Nous avons quitté La Fournaise il y a trois jours. Le Nisshin Maru vogue depuis lors sur un cap nord-nord-est. Hier, nous sommes passés très au large de Morisse. Bien que le temps était parfaitement clair, l’ile était trop éloignée pour que nous puissions l’apercevoir. La houle est faible, ce qui limite considérablement la vitesse de notre navire. En cas de besoin, il serait possible d’utiliser les turbines, mais l’équipage semble satisfait des conditions actuelles. Et pour moi, rien ne presse. Personne ne m’attend, et mon billet de retour vers l’an 1999, je le prendrai en temps voulu. La navette qui me ramènera vers le passé, quelle que soit sa nature, m’attendra quoiqu’il m’arrive entretemps.
Je passe mon temps à regarder l’horizon, assis sur une planchette fixée à la proue gauche du Nisshin Maru. Comment décrire ces instants qui s’étalent tout au long des journées ? En gros, il ne se passe rien, mais je n’ai pas encore ressenti la moindre bribe d’ennui. Le paysage, pour autant que l’on puisse appeler cela un paysage, est uniforme et monotone. D’un horizon à l’autre, il n’y a rien que des vaguelettes ridant la surface, ondulée par la houle, de l’océan. Pourtant mes yeux ne peuvent se détacher de ce tapis liquide, immuable, quoique toujours différent.
Ha si ! Il y a quand même ce dauphin qui nous accompagne depuis le premier jour. Lorsque je l’ai aperçu pour la première fois, j’avais juste remarqué sa nageoire dorsale. J’avais d’abord cru qu’il s’agissait d’un requin. On m’a fait remarquer que les ailerons de requin ont une forme différente, qu’ils forment des triangles symétriques, alors que ceux des dauphins sont généralement plus arrondis et courbés vers l’arrière. Le dauphin se contente de nous accompagner à distance, parfois devant nous, parfois derrière ou sur les côtés. Parfois aussi, il disparait durant plusieurs heures, probablement pour aller se nourrir. Pour l’instant, il est invisible. Je ne sais quand il va réapparaitre. Je scrute sans relâche l’étendue liquide, en vain. Je pourrais consulter le Réseau pour connaitre sa position actuelle. Mais non ! Cela ôterait toute sa saveur à la recherche.
— Bernard !
Je me retourne en prenant soin de ne pas perdre l’équilibre. Je n’ai pas envie de tomber à l’eau et de devoir tester l’efficacité des dispositifs de protection des propulseurs à houle.
— Ah ! C’est toi, Noul ! Je ne t’avais pas entendu venir. Qu’y a-t-il ? C’est déjà l’heure du repas ?
— Non ! Non ! Le cari est en train de mijoter et il n’y a qu’à attendre. J’en profite pour trouver quelqu’un avec qui causer. Je ne te dérange pas, au moins ?
Noul est ce que l’on appelait un mousse du temps de la marine à voiles. C’est un adolescent qui veut devenir marin et a choisi d’apprendre le métier sur le terrain, enfin «terrain» n’est peut-être pas le terme approprié, plutôt que de perdre son temps dans une de ces, je cite ses paroles en les adoucissant quelque peu, écoles débiles de gros nazes à la con. Ces jours-ci, il est en stage cuisine. Je constate que certaines choses n’ont guère changé avec l’avènement de l’Acratie : sous prétexte que cela fait aussi partie du métier, on refile à l’apprenti les tâches que les autres, ceux qui ont déjà accédé à de plus hautes sphères, ne veulent plus accomplir. Pourquoi ils ne chargent pas les robots de ces corvées ? Bon d’accord, je suis mal placé dans ma critique du système avec mon rôle de parasite. J’en fous pas une dalle, si ce n’est regarder les autres faire tout le boulot.
— Pas le moins du monde. Même si je ressens un grand plaisir à scruter l’horizon, ça me fait aussi du bien de parler.
— T’as vu quelque chose ce matin ?
— Nada ! À part la grosse flaque d’eau sur laquelle on flotte, il n’y a rien ici.
— Et lui, tu ne l’as pas vu non plus ?
— Le dauphin ? Non ! À croire qu’il s’est lassé de nous accompagner. Ou plus probablement, nos chemins se sont séparés et il est parti rejoindre ses amis. Je pense qu’on ne le reverra plus.
À peine ai-je terminé ma phrase que Noul tend le bras vers l’horizon et s’écrie :
— Là ! À dix heures ! À environ 50 mètres !
Immédiatement, je lance mon regard dans la direction indiquée. Mais j’ai beau scruter la surface, je ne vois rien, si ce n’est ces illusions que mon cerveau, dans le seul but de satisfaire ma soif de découvertes, s’évertue à synthétiser.
— Où ça ? Je vois rien. C’est quoi ?
— Mais là ! Le dauphin ! Ho ! Il a dû plonger. Je le vois plus. Mais t’inquiètes : il va réapparaitre sous peu.
Nous redoublons notre concentration. Nos yeux balaient systématiquement les flots dans l’espoir d’apercevoir ne serait-ce que l’aileron dorsal du cétacé. Les minutes s’écoulent sans que nous puissions parvenir à localiser le dauphin.
Petit à petit, j’en viens à imaginer que Noul a été victime d’une illusion. J’ai moi-même, depuis que je suis à bord du Nisshin Maru, vécu une vingtaine de ces situations où un reflet ou l’ombre d’une vague m’ont fait croire à la présence d’un mammifère marin ou d’un autre habitant des océans.
Dépité, je relâche ma concentration et laisse mon regard glisser vers le bas, là où l’étrave effilée du vaisseau tranche dans le vif de la masse liquide, écartant les flots en deux vagues écumeuses.
Il est là, à quelques centimètres sous la surface, nageant de concert avec le navire. Il est penché sur le côté, son oeil droit me regardant fixement. Combien de temps restons-nous là, lui et moi, oeil dans yeux, à tenter de combler le fossé évolutif qui a séparé nos deux lignées depuis tant de millions d’années ? Dix secondes ? Deux minutes ?
Je m’apprête à signaler à Noul la présence du dauphin lorsque ce dernier s’élance hors de l’eau, s’élève jusqu’à ma hauteur, semble s’arrêter un instant pour mieux m’observer et puis replonge sous la surface.
Trois fois, il répète son manège. Trois fois, il fige son regard dans le mien. Il entame un quatrième saut. Sans même y penser, je tends le bras pour le toucher au passage. Le cétacé, probablement effrayé par mon geste, fait un écart de côté, se laisse retomber à l’eau et s’éloigne rapidement. La mer est à nouveau vide, du moins à mon regard.
Noul, fasciné, me regarde avec envie.
— Wow ! Tu en as de la chance ! Jamais un dauphin ne m’a montré un tel intérêt. J’en rêve depuis… Ho ! Il faut que je retourne en cuisine si vous voulez avoir un repas pas trop brulé.
Sans demander son reste, il file le long du pont, me laissant seul avec le souvenir de cette première rencontre d’un habitant de la mer.
Lorsque j’arrive au réfectoire, tout le monde est déjà là. Comme à mon habitude, j’arrive légèrement après les autres. Lorsque j’étais gosse, j’avais réalisé qu’en arrivant en retard, je pouvais éviter de participer à la mise en place des couverts. Ça m’est resté. Même si depuis, j’ai compris que mettre les couverts était finalement une corvée moins pénible que celle de la vaisselle.
— Ha ! Bernard ! Te voilà ! On croyait que tu étais parti avec la dauphine.
C’est Tong qui m’interpelle sur le ton de la plaisanterie.
— La dauphine ? C’est une femelle ? Vous l’avez vu aussi ?
— Vu ? Non ! Pas directement. Mais dès qu’elle a pénétré dans la bulle de veillance, évidemment, tous ses mouvements ont été enregistrés. Et puis, Noul nous a raconté votre rencontre.
— Ouais ! C’était vraiment fantastique. Et son regard… Il était si…
— Ha ! Bernard a fait une touche !
C’est Pilane qui se moque de moi. Si quelqu’un a des questions concernant le fonctionnement des moteurs du Nisshin Maru, c’est à elle qu’il faut les poser. Sans elle, le navire ne serait pas plus gouvernable que le Radeau de la Méduse.
— Et comment vous savez que c’est une femelle ? C’est vrai que je n’ai pas regardé. Je ne voyais que son oeil qui m’observait.
Je marque une brève pause qui ne laisse pas d’opportunité à une réponse.
— Heu… Au fait, les mâles, ils ont leur… vous savez, le… qui pendouille ? Ça doit pas être très hydrodynamique, non ?
Ma question déclenche l’hilarité. C’est Ziemp, un biologiste spécialiste de la physiologie des mysticètes, qui me répond :
— Non ! Comme tu le dis, ça ne serait pas très hydrodynamique. Les cétacés ont leurs organes génitaux cachés à l’intérieur de ce que nous appelons la fente génitale. On peut reconnaitre les femelles par les deux petites fentes mammaires qu’elles ont de part et d’autre de la fente génitale.
— Ha ! Alors c’est comme ça que vous avez vu qu’il s’agit d’une femelle ?
— Oui, aussi ! Mais c’est surtout grâce à son connecteur que nous l’avons identifiée.
— Son connecteur ? C’est une sorte de mentor ?
— Pas vraiment. Il partage avec les mentors les fonctionnalités de communication et de traduction. Mais il ne remplit pas la fonction de mentor proprement dite. Ce n’est qu’un appareil.
— Et ils les portent où, ces connecteurs ? Je n’ai pas remarqué qu’elle portait un quelconque bidule technologique. Je n’ai peut-être pas fait attention.
— Ils sont invisibles. Ils sont implantés directement dans le crâne et réalisent une liaison directe entre le cerveau du cétacé et le Réseau.
— Comment sont-ils implantés ? Il faut faire une opération chirurgicale ? Je croyais que les cétacés ne survivaient pas à une anesthésie, car leur respiration est consciente et qu’ils ne dorment que d’un seul hémisphère cérébral à la fois. Si on les endort complètement, ils meurent étouffés.
— C’est vrai. Mais il n’est pas nécessaire de pratiquer une anesthésie. Lorsqu’une mère décide d’offrir un connecteur à son petit, elle prend contact avec le répéteur d’interface le plus proche. Celui-ci pratiquera l’implantation sous la peau, près de l’oreille interne, à l’aide d’une simple seringue. Le connecteur établit par lui-même les connexions neuronales nécessaires.
— Un répéteur d’interface ? C’est quoi ça ?
— C’est une sorte de robot aquatique qui offre des services de communication aux habitants des mers. Il est également habilité à pratiquer un certain nombre d’actes médicaux. Il y en a des milliers répartis dans tous les océans.
— Hmmm ! Je me trompe probablement, mais ça me fait furieusement penser aux comptoirs coloniaux du passé, avec tous les dégâts culturels et sociaux qu’ils ont entrainés. Je sais pas, mais apporter comme ça la médecine dans un milieu qui en était totalement dépourvu, c’est la porte ouverte à une explosion démographique dont on ne connait que trop bien les conséquences.
C’est Tong qui me répond.
— On ne peut certes nier que l’établissement de la communication entre nos espèces a eu un impact déterminant sur nos cultures respectives et, je l’admets sans réserve, surtout sur celles des mers. Mais le contexte dans lequel cela s’est fait n’est pas comparable avec celui de l’époque coloniale. Concernant ta crainte au sujet des conséquences démographiques, il faut te souvenir que pour la plupart des espèces de cétacés, il s’agissait surtout au départ de reconstituer des populations qui avaient été amenées au bord de l’extinction par nos ancêtres. Et puis, nous n’avons pas tenté de leur imposer des religions qui prônaient une reproduction à outrance dans le but de remplir le monde. Ils savent très bien réguler leur fécondité.
— Et tous les dauphins et toutes les baleines sont équipés de ces… connecteurs ?
— Non ! Loin de là ! Certaines espèces ne sont pas du tout intéressées par des relations avec les humains. Elles vivent leur existence comme elles l’ont fait depuis des millions d’années. Ou du moins, elles le tentent vu les bouleversements qui ont eu lieu depuis un demi-millénaire.
— Et chez les autres espèces ?
— Ça dépend. Par exemple, les mégaptères sont particulièrement enthousiastes, bien que la communication avec eux n’ait été établie que depuis moins d’un siècle. Pratiquement tous les individus sont équipés. Chez d’autres espèces, comme les tursiops, c’est très culturel et on pourrait même dire que c’est un phénomène de mode, avec ses périodes d’engouement et celles de désintérêt.
— Et l’implantation se pratique à quel âge ? Dès la naissance ou à l’âge adulte ?
— Encore une fois, ça dépend des espèces. Chez les mysticètes, les baleines à fanons, on ne pratique la connexion qu’une fois que les jeunes ont acquis les premières traditions. Chez les odontocètes par contre, en gros les dauphins, il n’y a pas de règle générale. Certains groupes connectent leurs petits au plus vite après la naissance, alors que d’autres le font plus tard durant l’enfance, l’adolescence, voire à l’âge adulte. Certains le font systématiquement, d’autres laissent leurs rejetons choisir le moment opportun, si toutefois ils désirent effectivement être connectés.
Je médite un instant ces révélations. Il y a quelque chose à quoi je n’ai pas fait attention, mais qui émerge lentement de mon subconscient.
— Heu… Tu as mentionné que les jeunes mysticètes doivent acquérir des «traditions» avant de pouvoir être connectés. Qu’est-ce que tu entends par traditions ?
— Il faudra qu’on en reparle plus en détail une autre fois. Mais en deux mots, les mysticètes ont un rôle particulier dans les sociétés marines : ils sont la mémoire des océans et leurs chants sont le récit de tout ce qui c’est passé d’important sous l’eau depuis la nuit des temps. Nous avons inventé l’écriture pour mieux transmettre nos traditions, nos cultures et nos savoirs. À cette fin, les peuples de la mer ont inventé le chant.
— Les chants des baleines? À mon époque on disait que c’était juste un aspect de leurs parades amoureuses. Si un cétologue avait prétendu qu’il s’agissait de transmission de traditions orales, il aurait été la risée de ses collègues et aurait pu changer de carrière.
— L’un n’empêche pas l’autre. La transmission des traditions étant un élément crucial dont dépend l’avenir de toutes les sociétés marines, un bon chanteur suscitera de l’intérêt chez ses semblables, en particulier d’éventuels partenaires sexuels. Donc, si les chants sont plus fréquents à la saison des amours, c’est juste pour montrer aux femelles qu’ils sont de meilleurs conteurs que leurs concurrents et qu’ainsi, leurs descendants seront mieux à même de perpétuer la tradition. C’est un très bel exemple de culture sophistiquée qui représente un avantage évolutif.
— Mais c’est fascinant, ça ! Comment…
Je suis interrompu par Noul qui pose sur la table une grosse casserole de laquelle s’échappe un fumet appétissant.
— J’espère que vous trouverez ceci tout aussi fascinant.