calme aujourd’hui. Par gros temps, la plateforme doit être constamment submergée par les vagues. Et comme il n’y a pas la moindre rambarde, on aurait toutes les chances de passer à la flotte.
— Ne t’inquiète pas ! Le répéteur adapte automatiquement la hauteur de son pont à celle des vagues. À partir de deux mètres au-dessus de la surface, une rambarde se dresse pour prévenir les chutes. Au-dessous, si tu tombais à l’eau, avec ta combinaison, tu flotterais sans difficulté. Au pire, tu te mouillerais la tête.
— Mmouais ! Je vais quand même faire attention.
Soudain, Noul, qui était resté sur le Nisshin Maru, pointe un bras vers le large et s’écrie :
— Elle souffle !
Les cétacés ont été détectés et localisés depuis leur entrée dans la bulle de veillance il y a déjà une vingtaine de minutes, mais face à leur repérage visuel, nous nous comportons comme si nous les découvrions à l’instant. Oubliant un instant les travaux de préparation, tous les regards se portent dans la direction indiquée par le mousse. Évidemment, nous ne voyons rien du tout, si ce n’est un vague chapelet de vapeur que l’on pourrait facilement confondre avec un caprice de l’imagination. Puis, soudain, presque en même temps, trois masses sombres émergent de l’océan à une centaine de mètres de nous. Sur chacune d’elles s’élève un panache blanchâtre qui retombe lentement. Bien qu’ils n’en sont pas à leur première rencontre, mes compagnons semblent tout aussi affectés que moi par cette vision, ressentant, comme les marins du temps jadis, un mélange de fascination et de crainte.
Maintenant, c’est par dizaines que les monstres marins viennent respirer à la surface. Il y en a tout autour de nous. L’air est saturé d’une brume huileuse à la forte odeur de poisson pourri. Il parait que les cétacés sont dépourvus du sens de l’odorat. Pas de doute : s’ils en étaient pourvus, ils auraient inventé le déodorant depuis des millions d’années. C’est à peine supportable.
Voyant mon expression de dégout, Tong me tend un seau et tente de me rassurer.
— Rassure-toi ! Tu vas t’y habituer. Mais si tu dois vomir, essaie de le faire avant qu’ils ne soient tout près. Il ne faudrait pas les vexer.
— Non ! Non ! C’est bon, je vais pouvoir tenir.
Je n’ai que le temps de terminer ma phrase, mon dernier repas se présente à la sortie de secours.
Heureusement, mon malaise ne dure pas. C’est tant mieux, car je ne voudrais pour rien au monde manquer la rencontre qui se prépare. Les mégaptères sont maintenant tout près du répéteur. Pour ceux qui, lors d’une visite au zoo, ont trouvé qu’un éléphant c’est grand, je tiens à leur préciser que, comparé à un mégaptère, le pachyderme, lui, il est tout riquiqui, genre Mimie Mathy, quoi. Ils doivent faire dans les dix, quinze mètres de long. Question poids, je sais pas, mais ils doivent peser au moins plusieurs dizaines de tonnes. Si t’es une crevette et que tu vois un truc pareil se balader dans les environs, tire-toi vite fait. Tu fais pas le poids.
Un des géants extrait une de ses immenses nageoires de l’eau et vient en poser l’extrémité sur le pont. Tong s’approche et pose sa main sur le membre du colosse.
— Salut à toi Voouullliiipuuu56776 et à ceux qui voyagent en ta compagnie.
Ses paroles sont immédiatement suivies d’un son grave et glissant émis par un hautparleur. Est-ce la traduction en langage mégaptère ou la réponse de l’animal ? Probablement la première hypothèse, car dès que le hautparleur se tait, un long son plaintif s’élève de la mer, rapidement traduit par le hautparleur.
— Bonjour à vous, amis des terres, qui vous aventurez sur la mer.
L’animal retire sa nageoire du répéteur et, suivi par ses compagnons, se laisse couler sous la surface. Quelques secondes plus tard, tous émergent en même temps, à la verticale, sortant la moitié de leur corps de l’élément liquide avant de se laisser retomber sur le dos dans un grand jaillissement de gerbes d’eau qui ne manque pas de nous éclabousser.
Puis trois baleines viennent poser l’avant de leur tête démesurée tout contre le répéteur, comme si elles avaient décidé de le pousser. Tong, Ziemp et Tianou s’asseyent en tailleur en face d’eux. Ils s’engagent dans une discussion qui prend rapidement une tournure technique qui me dépasse complètement. Les autres membres de l’équipage présents sont occupés avec des appareils dont l’usage m’est inconnu. Je vais m’assoir de l’autre côté du répéteur et me plonge dans une activité qui m’est devenue familière depuis quelque temps : regarder l’horizon.
Mais à la différence des autres jours, la mer est couverte de grandes baleines qui batifolent, apparemment peu intéressées par la raison de la présence de leur groupe en ce lieu. En tout cas, leur manège me distrait. Je ne me lasse pas de les voir propulser leur énorme corps hors de l’eau et le laisser retomber sur le dos, tel un athlète humain pratiquant le saut en hauteur. L’air est rempli d’une cacophonie de chants, semblable au brouhaha d’une foule humaine.
— Es-tu déjà allé sur Krill, toi ? C’est comment ?
Hein ? Qui me parle ? Je ne parviens pas à situer l’origine de ces mots qui m’ont interpelé. Je regarde tout autour de moi, pour essayer de trouver celui qui m’a parlé. Mais tout le monde sur le répéteur semble occupé par sa tâche.
Soudain, je suis éclaboussé par une gerbe d’eau salée. Apparemment, c’est une baleine qui cherche à attirer mon attention en battant la surface de la mer avec l’une de ses nageoires. Il s’agit d’un juvénile, si j’en crois sa petite taille. Il ne mesure pas plus de sept ou huit mètres de long.
— Alors, tu me réponds ?
— Ha ! C’est toi qui me parles?
— Ben oui ! C’est moi. Tu vois quelqu’un d’autre pour te parler ? Les grands sont occupés et mes copains jouent ailleurs. Ils ne sont pas intéressés par les planètes.
Il marque une petite pause, puis reprends :
— Alors ? Tu y es déjà allé sur Krill ?
— Sur Krill ? C’est quoi ça, Krill ?
— Ben, tu sais : la planète vers laquelle on va transiter.
— Ah ! Mars ? Moi ? Heu… Non ! Mais j’ai vécu quelque temps dans Rama. Tu sais, le grand vaisseau qui est parti vers les étoiles.
— Quoi ? Tu es allé dans les étoiles ?
— Non ! Je suis redescendu sur Terre juste avant son départ.
— Tu es né dans l’espace ? C’est la première fois que tu descends sur Mer ?
— En fait, non ! Je suis né sur Terre, mais il y a très longtemps, il y a plus de cinq siècles.
— Peuh ! C’est pas possible ! Même les plus vieilles tortues, elles ne vivent pas cinq siècles.
— Non ! C’est… Je n’ai pas vécu tout ce temps. Je ne voulais pas vraiment venir à cette époque, mais je me suis fait congeler et je n’ai été réveillé que récemment.
— Congelé ? Dans un iceberg ?
— Pas dans un iceberg, dans une machine pour faire du froid.
— Ha ! Un congélateur ? Les grands chantent des histoires d’une époque où les singes prenaient les baleines pour les mettre dans des congélateurs. Tu crois qu’on va aussi pouvoir les réveiller?
Que lui répondre ? Je ne peux tout de même pas lui révéler que ses ancêtres ont été massacrés pour en faire de l’huile d’éclairage et des parapluies.
— Heu… Je crains que non.
Il faut que je trouve un moyen de détourner la conversation.
— Et toi, tu veux y aller sur Mars ?
— Oh oui ! On raconte que là-haut, il y a tant de krill dans les océans que la planète, elle est toute rouge.
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire.
— Pourquoi tu te moques de moi ! C’est vrai ! C’est ce que chantent les grands. Tu ne crois pas ce que contiennent les chants ?
— Je n’ai malheureusement pas encore eu l’occasion d’entendre les histoires que racontent vos chants, mais je me réjouis de le faire. Pour Mars, je ne sais s’il y a beaucoup de crevettes dans les océans. Ce que je sais, c’est que la planète était déjà rouge bien avant que l’on y apporte des océans.
— C’est même pas vrai ! Les chants qui racontent que ce sont les singes qui ont créé les océans sur Krill, ce ne sont pas des vrais chants, ce sont juste des contes. C’est ce que dit Ouuuiipp45365, un copain qui a deux ans de plus que moi. Il dit que les singes ne sont pas capables de mettre de l’eau sur les planètes. Tout ce qu’ils sont capables de faire avec les océans, c’est de les polluer. Tu pollues aussi les océans, toi ?
— Heu… J’essaie de le faire le moins possible. Mais je dois admettre qu’avant de me faire congeler, j’ai probablement contribué à la pollution des mers, sans le vouloir.
— Tu ne le fais plus maintenant ? Pourquoi ?
— Ben… Ce n’est pas que les humains voulaient délibérément polluer. C’était leur façon de vivre qui provoquait la pollution. Tu comprends ?
— Non ! Mais si maintenant les singes ne polluent plus, c’est bien.
Trois autres juvéniles s’approchent du répéteur. L’un d’eux apostrophe mon interlocuteur.
— Tiens, tiens ! Qui voilà ? Mais c’est Tuiooolll75675 ! Encore fourré avec les singes et ta lubie d’aller dans l’espace ?
— Arrête de faire chier, Kriinnk56456 ! C’est pas parce que t’as le trouillomètre à zéro à l’idée de sortir tes grosses caudales de la flotte que tu dois empêcher les autres de rêver.
Un son grave s’élève de la mer, juste devant moi. Je ne sais lequel l’a émis, mais j’imagine que c’est celui qui a provoqué mon ami.
La traduction me le confirme.
— Là… là… tu viens de signer ton arrêt de mort, petit poisson volant ! C’est ce minuscule macaque qui te donne le courage de me tenir tête ? T’auras pas toujours un primate à portée de nageoire pour te protéger. Alors, à ce moment-là, gloub, gloub !
Et il plonge, suivi de ses comparses. Tuiooolll75675 lui lance une dernière bravade :
— Ouais, c’est ça ! Tire-toi, minable ! Tu sais très bien que t’es aussi connecté. Alors tu peux rien me faire sans qu’on sache que c’est toi.
Il fixe à nouveau son regard vers moi.
— Vivement qu’on se tire d’ici. Je ne peux plus supporter ces connards. Tu sais quand aura lieu le départ ?
— Je ne sais pas, mais je crains que tu ne doives encore attendre un bout de temps. Il va te falloir faire avec ces… voyous. Moi qui pensais qu’on ne rencontrait ce genre d’individus que chez les humains…
— Oh ! Tu sais, les singes n’ont pas l’exclusivité de la connerie ! Mais dis-moi : tu ne sais vraiment pas quand on va partir ?
— Non ! Mais je peux le demander au Réseau par l’intermédiaire de Jimini. Zut ! J’oubliais qu’il est resté dans ma cabine à bord du Nisshin Maru. Il a peur de l’eau. Mais je peux aller le demander à quelqu’un d’autre. Attends un instant, je reviens.
Je n’ai pas le temps de me lever que déjà, le baleineau me rappelle.
— Attends ! Il faut que je te présente à des potes.
En effet, deux juvéniles viennent d’émerger tout près de lui.
— Voici Piiibuy34534 et Ouuuiipp45365 ! Ce sont mes meilleurs amis.
Un des nouveaux venus me regarde de son oeil droit.
— C’est qui le singe avec qui tu parles ?
— J’allais vous le présenter ! C’est un singe qui vient du passé.
— Comment ça, du passé ? Moi aussi je viens du passé et je vais vers l’avenir. Et toi aussi !
— Non ! Pas du passé de juste avant, mais du passé d’il y a longtemps. Il vient droit du temps de la Grande Pollution !
— Tu déconnes ! T’as vu comment ils sont les singes quand ils deviennent vieux ? Si celui-ci venait de la Grande Pollution, il serait plus fripé que la déesse des tortues, la Grande A’Tuin.
— Mais non ! il s’est fait conserver dans la glace comme les poissons surgelés.
— C’est la belle à l’iceberg dormant, alors ? C’est toi qui l’as frotté pour faire fondre son glaçon ?
— Te moque pas ! C’est lui qui me l’a dit. Et je ne crois pas qu’il plaisantait.
L’incrédule s’adresse maintenant à moi.
— C’est vrai, tu viens d’il y a longtemps ?
— Heu… Oui ! Du temps de l’Éclosion, ou de la Grande Pollution comme te l’a dit Tuiol… je ne sais plus combien.
— Quoi ? Alors, tu es un pollueur?
— Heu… Non… Enfin… Oui, mais pas vraiment. Je viens de le dire à… Tuiol… tant et plus : si on polluait à mon époque, pour certains, c’était certes par cupidité, mais pour la plupart, c’était parce qu’ils n’avaient pas le choix.
— On a toujours le choix ! C’est ce que disent les chants.
— Oui ! Mais parfois, les choix qui s’offrent aux individus aboutissent tous au même résultat. C’était le fonctionnement de la société qui exigeait que l’on produise toujours plus de marchandises, donc qu’on s’en débarrasse le plus vite possible, au moindre cout, après un usage le plus court possible.
— Tss ! Tu vois, Tuiooolll75675 ! Comment des animaux aussi stupides que les singes pollueurs pourraient-ils avoir mis des océans sur Krill ? Dis-lui, toi le singe, que les océans martiens ont toujours été là !
— Hé bien, Ouip… 45… lorsque j’étais un enfant, les premières sondes ont été envoyées vers Mars. Les photos qui ont été renvoyées ont terriblement déçu tous ceux qui espéraient qu’on y trouverait des conditions favorables à la vie. Il n’y avait là-haut qu’un immense désert rouge et glacé. On soupçonnait qu’il y avait peut-être de la glace stockée en sous-sol, mais on n’a pas trouvé la moindre trace d’eau liquide à la surface.
— Et pourquoi on te croirait ?
— Tu peux croire ce que tu veux. Mais ici, il ne s’agit pas de croire, mais de s’informer. J’imagine qu’avec vos « connexions », vous pouvez consulter ce que nous appelons le Réseau, non ?
— Ouais, bien sûr. Mais y a rien qui nous intéresse.
— C’est bien possible! Mais en l’occurrence, va chercher les images des premières sondes martiennes ! Tu pourras ainsi te faire ta propre opinion.
Les baleineaux restent silencieux durant près d’une minute, puis le sceptique reprend la parole.
— Si ces images sont vraies, alors tu as peut-être raison. Mais alors, comment vous auriez fait pour y amener ces océans ?
— Ça va te paraitre encore plus incroyable, mais on est allé chercher des comètes aux confins du système solaire et on les a ramenées près du soleil, sur Mars et aussi sur la Lune. Si tu regardes la Lune, tu peux voir qu’elle a une atmosphère et ses mers sont maintenant partiellement remplies d’eau. Est-ce que vos chants parlent de la Lune ? Comment la décrivent-ils ?
La jeune baleine marque une hésitation.
— Heu… Ben… C’est juste ! Les vieux chants parlent de la lune comme étant une boule blanche, jaune ou rouge, quelques fois bleutée, mais pas avec la brume qui l’entoure maintenant. Et ils disent que c’était une étoile morte, sans eau. C’est pourquoi il n’y a pas de baleines là-haut. Tu crois que l’on pourrait aussi aller vivre sur la Lune maintenant qu’il y a enfin de l’eau ?
— Je ne sais pas. Peut-être. Mais je crains que vous n’y soyez pas bien accueillis.
— Pourquoi ?
Là, ça devient compliqué. Si je ne recentre pas la discussion, je crois que l’on est parti pour une suite infinie de pourquoi.
— Quand mes enfants me demandaient pourquoi après pourquoi, j’avais tendance à leur dire qu’ils comprendraient lorsqu’ils seraient grands. Mais là, je ne suis pas sûr que vos parents seraient à même de comprendre certaines des subtilités du comportement humain.
— T’as des enfants ? Ils sont pas avec toi ?
— Non ! Je les ai laissés dans le passé. Ils sont morts depuis des siècles maintenant.
— Ils sont morts comment ?
Ça ne s’arrange pas.
— Je ne sais pas. J’espère qu’ils auront vécu heureux. Mais si je parviens à retourner dans le passé, je devrais les retrouver.
— Oh ! Si tu retournes dans le passé, tu peux dire aux singes de ne pas polluer et de ne pas prendre les baleines pour les mettre dans des congélateurs ?
— Oui ! Je leur en parlerai. Tu peux me faire confiance.
— Ah ! Merci alors !
Il donne un coup de sa tête contre le flanc de Tuiooolll75675.
— Tu viens, Tuiooolll75675? On était venu te chercher pour aller jouer.
Sans me saluer, les trois jeunes cétacés disparaissent dans les profondeurs de l’océan.
Je retourne de l’autre côté du répéteur pour voir où en sont les discussions sur le projet de transfert de baleines à bosse vers la planète rouge. Celui qui parle en ce moment, c’est Floterpe. Il est ce qu’à l’Éclosion on nommait un logisticien.
— Ce que j’essaye de vous faire comprendre, c’est que, durant la montée le long de l’ascenseur, vous serez seuls et en position verticale. Après, pour le transit vers Mars, vous serez réunis dans un grand bassin rotatif qui vous assurera une gravité égale à celle de votre nouvelle planète. Il n’y a malheureusement pas moyen de faire autrement. Les simulations prédisent des instabilités qui pourraient se transmettre à la structure même de l’ascenseur si l’on disposait les capsules aquarium à l’horizontale.
— Cela est très fâcheux. Nous avons demandé à des volontaires de rester le plus longtemps possible en position verticale et les plus valeureux n’ont pas tenu beaucoup plus de deux heures. Avec l’aide de nos cousins cachalots et leur incomparable capacité d’écholocalisation, nous avons analysé l’impact de cette position sur nos organes internes et ce que nous avons observé n’est pas réjouissant.
— Nous sommes au courant et nous travaillons actuellement avec vos propres experts à la conception de harnais qui devrait y remédier.
— Nous reconnaissons les efforts que vous faites dans cette direction, mais nous restons sceptiques concernant notre capacité à supporter une accélération de 2 g durant une douzaine d’heures.
Floterpe commence à s’exaspérer, mais parvient encore à garder son calme.
— Vous n’aurez à supporter cette accélération que durant quelques minutes. Ensuite, vous ressentirez une pesanteur normale qui va progressivement diminuer tout au long de la montée. La phase la plus pénible pour vous sera probablement la décélération finale, également limitée à quelques minutes, qui vous imposera de rester la tête sous l’eau. Nous savons que vos capacités d’apnée vous permettront de surmonter cette phase aisément.
— Lorsque nous avons pour la première fois envisagé de nous établir sur Krill, nous n’avions pas imaginé l’ampleur des difficultés auxquelles il nous faudrait faire face. Plus le temps passe, plus nous réalisons que ce projet a tout d’une folie. Peut-être que la folie est répandue chez les peuples de la mer, car plus nous prenons conscience des défis qu’il nous faut relever, plus notre volonté d’aboutir se raffermit.
— Nos espèces ne sont finalement pas si différentes que l’on pourrait l’imaginer. Espérons que vous ne vous laisserez pas aller aux excès auxquels mes ancêtres se sont livrés.
— Le simple fait de mentionner cette dernière éventualité pourrait être considéré comme un affront, mais nous mettrons cette maladresse sur le compte de l’impétuosité de votre jeune espèce, apparue si récemment.
En d’autres temps, on aurait dit que l’on frisait l’incident diplomatique. Tong intervient pour tenter de calmer les esprits.
— Je constate que malgré les millions d’années d’évolution qui séparent nos espèces, l’arrogance est également partagée de part et d’autre de ce vaste océan évolutif. Oublions alors les paroles malheureuses que nous pourrions prononcer les uns ou les autres pour ne retenir que celles qui nous font avancer.
Je ne suis pas sûr que les accuser d’arrogance va arranger les choses. Maintenant, il suffirait que quelqu’un mentionne que je viens de ce passé excessif pour réellement mettre le feu aux poudres.
Il m’est impossible de savoir lequel de ces géants s’exprime lorsque s’élèvent les sons graves qui leur servent de langage. Les voix synthétiques des traducteurs ne sont pas assez variées pour que je parvienne à les différencier. Et puis, comment identifier les voix humaines à ces monstres de plusieurs dizaines de tonnes ? Je suppose que les vocalises qui retentissent maintenant sont celles de Voouullliiipuuu56776, qui semble être leur… j’allais dire chef, mais je pense que ce terme est aussi inadapté à leur égard qu’il l’est désormais aux humains.
— Nous avons suffisamment parlé du transit vers la planète Krill pour aujourd’hui. Il y a d’autres évènements qui attisent notre curiosité. Dans cet univers synthétique que vous avez créé au-delà de la connexion, nous avons trouvé qu’il y aurait parmi vous un individu qui aurait vécu durant les temps troublés de la Grande Pollution. Il semblerait même que cet individu soit présent ici même.
En plus, ce sont eux qui abordent le sujet. En fait, c’est peut-être mieux ainsi. Il n’y aura en tout cas pas d’effet de surprise qui aurait pu envenimer la situation. Je m’avance timidement vers le bord, là où se trouve la tête du géant. Tong tend un bras dans ma direction, tout en gardant le regard dirigé vers le cétacé.
— Amis, permettez-moi de vous présenter Bernard qui, effectivement, est originaire de cette époque maudite.
Le mégaptère me dévisage quelques secondes d’un seul oeil, avant de s’adresser à moi.
— Ainsi, petit singe, tu as été témoin des évènements qui ont tant et tant endeuillé la planète ? Devons-nous comprendre que tu y as également été acteur ?
Ne me laissant pas le temps de répondre, Tong tente de prendre ma défense.
— Amis très chers, ne vous méprenez pas sur son compte. Si Bernard a fui son époque pour rejoindre la nôtre, c’est qu’il ne supportait plus les abominations qui étaient commises contre la nature.
Ha ! C’est bien la première fois qu’on me colle l’étiquette de réfugié politique. En fait, vu les circonstances, ce serait plutôt de réfugié économique qu’il faudrait parler, vu que je ne voulais plus gaspiller ma précieuse jeunesse à faire gagner plein de sous à mon patron. Il ne faudrait pas que, à mon retour, les gars d’extrême droite apprennent cette histoire de réfugié, car ces gens-là, ils n’aiment pas ceux qui se voient contraints de rechercher l’asile dans notre belle Suisse, surtout si c’est la misère qu’ils fuient. Remarque, ils n’aiment pas non plus les anarchos-gauchistes dans mon genre, alors ça ne change pas grand-chose. Et puis, je n’ai pas vraiment fui mon époque, je voulais juste disparaitre le temps d’une parenthèse, pour ne pas assumer le bug de l’an 2000. Je ne crois pas qu’il soit bon de mentir sur les causes réelles de ma présence ici et de m’attribuer des qualités que je n’ai pas.
— Tong, je te remercie de prendre ma défense, mais je ne crois pas que cela soit nécessaire. Je crois que nos voisins sur cette planète sont parfaitement capables de comprendre qu’un individu, même s’il ne partage pas du tout les fondements de la société dans laquelle il vit, se voit contraint d’y jouer selon les règles s’il n’a pas le courage et l’énergie requise pour s’y opposer. Je ne veux pas cacher que si j’ai eu la chance de quitter cette époque troublée et d’aboutir dans celle-ci qui est proche des visions de certains utopistes de mon époque, c’est dû à un concours de circonstances que je ne m’explique pas moi-même. Ce n’est pas par dégout de mon époque que je me suis fait cryogéniser, c’est par simple lâcheté. De plus, il serait stupide de ma part d’essayer de nier le fait que j’ai fermement l’intention d’y retourner un jour ou l’autre, même si je n’ai encore aucune idée de quand, ni de comment.
— Petit singe ! Quel qu’ait été ton comportement lors de la Grande Pollution et qu’elles qu’aient été les circonstances de ton voyage temporel, soit le bienvenu dans cette instance d’univers. Tu parles de lâcheté, mais il t’a fallu beaucoup de courage pour prendre les décisions qui t’ont amené ici et il t’en faut encore plus pour vouloir prendre le chemin inverse. Mais méfie-toi des courants qui agitent la trame du temps! Il ne te sera pas facile de retourner chez toi. J’espère que lorsque tu seras de retour, le cours du temps dans ta nouvelle instance d’univers te conviendra.
Je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’il veut dire par convenance du cours du temps. Et ces instances d’univers, ça me fait penser à cette histoire d’univers parallèles dont m’avait parlé Jackson durant mes balades sur l’ile de La Fournaise. Les mégaptères auraient-ils un savoir plus étendu que le nôtre sur la nature du temps ?
— Auriez-vous, vous les peuples de la mer, des connaissances qui me permettraient de retourner vers le passé ? Cette rencontre serait-elle celle qui me fournira la clé de mon retour ?
— Le temps n’a jamais été une préoccupation majeure pour les penseurs. Ce n’est que récemment, depuis que nous sommes connectés à votre Réseau, que nos érudits ont pris connaissance de vos intéressantes théories sur la nature de ce qui est. Malgré toutes leurs qualités, elles n’en demeurent pas moins incomplètes et partiellement erronées. Mais elles sont proches de l’optimum permis par vos capacités cognitives.
— Voudrais-tu dire que nous ne sommes pas assez intelligents pour parvenir un jour à expliquer le fonctionnement de la nature, mais que vous-même en êtes capable ?
— Houla ! Non ! Même nous n’en sommes pas capables. Cherchant à comprendre la teneur de vos sciences, quelques-uns de nos penseurs les ont reformulées en des termes qui nous sont familiers. Ils sont rapidement venus à bout des obstacles auxquels vos savants sont confrontés. Mais eux aussi font face à des difficultés qui dépassent leurs capacités.
— Mais ce que vous avez compris, vous pourriez nous l’enseigner, non ? Pourquoi ne le faites-vous pas ?
— Nous le ferions bien volontiers, mais as-tu déjà tenté d’expliquer ton savoir à l’un de tes congénères des espèces poilues ? Malgré la meilleure volonté de part et d’autre, ce n’est simplement pas possible. Je ne veux pas dire par là que vos théories actuelles sont les plus élaborées que vous soyez capable de formuler. Bien sûr que non. Mais il faudra à vos chercheurs encore beaucoup de temps pour grappiller les indices qui leur permettront de concevoir des concepts que nos érudits construisent pour se divertir durant les migrations.
— Mais si vos savants comprennent les mécanismes qui permettraient le voyage dans le temps, à défaut de parvenir à nous transmettre ce savoir, ils devraient être capables de nous indiquer comment construire une machine qui mettrait ces principes en action. Non ?
— Tu sembles imaginer que nos capacités cognitives plus étendues que les vôtres font de nous des sortes de… de ce que vous appelez des dieux. Il n’en est rien. Ces capacités cognitives et mémorielles que l’évolution nous a attribuées nous ont placé dans le rôle de mémoire des peuples de la mer. Mais elles nous laissent totalement démunis en matière de technologie. Vous, les singes, vos membres préhensiles vous ont permis d’évoluer les structures neurales qui vous donnent ce fabuleux pouvoir d’action sur la matière qu’est la technologie, même si vos facultés d’abstraction sont limitées.
— Tu essayes de me faire croire que vous êtes totalement dépourvus de capacités technologiques, parce que vous êtes de meilleurs mathématiciens que nous ? Mais notre technologie est directement dépendante de nos connaissances en mathématique. Je comprends que votre conformation ne vous aide pas à fabriquer des objets, mais cela ne devrait pas vous empêcher de les concevoir, quitte à nous demander de les fabriquer.
— En étudiant vos sociétés, j’ai remarqué que vos plus brillants mathématiciens sont généralement incapables de la moindre application technologique de leur art. Ce sont vos ingénieurs qui tentent tant bien que mal de comprendre leurs constructions symboliques. Il en est de même pour nous. Si nous sommes des calures en maths, nous sommes totalement nuls pour ce qui est des applications pratiques. Certaines des petites espèces parmi les peuples de la mer ont ce talent de concevoir des objets que vous êtes en mesure de leur fabriquer. C’est peut-être lié à leur aptitude à l’écholocalisation. Nous, les grandes baleines, nous en sommes malheureusement incapables.
— Dois-je en conclure, pour résumer, que nous les humains serons toujours incapables de maitriser la physique qui sous-tend le voyage dans le temps et que vous qui en êtes capables n’êtes pas en mesure de nous l’enseigner ? Alors, il me sera toujours impossible de retourner chez moi ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Vous compensez vos faiblesses cognitives à l’aide de vos machines. Un jour ou l’autre, vous saurez maitriser la complexité requise pour entrevoir des aspects de la réalité qui vous sont actuellement inaccessibles. Il vous sera alors aisé, je l’imagine, de fabriquer des machines telles que celle dont tu rêves.
— Mais quand ? C’est pas que je sois pressé, mais c’est dans les mois ou les années qui viennent que je dois trouver le moyen de rentrer chez moi.
— Notre compréhension des lois du temps, de l’univers et du reste ne se résume pas à un nombre à deux chiffres. Elle ne fait pas de nous des devins.
— Ah !? Et bien, merci quand même.
— Amis singes ! Il est temps pour nous de continuer notre migration dans les océans de Mer. Nous poursuivrons plus tard ces intéressantes conversations en vue de la grande migration vers Krill.