— Bernard ! Si on retournait à la taverne ce soir ?
— Je sais pas. Je suis assez fatigué. Et puis, je n’ai pas très faim.
— On n’irait pas pour manger, mais pour chanter.
— Du karaoké. Ha non ! Très peu pour moi. Et puis, je soupçonne que tu ne vas pas te contenter de chanter.
Vexée, Pilane me jette un bref regard courroucé, puis reprend un air plus enjoué.
— Mais ne t’en fais pas ! On ne demande à personne de chanter comme un oiseau synthé. Et puis, tu verras, c’est très amusant.
Un oiseau synthé ! À mon époque, on parlait d’oiseau lyre, c’était autrement plus classe !
— Ah ! Pour sûr que vous allez vous amuser, en m’écoutant. Mais pas longtemps, car très vite, vous me demanderez de faire cesser ce supplice.
— Mais pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’une vieille casserole toute corrodée par un séjour de plusieurs siècles au fond de l’océan chanterait encore bien mieux que moi.
— N’aie pas une aussi mauvaise opinion de toi-même ! Écoute ! Voilà ce que nous allons faire. Nous allons prendre un repas léger avec le reste de l’équipage et nous en reparlons après. Je suis sure que tu seras plus enthousiaste.
— OK ! Si tu le dis.
Comme d’habitude, il règne une ambiance très animée dans la cantine. Sans monopoliser les sujets de conversation, l’excursion du jour revient constamment à l’avant-plan. L’épisode de la chute du robot de téléprésence tient évidemment la vedette.
— J’ai vérifié, le terrain est tellement escarpé là où il est tombé, qu’il est impossible de l’atteindre à pied. Le seul moyen de l’évacuer est par les airs. Il faudra faire venir un dirigeable robot actuellement occupé à l’entretien des colonnes coralliennes.
— Oui. Mais ils sont tous occupés durant les jours qui viennent. Une intervention ne sera pas possible avant une semaine. C’est regrettable.
Pourquoi ce sentiment d’urgence ? Comme l’a fait remarquer Toni cet après-midi, il ne s’agit que d’une machine, pas même d’un vrai robot.
— Pourquoi ? Il ne s’agit pas d’un être vivant en danger de mort, ni même d’un vrai robot. Alors, pourquoi ce sentiment d’urgence pour une simple machine ?
— Cette machine, comme tu dis, contient des fluides qui n’ont rien à faire dans une forêt tropicale. Les dommages subis durant la chute ont provoqué des fuites. Tu comprendras qu’il est souhaitable d’y remédier au plus tôt.
Pfff ! Il y a tout au plus quelques décilitres d’huile qui vont se répandre dans la nature et ils en font tout un plat. On voit bien qu’ils n’ont plus l’habitude de voir un pétrolier s’échouer sur une plage. Mais bon, je vais m’abstenir de faire la remarque. Je passerais encore une fois pour un barbare. J’ai envie de détourner la conversation.
— Oh ! Je vois. Mais en parlant de téléprésence, il y a un truc qui m’étonne. Ponyo y accède par l’intermédiaire de son « connecteur ». C’est vachement pratique, quoique j’admette qu’il y a quelques menus inconvénients, mais ceux-ci sont probablement dus à un manque d’expérience. Pourquoi est-ce que cette technologie de « connecteurs » n’est pas utilisée pour les humains ?
C’est Tong qui me répond.
— Elle l’est, mais on n’y fait recours que pour pallier à certains handicaps. C’est d’ailleurs la même motivation qui justifie d’équiper les cétacés de connecteurs.
— Peut-on réellement parler, dans ce cas, de handicap ?
— Oui, mais non. C’est une façon de parler. Mais ne pas disposer de mains peut être effectivement considéré comme un handicap.
— C’est très relatif. Alors on pourrait également penser que les cétacés doivent nous considérer comme extrêmement handicapés par notre absence de nageoires.
— C’est le cas. Et nous y remédions avec des palmes et des appareils respiratoires.
— Mais pourquoi les humains normaux ne pourraient-ils pas bénéficier des possibilités offertes par les connecteurs ? Ce serait cool d’accéder au Réseau rien que par la pensée. Et puis, ça rendrait les contacts avec les mentors plus intimes, non ?
Éclat de rire général. Je ne vois pas ce qu’il y a de risible à ça. Je croyais être très sérieux.
— Ha ! Ha ! Ha ! C’est ridicule, voyons ! Tu voudrais que tout un chacun puisse connaitre tes plus intimes pensées ?
— Ah ? Parce qu’avec son connecteur, je pourrais lire les pensées de Ponyo ? Je n’étais pas au courant.
— Non ! Bien sûr que non ! Seule elle-même peut décider quelles sont les pensées qu’elle veut mettre à disposition du reste du monde.
— On appelle cela de la communication, non ? Rien de bien différent de la parole, si ce n’est la méthode de transmission. Je ne vois pas où est le problème.
— Oh ! Il n’y a pas de problème tant que personne ne tente d’abuser du système. Mais imagine ce qui se passerait si quelqu’un réussissait à s’introduire dans ta tête.
— Bah ! Je sais que j’ai parfois la grosse tête, mais celui qui voudrait s’y introduire devrait quand même être particulièrement petit.
— Il n’y a pas de quoi plaisanter. C’est techniquement possible, mais on ne peut l’autoriser.
— Là, j’ai tout à coup l’impression de me retrouver à mon époque. Cette paranoïa du gouvernement qui parviendrait à connaitre nos plus intimes pensées et à nous réprimer à la moindre idée subversive, je la côtoyais tous les jours. Ça m’a bien l’air d’être une constante dans l’histoire de l’humanité. Ce qui me fait le plus rire, c’est qu’en même temps, d’autres personnes, et aussi parfois les mêmes, nous rabâchaient avec leur illusion des capacités de télépathie que possèderaient tous les animaux et même les plantes et que seuls les humains auraient perdu lors de l’apparition du langage articulé.
— Ouais ! C’est ridicule, en effet. Pourquoi est-ce que l’humanité aurait laissé tomber un truc aussi génial que la transmission de pensée instantanée et à n’importe quelle distance pour un mode de communication aussi limité que le langage sonore ?
— Ben, c’est bien ce que je leur demandais en permanence, sans jamais recevoir de réponse satisfaisante. Mais pour en revenir à notre sujet, pourquoi est-ce que l’on n’adopte pas cette forme de télépathie artificielle, même limitée, si vous admettez qu’il s’agit d’un truc aussi génial que ça ?
— Mais parce qu’on ne peut pas garantir qu’il n’y ait pas d’abus de la part de personnes mal intentionnées.
— C’est ce qu’on disait à mon époque. On disait la même chose d’ailleurs pour le concept de caméras partout. J’imagine la réaction de mes potes quand je serai revenu en 1999 et que je leur dirai que le pire cauchemar des paranos s’est réalisé.
— Oui, mais là, c’est pas la même chose. Les caméras partout, comme tu dis, c’est la Veillance. C’est ce qui nous permet de vivre libres.
— Justement ? D’où vient cette crainte, alors ? La Veillance ne permet-elle pas d’éviter les abus dont vous me parlez ?
— Mais la transparence apportée par la Veillance ne s’applique pas à la pensée. Si la télépathie artificielle était autorisée en dehors de la compensation de handicaps, la Veillance serait impuissante à détecter certains abus.
— Ben… il n’y a qu’à étendre la Veillance à ce nouveau moyen de communication, rendre disponible à tout un chacun tout ce qui est échangé par ce mode.
— Ouais ! On voit bien que tu ne te rends pas compte de l’infrastructure qu’il faudrait mettre en place pour permettre cela.
— Ça me fait penser à la téléphonie mobile. Il y a de ça à peine une vingtaine d’années, pour moi bien sûr, à la fin des années 70, en Suisse, on a introduit le premier réseau de téléphonie cellulaire, le NATEL, qui permettait de téléphoner depuis n’importe où dans le pays, avec un appareil portable qui ne pesait qu’une douzaine de kilos. Ce réseau ne permettait de gérer que quelques dizaines de milliers d’abonnés, mais c’était déjà mieux que le service de radiotéléphonie précédent qui n’était disponible que pour quelques centaines de privilégiés fortunés. Eh bien! Juste deux mois avant mon départ, j’avais acheté mon premier téléphone portable, un NATEL-D (D pour quatrième génération), qui fonctionnait avec la norme GSM qui pouvait supporter plus d’abonnés qu’il n’y avait d’habitants dans le pays.
— Natelle ? Ça veut dire quoi ?
— C’est un acronyme qui vient de l’allemand, une des langues nationales de la Suisse: Nationales AutoTELefonnetz, ce qui veut dire « Réseau téléphonique automobile national ». Oui, parce que ce réseau était prévu pour être utilisé seulement dans des voitures, vu le poids des appareils.
— Pourquoi tu nous racontes ça ?
— J’y viens. À cette époque, l’idée de mettre des caméras partout, au-delà du tabou, était simplement inimaginable. Comment aurait-on fait pour connecter tous ces appareils, pour stocker toutes les images produites et pour les mettre à disposition de chacun ? C’était techniquement impossible. Et pourtant, aujourd’hui, ce n’est plus considéré comme de la haute technologie, juste comme une infrastructure, dont on ne pourrait se passer, mise en place il y a déjà plusieurs générations, un peu comme le réseau ferroviaire à mon époque. Alors, me dire qu’étendre les infrastructures de la Veillance à une éventuelle télépathie artificielle, c’est illusoire, ça me fait bien rigoler. Je ne vois pas où pourrait se trouver l’impossibilité. Ce n’est qu’un effort technologique à entreprendre. Il suffit de former quelques noeuds dédiés à ce problème, attendre quelques années et alors les gens riront des conneries qu’ils avaient pu débiter auparavant.
— Oui ! Tu as peut-être raison. Mais a-t-on vraiment le droit moral d’intercepter nos pensées ?
— Mais bordel ! Il ne s’agit pas de tes pensées, du moins pas plus que de celles que tu me communiques, là, en ce moment, par la parole et qui sont enregistrées, indexées et diffusées dans tout le système solaire. Il ne s’agit que de communication, rien de plus.
— Bon peut-être. Mais crois-moi, tout ça n’est pas possible. Tu n’es rien qu’un utopiste !
— Merci du compliment. Je constate surtout que même à cinq siècles de distance, les gens souffrent toujours de ce que j’appelle une myopie temporelle. Ils sont… vous êtes incapables de vous faire une image nette de ce que l’avenir peut vous apporter, ni même de seulement l’imaginer. Vous êtes, tout comme mes contemporains, persuadés que tout a toujours été comme ça et que même si on pouvait espérer mieux, rien ne va jamais véritablement changer. Je peux vous assurer qu’en 500 ans, bien des choses ont changé, mais à vous écouter, j’ai presque l’impression que vous avez raison.
Cette dernière tirade, je l’ai faite sur un ton sarcastique, méprisant, voire même agressif. Je vois sur les visages que mes paroles sont mal reçues. Même Pilane me regarde d’un oeil sévère.
— Bernard ! Je crois effectivement que tu es trop fatigué pour aller t’amuser à terre. J’irais donc seule. Repose-toi bien !
Elle se lève, fait un signe de tête aux autres convives et sort de la cantine. Elle est aussitôt suivie par les autres qui marmonnent quelques remarques qu’heureusement je ne parviens pas à saisir.
Seul Noul reste dans la salle. Il vient s’assoir à mes côtés.
— Eh ben dis donc ! Tu leur en as bouché un coin à ces vieux schnocks. Ça a dû leur faire mal que ce soit toi qui leur dises ces vérités, toi qui vient des années sombres de l’Éclosion.
Je le regarde avec une expression qui marque ma reconnaissance à son égard et en même temps une certaine indécision.
— Je ne suis pas sûr d’avoir eu raison de parler ainsi. Leur réticence à accepter de nouvelles technologies n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Il faut être ouvert à l’innovation, mais tout accepter sans réfléchir n’est pas non plus une bonne idée.
— Ha ! Ha ! Tu joues bien ! On croirait les entendre ! Mais je ne marche pas. Je sais bien que tu plaisantes, là.
Je pose une main sur son bras et prends mon air le plus paternaliste dont je sois capable.
— Tu vois ? Le temps passe vite et avec les années, il te semblera passer toujours plus vite.
— Ouah ! C’est sûr que pour toi, ces 500 dernières années ont dû passer vachement vite ! Ha ! Ha !
— Non ! Je suis sérieux, là ! Je ne veux pas te désillusionner, mais tu n’auras pas le temps de dire ouf, que c’est toi qu’un petit jeune, avec encore du lait sur la moustache, te traitera de vieux schnock. Avec un peu de chance, tu te souviendras alors de notre conversation et tu ne lui en voudras pas trop. Mais plus probablement, tu auras tout oublié et tu te moqueras de l’inexpérience des jeunes générations.
— Pfff ! C’est comme ça d’être vieux ? Très peu pour moi. En tout cas, moi, je ne suis pas pressé.
— Et tu as bien raison ! Bon, c’est pas tout. Il faut ranger tout ça. Allez ! Aide-moi !
Je dors d’un sommeil agité dans la cabine de Pilane. Je me réveille périodiquement, me retournant pour voir si elle était déjà rentrée. Mais je reste désespérément seul. J’ai fait afficher une horloge sur le paysageur de la cabine. Les heures s’écoulent avec une extrême lenteur. Un escargot serait même capable de les dépasser.
Dans ma tête, de nombreuses images se chamaillent pour figurer à avant-scène. Il y a Ponyo qui, par moment, nage devant moi dans la grotte aux merveilles de Pol le Poulpe ; Ponyo qui, par d’autres moments, mi-dauphin, mi-robot marche sur les chemins escarpés des collines de Mahaye, ou alors, entièrement sous son apparence marine ; Ponyo qui déguille de la falaise, déchiquetée à chacune de ses culbutes le long des rochers. Il y a aussi Pilane, dans le lit, qui me fait des choses que je ne suis capable d’imaginer qu’en rêve ; Pilane qui pleure alors que je monte dans un dirigeable ; Pilane et sa fille qui se querellent sur la plage. Il y a ce dirigeable qui franchit un col entre des montagnes abruptes, frôlant la catastrophe à chaque instant. Il y a moi qui plonge dans une sorte de trou de ver ; moi qui me fais balloter dans tous les sens, comme lorsque je m’étais extrait du courant d’air dans le monde des zérogés au coeur de Rama, moi qui finit par me faire vomir du trou de ver en 1999.
Il y a du bruit dans le couloir, des rires étouffés, des chocs contre les parois comme si quelqu’un s’y cognait par gros temps. Mais pourtant, le navire est parfaitement immobile. Encore un choc contre la porte de la cabine. Celle-ci s’ouvre en silence. Un rai de lumière entre dans la cabine, dévoilant deux silhouettes titubantes. Je me redresse dans le lit et me frotte les yeux.
— Pilane ? C’est toi ?
Une des silhouettes est prise d’un hoquet de surprise, puis s’adresse à l’autre d’une voix laborieuse.
— Oh ! T’as vu qui est là ? Le petit minable m’attendait tranquillement dans mon lit. Ha ! Ha ! Ha ! Il s’imaginait quoi ? Que j’allais rentrer gentiment et lui faire un gros calin ?
L’autre silhouette lui répond d’un rire gras et sonore.
— HA ! HA ! HA ! Je me suis toujours demandé ce que tu lui trouvais à ce p’tit con.
— Moi ? Mais rien ! C’est lui qui s’est entiché de moi. J’ai eu pitié de lui et comme tu n’étais pas là, je m’en suis accommodé.
Elle me tire sans ménagement hors du lit et me pousse vers le couloir.
— Va voir ailleurs si j’y suis. Tu ne m’es plus d’aucune utilité. Ce soir, j’ai besoin d’un homme et d’un vrai. Et dis bien le bonjour de ma part à ton poisson !
La porte se referme avant que je n’aie le temps de vraiment comprendre ce qui m’arrive. La dernière image que je garde de Pilane est celle de ses deux yeux vitreux saturés de krall.
Il ne me reste qu’à rejoindre ma propre cabine. Réflexion faite, j’ai bien fait de ne pas l’accompagner à la taverne. Question de m’amuser, ça aurait été ma fête. En comparaison, l’enfer aurait été une partie de plaisir.
Je n’ai plus envie de dormir. J’en serais bien incapable, d’ailleurs. J’enfile rapidement un maillot de bain, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, et monte sur le pont arrière.
Le port et la baie de Vique Torilla sont baignés dans la clarté bleutée du clair de lune. Malgré que je le voie régulièrement, je ne parviens pas à m’habituer à la nouvelle apparence de notre satellite naturel. Chaque fois que je me l’imagine, je la vois blanche, la Lune, légèrement jaunâtre, mais jamais entourée d’un vaste halo bleu. Alors, chaque fois que je l’aperçois, c’est toujours le même choc de la découverte. Cette lumière bleutée donne au paysage l’impression que l’on est sous l’eau. Pour peu, je ne serais même pas surpris de voir des bancs de poissons voler lentement au-dessus et autour du Nisshin Maru. Mais le ciel reste vide et silencieux. Tout ce que l’on entend, c’est le clapotis de l’eau contre la coque des bateaux, ainsi qu’une légère brise qui s’amuse à faire vibrer les haubans des voiliers voisins.
Je m’assieds à l’arrière, laissant tremper mes pieds dans l’eau tiède du port, lâchant la bride à mon esprit. Celui-ci s’envole vers des sphères bien plus sereines que celles qui furent le théâtre de mes cauchemars du début de nuit. Je ne sais combien de temps je reste ainsi, bercé par les caresses de la brise et le souffle lent et régulier de la houle qui s’échoue sur une plage au loin.
Soudain, très distinctement, je perçois un autre souffle, celui d’un mammifère marin, un dauphin probablement. Puis plus rien. J’ai dû rêver.
— Shooouuuuff !
Cette fois, plus de doute possible. Il y a bien un dauphin qui nage par ici. Et il est tout près. Je scrute la surface de l’eau à la faveur du clair de lune, mais en vain. Pas la moindre dérive qui ne fende les eaux, aussi loin que le faible éclairage me permet de percevoir.
Puis d’un coup, elle est là, qui jaillit juste devant moi, si près que mes pieds lui caressent le flanc, alors qu’elle émerge de l’eau.
— Ponyooooo !
Mon humeur enfle soudain et fait éclater la coque sombre et rabougrie qui l’enfermait depuis cet après-midi et surtout depuis le retour de Pilane tout à l’heure. Elle est maintenant pareille à un gros coeur flamboyant et palpitant, irradiant des mégawatts de bonheur.
— Ponyo ! Que je suis heureux de te revoir !
— « Ponyo » Tu n’es pas dans ton double sommeil ? Je croyais que tous les singes passaient la nuit en double sommeil ?
C’est marrant cette expression de double sommeil. Je sais que les dauphins ne dorment que d’un demi-cerveau à la fois, pour pouvoir continuer à respirer. C’est pour cette même raison qu’il est impossible de faire subir une anesthésie totale à un cétacé : il en mourrait étouffé. Alors pour eux, le sommeil simultané des deux hémisphères cérébraux est un double sommeil.
— Je suis préoccupé. Mon cerveau refuse de se mettre en stand-by, tant qu’il n’aura pas trouvé d’issue.
— « Ponyo » Quel est l’objet de ta préoccupation ? Je ne savais pas que les singes peuvent également être préoccupés.
— J’imagine que tous les animaux sont capables de préoccupation, proportionnellement à leurs capacités cognitives.
— « Ponyo » Tu as sans doute raison. Mais quelle est celle qui te ronge actuellement ?
— Mon coeur brule d’envie de retourner au plus vite vers la région où je suis né, sur le continent européen.
— « Ponyo » Je comprends, mais en quoi est-ce une préoccupation ? Ce bateau est en train de t’y conduire, non ?
— Oui. Mais il se traine lamentablement, perdant en plus des jours à faire escale ici et là. Il y a un dirigeable, un oiseau méduse si tu veux, qui s’envolera ce matin des Sèches Ailes. Il me permettrait de rejoindre l’Europe en seulement quelques jours.
— « Ponyo » C’est bien, alors. Je ne vois pas ce qu’il y a de préoccupant.
Je lui caresse le rostre, hésitant à lui répondre.
— Si je monte dans ce dirigeable, cela signifie notre séparation définitive.
Elle marque un silence, la preuve que cette réalité ne la laisse pas indifférente.
— « Ponyo » C’est triste, en effet.
Elle fait alors un geste dont je ne pensais pas qu’elle fut capable : elle me caresse lentement la jambe à l’aide d’une de ses nageoires.
— « Ponyo » Mais nous pourrons tout de même communiquer. Je suis connectée et pourrai te parler où que tu sois.
— Bien sûr. Mais tu sais que ce ne sera pas la même chose que d’être là, l’un à côté de l’autre, à nager ensemble.
— « Ponyo » Dans ces situations, nous avons une expression pour exprimer ce genre de fatalité : « C’est la vie ! »
— Nous utilisons exactement la même expression. Encore une preuve que nos espèces sont plus proches que l’on ne l’imagine.
Une larme se met à couler le long de ma joue.
— « Ponyo » Pourquoi de l’eau coule de tes yeux ? Est-ce une maladie ?
— Non ! Rassure-toi ! Ce n’est qu’un moyen non contrôlé que le cerveau humain utilise pour exprimer la tristesse.
— « Ponyo » Et que feras-tu une fois que tu auras rejoint le lieu où tu es né ?
— Je crois que je vais d’abord faire un peu de tourisme pour voir ce que mon pays est devenu. Puis il faudra bien que je trouve le moyen de retourner à mon époque.
— « Ponyo » Et comment vas-tu faire pour retourner dans le passé ?
— C’est bien là le problème. Je n’en ai pas la moindre idée. Je sais juste que je le ferai. Mais tout le monde me dit que le voyage temporel n’est pas possible, du moins pour la physique actuelle.
Sans répondre, Ponyo se laisse glisser sous la surface. Je la vois s’éloigner lentement. Pourquoi s’en va-t-elle ? Aurais-je dit quelque chose d’inapproprié ?
Quelques minutes s’écoulent en silence. Je me sens vraiment très seul. Serait-elle partie pour m’aider à prendre seul ma décision ?
Mais la voilà qui revient, tout aussi lentement. Elle émerge à nouveau entre mes jambes, si doucement qu’elle ne provoque pas la moindre éclaboussure.
— « Ponyo » Si les singes d’aujourd’hui ne sont pas capables de te renvoyer vers le passé, ceux du futur le seront peut-être.
— Peut-être, oui. Mais ce genre de technologie ne se développe pas en seulement quelques années. Je serai mort de vieillesse bien avant que cela ne devienne une réalité.
— « Ponyo » Ce que je veux dire c’est que, puisque tu as été capable de voyager vers l’avenir pour venir à cette époque-ci, qu’est-ce qui t’empêcherait de sauter à nouveau vers le futur ?
— Encore faudrait-il que je sache combien de siècles je devrais être congelé pour être sûr de me réveiller à la bonne époque. Mais de toute manière, mon sarcophage cryogénique est resté à bord de Rama et est perdu à jamais sur le chemin des étoiles. Et puis, tout le monde sait bien qu’il ne faut jamais congeler de la viande deux fois. Ha ! Ha !
— « Ponyo » Je pensais plutôt à ces appareils qui permettent aux singes de ralentir l’écoulement du temps.
— Tu veux parler des chronostats ?
— « Ponyo » Oui, les chronostats. J’ai trouvé sur le Réseau des informations sur des singes qui construisent actuellement des chronostats de grande taille pour envoyer vers le futur toutes sortes d’objets qui serviront de témoins de l’époque actuelle.
— Tu veux dire que je pourrais prendre place à l’intérieur d’un de ces chronostats et demander qu’on ne m’en extraie que le jour où on aura enfin inventé le voyage dans le temps ?
— « Ponyo » Exactement.
Je réfléchis longuement à cette idée. D’abord floue et étrange, elle prend petit à petit consistance pour finalement s’imposer, claire et nette, comme une évidence à laquelle j’aurais dû penser depuis longtemps.
— Tu viens de me faire là le plus magnifique cadeau que j’aurais pu espérer. J’en ai des frissons qui me parcourent le dos. Depuis que j’ai su qu’un jour je retournerais à mon époque, je me trouvais toujours face à ce mur infranchissable de l’impossibilité du voyage temporel. Tu viens de me montrer une faille dans cette muraille qui me permet enfin d’entre apercevoir la fin de mon aventure. Il y a un poids terrible qui m’oppressait sans que je n’en aie moi-même conscience et qui est en train de s’évaporer. Je ne saurai jamais comment te remercier.
— « Ponyo » Peu importe ! Je serai très heureuse de recevoir le message que tu m’enverras une fois que tu seras de retour à ton époque.
— Je te fais la promesse solennelle de t’envoyer ce message. Je ne sais pas encore comment je te le ferai parvenir, mais je le ferai.
— « Ponyo » Bernard ! J’étais venue dans l’espoir que nous pourrions nager ensemble, mais je pense que ce n’est plus d’actualité. Je ne voudrais pas que l’oiseau méduse s’envole sans toi.
Je sais que ce n’est pas le fond de sa pensée, mais cette dernière phrase me donne l’impression qu’elle me chasse. Quoi qu’il en soit, elle marque clairement la fin d’une étrange et belle aventure.
À nouveau, elle me caresse la jambe de sa nageoire.
— « Ponyo » Tu vas me manquer, petit singe !
— Moi aussi, je suis triste de te quitter. Jusqu’à tout à l’heure, j’imaginais que tu allais accompagner le Nisshin Maru plus loin dans son périple, peut-être jusqu’à Sinmandrille. Mais c’était par pur égoïsme, sans tenir compte du fait que tu avais désormais trouvé un groupe auquel tu t’étais jointe et qui n’aurait pas nécessairement envie de te suivre dans mon voyage. Il est clair que quelles que soient les circonstances, nos chemins se séparent ici.
— « Ponyo » Je ne m’étais même pas posé la question. Je vivais nos rencontres au rythme de leur avènement, sans jamais penser à la suivante. Je n’ai jamais eu l’intention de te suivre au-delà de l’océan, dans la grande faille entre les continents. Mais tu as raison, maintenant je crois que je vais passer le reste de mon existence avec mes nouveaux amis.
— Alors tout est pour le mieux. Avant de m’en aller, je voudrais encore une fois te serrer dans mes bras.
Pour répondre à mon désir, elle se dresse sur sa nageoire caudale, battant l’eau pour se maintenir le plus haut possible au-dessus de la surface. Je l’enserre du mieux que je peux. Le contact avec sa peau est bien différent de celui d’une femme, mais tout aussi agréable.
L’équilibre instable de notre position finit par se rompre et je glisse soudain dans l’eau. Je parviens juste à retenir ma respiration et à ne pas lâcher Ponyo. Mais tombé à l’eau par surprise, je ne peux me maintenir en apnée très longtemps. Je relâche l’étreinte qui me maintenait contre le corps de Ponyo et regagne au plus vite la surface. Une fois à l’air libre, je regarde autour de moi pour retrouver le Nisshin Maru. Heureusement qu’il y a la Lune pour éclairer le port, sinon je ne sais pas comment j’aurais retrouvé le navire. L’échelle qui me permettra de remonter à bord est là, juste à quelques mètres sur ma gauche. Un peu paniqué par ce séjour involontaire et non équipé dans l’eau, je ne nage pas efficacement et perds beaucoup d’énergie. Tout tremblant, je m’accroche aux barreaux de l’échelle, mais ne parviens pas à l’escalader. Il va me falloir reprendre mon souffle.
Puis, soudain, je me sens poussé doucement vers le haut. C’est Ponyo qui, de son rostre, m’aide à rejoindre la sécurité du bord.
— Merci Ponyo. Sans ton aide, je ne serais pas parvenu à remonter à bord si rapidement.
— « Ponyo » Je te demande pardon. Il n’était pas dans mon intention de te faire nager.
— Il n’y a pas de mal. Je me souviendrai ainsi encore plus longtemps de notre dernier contact.
— « Ponyo » J’ai un message pour toi de la part d’un jeune membre de mon groupe, Glovon.
— Ah !? Et que dit-il ?
— « Ponyo » « Glovon » Salut ! Et encore merci pour le poisson !
— Ha ! Ha ! Dis-lui que je ne lui en veux pas, mais qu’il faudrait qu’il cesse de chaparder !
Ayant repris mon souffle, je me lève et lui adresse un regard attristé.
— Il est temps que je prépare mon départ. Je penserai toujours aux bons moments que nous avons passés ensemble. Adieu Ponyo ! Que l’océan te soit favorable !
— « Ponyo » Adieu petit singe ! Que le temps te soit favorable !
Elle disparait sous l’eau. La faible lueur lunaire m’empêche de la voir s’éloigner. Je ne peux que m’imaginer sa trajectoire, vers le large. Longtemps, je regarde la mer dans l’espoir de l’apercevoir une dernière fois. Est-ce elle qui saute hors de l’eau et effectue une pirouette ou est-ce juste un effet de mon imagination ?
Enfin, je me décide à retourner dans ma cabine, pour prendre une douche rapide afin de me débarrasser du sel que ma baignade involontaire a déposé sur ma peau. Ensuite, je rassemble mes affaires et les range dans mon bagage. N’ai-je rien oublié ? Ah si : mon mentor.
— Jimini ? Jimini ! Où es-tu ?
J’entends un léger vrombissement et puis je vois surgir un scintillement multicolore de sous la couchette.
— Je suis là, Bernard. Tu veux parler ?
— Je m’en vais, Jimini. Je quitte le Nisshin Maru pour prendre le dirigeable en direction de l’Europe. Je ne voulais pas t’abandonner ici.
— C’est généreux de ta part. Mais as-tu bien réfléchi avant de prendre cette décision ? Et pourquoi partir comme ça en pleine nuit ? Ne veux-tu pas attendre demain matin ?
— Je ne veux pas manquer le dirigeable. Et puis, je n’ai plus rien à faire ici. J’ai fait mes adieux à Ponyo et Pilane a trouvé quelqu’un d’autre pour assouvir ses pulsions.
— Mais le reste de l’équipage ? Tu ne vas pas t’en aller ainsi sans leur dire au revoir.
— Je vais leur laisser un message.
Avisant le disque doré que j’avais oublié sur la table, je fais un geste de la main pour l’activer.
— Réseau ? Peux-tu enregistrer un message à destination de l’équipage du Nisshin Maru ? Je voudrais qu’il leur soit communiqué demain matin au petit déjeuner.
— L’enregistrement commence.
— Heu… Bonjour à toutes et à tous. Enfin, plutôt au revoir. J’ai été très… heureux des moments passés avec vous, de tout ce que j’ai appris durant cette traversée depuis la Fournaise jusqu’ici. Mais voilà, le mal du pays s’est emparé de moi. Le besoin impératif de rejoindre l’Europe et ma région natale ne me lâche plus. Je sais que ce départ est précipité, mais ne le prenez pas personnellement. Je vous… heu… garderai tous dans mon coeur et vous souhaite à tous et à toutes une vie… heu… longue et heureuse. Adieu !
Puis je marque une pause de quelques secondes.
— Voilà, c’est tout.
— Fin de l’enregistrement. Il sera diffusé dans la cantine à l’heure du premier repas comme tu le souhaites.
— Merci. Alors, Jimini ? Ça va comme adieux ?
— Ce n’est pas à moi de juger. Tu sais bien qu’un mentor ne juge pas, il écoute, il conseille.
D’un geste, j’éteins la console et range le disque doré dans une poche latérale de mon bagage. Je fais basculer ce dernier par dessus mon épaule et me dirige vers la porte.
— Alors, Jimini ? Tu t’amènes ?
Le scarabée synthétique vient se poser sur mon épaule libre.
— Où tu iras, j’irai !
FIN