Je suis Barbe-Blanche, le plus terrible pirate que la Terre ait jamais connu. Mon bateau, le White Pearl, surfe une vague géante charriant des tonnes de carcasses de poissons rongés par la pollution. Les cales chargées à ras bord de toutes les richesses accumulées à l’occasion du pillage des navires qui ont eu le malheur de croiser dans les mêmes eaux que moi, les voiles fabriquées avec les chemises des marins (♫ Achetez White Pearl pour que votre chemise soit aussi blanche qu’une perle ♫) massacrés lors de mes innombrables abordages victorieux, le White Pearl fait route vers Vique Torilla. C’est une petite ville nichée au fond d’une baie sur une ile paradisiaque infestée de serpents venimeux et de moustiques assoiffés de sang, repaire des pires forbans de toutes les mers. J’y suis le maitre absolu, depuis que Pelina, la fille du gouverneur, a transpercé le coeur de son père par amour pour moi.
Soudain, en équilibre sur sa nageoire caudale, le terrible Pynoo, le mythique dauphin géant, trois fois plus gros que le plus ventru des galions que la mer ait jamais porté, se dresse droit devant nous. Il suffirait qu’il se laisse retomber sur le White Pearl pour qu’il le réduise en miettes, dispersant à jamais, au fond des océans, les richesses si patiemment amassées à la sueur de mon équipage et au sang de mes victimes. Mais il choisit pour nous une mort plus lente, plus douloureuse. Le cétacé géant nous bombarde de salves d’ultrasons qui ébranlent les entrailles du Pearl et celles de nos corps fragiles. Les planches composant ce si beau navire (amoureusement assemblées par des charpentiers motivés et encouragés par les fouets de mes impitoyables contremaitres) reprennent leur indépendance, permettant ainsi à l’eau de s’engouffrer dans les cales. Le sort n’a pas encore décidé si la mort me sera octroyée par la noyade ou par suite de l’éclatement de mes organes internes. Mon ignorance prendra fin dans un instant, en même temps que moi.
Quel cauchemar débile ! Qu’on ne vienne pas, encore une fois, prétendre que toutes ces histoires ne peuvent avoir une influence sur le psychisme des gens qui les écoutent. Comme d’hab, Pilane s’est levée bien avant moi et m’a laissé dormir. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Par le hublot entrouvert, j’entends Tong parler, mais je ne parviens pas à comprendre ses paroles. Je perçois également des vocalises de dauphins.
Hein !? De dauphins ? Serait-il possible que Ponyo soit déjà là ? Je me dresse vers le hublot et essaie de voir ce qui se passe à l’extérieur, mais sans grand succès. Je crois déceler la présence de plusieurs dauphins, sans en être certain.
J’enfile rapidement quelque vêtement et me précipite sur le pont. Tong est assis à l’arrière, sur une petite plateforme située au ras de l’eau, les pieds faisant trempette, en pleine discussion avec un trio de tursiops. Une dizaine d’autres individus attendent un peu plus loin, sautant et jouant, peut-être pour passer le temps. Entendant mes pas rapides résonner sur le pont, Tong se retourne dans ma direction.
— Ah ! Bernard ! Tu es enfin réveillé. Regarde qui est là !
Un des dauphins s’agite et émet une longue série de sifflements et de claquements.
— « Ponyo » Enfin te voila éclos de ton double sommeil !
Je descends sur la plateforme au côté de Tong, m’accroupis pour tremper ma main et l’agiter dans l’eau. Répondant à cet appel, Ponyo s’approche tout près de moi afin que je puisse lui caresser le melon.
— C’est très agréable de se réveiller au son de tes vocalises, Ponyo !
— « Ponyo » Viendras-tu nager avec moi aujourd’hui ?
— Et comment ! J’attendais ce moment avec impatience. Ce sera l’occasion pour toi de me présenter tes nouveaux amis.
— « Ponyo » Bien sûr ! Maintenant, équipe-toi et viens me rejoindre !
Je la regarde en souriant.
— Vous étiez en train de discuter avec Tong. Ce ne serait pas très poli d’ajourner ainsi votre conversation.
Tong me pose une main sur l’épaule.
— Ne t’inquiète pas, Bernard ! Rien ne presse. Nous pourrons continuer plus tard. J’ai largement de quoi m’occuper en attendant.
— Merci ! Mais il faut d’abord que je mange quelque chose. Si je me mets à l’eau maintenant, je ne tiendrai pas dix minutes.
— « Ponyo » Mais la mer est pleine de poissons ! Et ceux que l’on trouve ici sont particulièrement gouteux.
— Ben, c’est que je ne n’ai pas l’habitude de manger des sushis au p’tit déj. Et puis, les poches branchiales ne sont pas conçues pour permettre de se nourrir sous l’eau. Je risquerais de me noyer.
— « Ponyo » Qu’est-ce que vous mangez, vous, les singes ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre. Boldira, le cuistot, arrive en portant un plateau sur lequel sont disposés un bol de café bouillant et une assiette pleine de tartines.
— Bernard, j’ai pensé que tu apprécierais de prendre ton petit déjeuner ici.
— Oh ! Merci Boldira ! Tu as bien pensé.
Je m’assieds comme Tong, les pieds dans l’eau, et pose le plateau sur mes genoux. Ponyo et ses amis semblent intrigués par le contenu du plateau.
Un des dauphins présents se lance dans une longue tirade de sifflements et de cliquetis. Bizarrement, c’est Ariel, mon mentor aquaphile qui se charge de la traduction.
— « Tirito » Tu vas manger ces choses ? Qu’est-ce que c’est ? Je croyais que tous animaux mangeaient choses vivantes et celles-ci me semblent pas l’être. Ou alors, êtres vivants sur continents ont formes vraiment étranges ? J’ai déjà vu étranges coquillages hémisphériques. C’était dans couche sédimentaire datant de Grande Pollution et qui remuée par séisme.
Je saisis le bol dans les deux mains et l’approche des cétacés pour leur permettre de l’examiner.
— Ce n’est pas un coquillage. C’est un bol et il est fait de porcelaine, enfin, je crois. En tout cas, à mon époque, lors de la Grande Pollution, on les faisait surtout en porcelaine, de la terre que l’on cuisait à très haute température. Celui-ci contient du café, c’est une décoction faite avec les graines d’une plante.
— « Tirito » Tu manges herbes-santé ? Toi malade ?
— Non, heureusement ! C’est une boisson énergétique, une drogue certes, mais pas vraiment dangereuse.
— « Tirito » Comme poisson-tonus ?
— Oui. Peut-être. Je ne connais pas ce poisson.
— « Tirito » Pourquoi il y a nuage s’échappe coquillage ?
— C’est de la vapeur. Lorsque l’eau est très chaude, elle… comment dire… elle peut s’envoler dans l’air et former ainsi un nuage.
— « Tirito » Comme oiseaux ? Oiseaux aussi très chauds pour s’envoler ?
— Non ! Les oiseaux n’ont pas besoin d’être chauffés pour voler. Ils utilisent leurs ailes, comme toi tu utilises tes nageoires pour nager.
— « Tirito » Et comment toi faire eau chaude ? Toi as source hydrothermale dans bateau ?
Ponio se charge de lui répondre.
— « Ponyo » Les singes utilisent le feu électrique pour chauffer leurs aliments.
— « Tirito » C’est quoi feu électrique ? Comment Ponyo sait toutes ces choses ?
— « Ponyo » C’est grâce au connecteur dont je vous ai parlé et que je vous propose de vous équiper.
Lorsque l’un des dauphins s’adresse aux autres, il se maintient sous l’eau et communique avec lui par ultrasons. Nous n’en avons une traduction que grâce aux hydrophones disposés sur la coque du Nisshin Maru.
— « Tirito » Connecteurs vraiment permettre savoir choses singes ? Singe répondre !
C’est Tong qui s’en charge.
— Les connecteurs vous permettraient d’accéder à tout le savoir accumulé par les humains.
— « Tirito » Comme chants baleines ? Singes aussi connecteur pour écouter chants baleines ?
— « Ponyo » Les singes ne peuvent pas comprendre les chants. Leur cerveau n’est pas adapté. Mais leurs machines parviennent à en saisir une partie et à leur expliquer.
— « Tirito » Pas connaitre machines. Quels animaux sont machines ? Machines vivre aussi sur continents ?
— « Ponyo » Non ! Les machines ne sont ni des animaux, ni des plantes, ni du plancton. Les machines sont autre chose. Elles sont fabriquées par les singes.
— « Tirito » Fabriqué ? Tirito pas comprendre concept.
Tong tente de lui expliquer.
— Imagine que tu ramasses des coquillages et que tu les poses les uns par-dessus les autres. Si tu en mets beaucoup, tu auras « fabriqué » une pyramide.
Un autre exemple passe par mon esprit.
— J’imagine que tu aimes aussi jouer avec des anneaux de bulles. Lorsque tu expulses de l’air de ton évent pour former l’anneau, en fait, tu le fabriques.
— « Tirito » Oh! Comment singes fabriquer machines pour écouter chants baleines ?
— « Ponyo » Si tu acceptes de te faire connecter, tu sauras comment les singes fabriquent les machines et tant d’autres choses.
— « Tirito » Singes aussi fabriqué Grande Pollution ?
Durant quelques instants, personne ne daigne répondre à la question. Je finis par me lancer, après avoir avalé un morceau de tartine.
— Oui, Tirito ! Nous les humains, sommes entièrement responsables de la pollution, non seulement des mers, mais également des continents et de l’atmosphère.
— « Tirito » Mais pourquoi singes ont fabriqué Grande Pollution ?
— En ce temps là, nous croyions que peu importait le nombre que nous étions. Nous imaginions que la Terre nous appartenait, que nous pouvions… que nous devions nous reproduire au point d’occuper la planète jusque dans ses moindres recoins. Nous avions même inventé des religions pour nous aider à croire cela. Nous pensions que la terre était si vaste et si riche que nous pouvions prélever et exploiter ses ressources, tant minérales que biologiques, sans nous préoccuper de leur éventuel épuisement, ni des déchets que nous produisions et encore moins de la toxicité de ces derniers.
— « Tirito » Pourquoi singes pas fabriquer machines enlever Grande Pollution ? Pas possible machine enlever ?
Avant mon arrivée à cette époque, j’étais très compétent dans ma participation à la Grande Pollution, mais aujourd’hui, je dois avouer mon incompétence pour ce qui est d’y remédier. Je me tourne vers Tong.
— J’ignore quelles sont les mesures qui sont prises pour dépolluer. J’ai entendu parler de la restitution, mais il me semble avoir compris que ce mouvement n’avait pas vraiment été très efficace, loin de là, surtout au début.
Tong s’adresse plus aux dauphins qu’à moi.
— Nous avons cessé de nous multiplier à outrance. Au contraire, nous contrôlons une baisse progressive de la population avec pour objectif de nous stabiliser à un niveau qui permette à toutes les espèces de jouir d’un espace suffisant pour qu’elles puissent s’épanouir.
Il ne mentionne pas les iles flottantes genre Poseïdonia. Ce n’est pas très honnête, mais sans doute représentatif de la tendance générale. Tong continue.
— Nous avons également cessé de déverser nos déchets dans la nature. Nous les retraitons en totalité, ne retournant à la nature que des matériaux inertes ou biodégradables, ne contenant plus aucun produit toxique, si ce n’est à l’état de trace. Nous nous efforçons également de retraiter les sols contaminés, afin d’éviter que les substances toxiques ne coulent dans les rivières et finissent dans les océans. Nous avons tenté de retirer la plus grande partie possible des plastiques que nous avions déversés dans les mers, mais leur fragmentation progressive a malheureusement rendu la tâche impossible. Nous tentons bien de filtrer toute l’eau que nous utilisons et de la restituer totalement exempte de matières synthétiques, mais il faudrait des centaines de milliers d’années pour y parvenir avec nos technologies actuelles. L’assimilation biologique dans les organismes marins et la sédimentation de leurs carcasses est plus efficace que nos efforts à nous. Ce sont vous, les peuples de la mer, qui êtes les victimes finales de nos errements passés et qui en subirez les conséquences durant encore des milliers de générations. J’en suis profondément affecté et vous demande humblement, au nom de tous les humains, de nous pardonner.
— « Tirito » Nous voulons pas à vous, puisque tous qui responsables, morts maintenant.
Tous, sauf un. Moi ! Mais je me garderai bien de mettre ce fait en avant. Ce n’est pas que je craigne que, s’il prenait conscience de mes origines, il veuille m’en faire porter toute la responsabilité, mais la honte est plus supportable lorsqu’elle n’est pas étalée en public. Je tente timidement de détourner la conversation.
— Tong ! Serait-ce ce sentiment de culpabilité qui t’a poussé à aider les mégaptères à émigrer vers la planète Mars ?
— Exactement !
— « Tirito » Pas comprendre. Comment baleines aller vers Crevette ? Crevette juste point dans ciel nuit.
— « Ponyo » Crevette n’est pas qu’un point. C’est une sphère presque aussi grande que Mer. Les singes, s’ils sont totalement ignorants et maladroits au sujet de Mer, ont acquis de formidables connaissances sur ce qu’il y a au-delà de l’atmosphère. Ils ont construit des machines qui leur permettent d’y voyager. Ils sont allés sur Crevette et même bien plus loin. Ils sont aussi allés sur Perle de l’aube-soir.
— « Tirito » Mais Perle soir matin disparue. Comment singes aller dessus ?
— « Ponyo » Les singes ont caché Perle pour la transformer en une soeur de Mer. Lorsqu’ils la dévoileront à nouveau, dans très très longtemps, Perle sera bleue et non plus blanche et nos lointains descendants pourrons alors aller y nager.
— « Tirito » Si connecté, Tirito aussi fabriquer machine pour aller vers Crevette ?
— « Ponyo » Non ! Il faut des tentacules à doigts pour fabriquer les machines.
— « Tirito » Tirito vouloir connecté. Tirito vouloir écouter chants singes. Tirito dire autres aussi connecter.
Le dauphin qui se nomme Tirito plonge et file rejoindre le groupe qui attend dans la baie.
— « Ponyo » Alors, Bernard ! Vas-tu bientôt venir nager avec moi ?
La bouche pleine, je tente de lui expliquer par signes que je termine mon p’tit déj et que je vais me préparer. Mais je crains que la gestuelle simiesque ne lui soit incompréhensible.
— Crunch… dès que… miam… j’ai… croc… termi… slurp… né, je… croc… vais m’é… gloup… quiper et j’arrive.
— « Ponyo » Les singes sont mal évolués. Ils ne sont pas capables de s’exprimer en mangeant. Ha ! Ha ! Ha !
Je m’essuie la bouche avec mon avant-bras et me lève.
— Je rapporte le plateau en cuisine, j’enfile ma poche branchiale et je te rejoins. Juste deux minutes.
Alors que je fouille dans le coffre pour rassembler les différentes pièces de mon équipement, je repasse en mémoire la conversation avec les dauphins. Un aspect m’intrigue.
— Réseau ? Il y a quelque chose qui m’intrigue : pourquoi les paroles du dauphin Tirito étaient en… comment dire… p’tit dauphin ?
— Tu veux probablement dire : exprimé avec une syntaxe approximative ?
— C’est ça, oui.
— Tout comme les humains, les dauphins utilisent des langages variés qui diffèrent d’une région du globe à l’autre. Les symboles abstraits qu’ils se transmettent par images ultrasonores ne sont pas universels, leurs vocalises non plus. Ce groupe non connecté pratique un dialecte qui n’est pas répertorié. Pour communiquer avec Ponyo et les humains, Tirito s’efforce de se faire comprendre en baragouinant les quelques mots communs avec le langage pratiqué par Ponyo. Cette situation est reflétée dans la traduction en terrien homo pour ne pas masquer la difficulté de communication.
— Je comprends mieux maintenant. Merci.
— Mais de rien. C’est un des rôles du Réseau d’aider à la compréhension des humains.
Aussi vite que me le permettent mes palmes repliées, je remonte sur le pont, rejoins l’arrière du Nisshin Maru et, sans hésiter, plonge dans la mer. Avec un parfait synchronisme, Ponyo crève la surface pour se lancer vers le ciel et réintègre l’élément liquide à mes côtés, à la même seconde.
Ponyo m’entraine vers le groupe de dauphins non connectés. Celui-ci se déplace vers la sortie de la baie, vers le lagon. À notre arrivée, les cétacés marquent d’abord une certaine réserve. Puis, lentement, quelques-uns se rapprochent prudemment de moi. Il m’est difficile de juger, mais il me semble que les plus téméraires sont plus petits que la moyenne, surement des jeunes.
Un entrelacs incessant d’images incompréhensibles.
Je prends conscience des limitations des humains quant à leur perception de la réalité de leur environnement. Le visualiseur de communication peine à suivre les échanges de la bande de delphinidés et pourtant mes oreilles ne me font parvenir que le bruit de ma respiration, celui de vagues s’écrasant sur un récif quelque part pas très loin et le cliquetis permanent de l’écholocalisation des cétacés alentour.
Le traducteur reste silencieux. Est-ce parce qu’il n’est pas en mesure de traduire le dialecte de ce groupe ou parce que les images échangées ne contiennent rien qui soit intéressant pour moi ? Se pourrait-il que le traducteur de ma poche branchiale soit défectueux ?
Un nageur humain qui soudain éclate en organes isolés.
— « Quilap » Tous les singes même forme bizarre que toi ?
C’est un jeune dauphin qui s’est approché tout près de moi qui me semble être l’auteur de la question. Par réflexe, je tends un bras dans sa direction.
Un calmar géant à l’air menaçant qui prend en chasse un dauphin minuscule.
Immédiatement, l’animal s’écarte de moi, fait une longue boucle et revient à proximité, mais tout en maintenant une certaine distance.
Un dauphin et un humain distants de deux fois la longueur du cétacé.
— « Quilap » Toi pas près Quilap ! Quilap peur !
— Je n’ai aucune envie de te faire le moindre mal, Quilap. Si j’ai tendu un bras dans ta direction, c’était un geste d’amitié. Je suis désolé de t’avoir effrayé. Il est vrai que nos gestuelles ont des significations totalement différentes.
Un dauphin qui devient tout petit et qui va se réfugier vers un autre beaucoup plus grand.
— « Ponyo » Quilap ne serait-il qu’un bébé qui n’a pas le courage de se laisser approcher par un petit singe maladroit ?
Un dauphin minuscule qui enfle pour devenir énorme et prendre une silhouette de requin.
— « Quilap » Pas bébé ! Quilap très courageux !
Piqué au vif par la provocation de Ponyo, l’adolescent se rapproche lentement de moi. Sans bouger, je le laisse venir tout près. Je sens le chatouillement de ses ultrasons à travers tout mon corps. Il n’est plus qu’à quelques centimètres de moi. Je n’aurais qu’à tendre le bras pour le toucher. Prudemment, afin de ne pas l’effrayer, je tends à nouveau mon bras. Puis, enfin, ma main entre en contact avec son rostre. Il ne parvient pas à réprimer un léger mouvement de recul. Mais la peur de l’humiliation est la plus forte. Surmontant son appréhension, il me laisse glisser ma paume sur sa peau. La caresse doit lui convenir, car il se rapproche encore, jusqu’à entrer lui-même en contact avec mon corps. Il avance lentement, de sorte qu’une de ses nageoires pectorales vient se poser à plat sur mon ventre. Il maintient sa tête à la hauteur de la mienne. Nos regards se croisent et s’interrogent. Y a-t-il communication directe entre ces deux organes visuels ? Je l’ignore, mais je sens un frissonnement me parcourir qui n’a pas pour origine les ondes d’écholocalisation.
Interrompant cet instant magique, les autres jeunes dauphins se décident à leur tour à venir m’observer de près. En un instant, je suis assailli par une dizaine d’individus surexcités qui n’ont que deux idées en tête : toucher cet animal bizarre qu’ils voient de près pour la première fois et surtout, ne pas être le seul de la bande à ne pas avoir eu le courage de m’approcher. Très vite, je suis submergé sous le nombre et un sentiment de panique commence à m’envahir. Leur exaltation ne risque-t-elle pas de dégénérer en folie collective, comme cela arrivait trop souvent parmi mes jeunes contemporains ? Et puis, je pourrais ne pas parvenir à remonter à la surface pour respirer. Ah ! Voilà que je commence à m’identifier à un cétacé. Avec ma poche branchiale, je suis plus proche d’un poisson, je n’ai pas besoin de faire régulièrement surface pour m’oxygéner. Mais même s’ils ne manifestent aucune agressivité à mon égard, ils pourraient, par inadvertance, arracher ma poche branchiale, entrainant ainsi ma noyade.
Il est temps de mettre un holà à leur frénésie. D’un coup, j’écarte les bras et pousse le cri le plus fort que me permet mon accoutrement.
— Ho !
Instantanément, mes sympathiques agresseurs s’écartent pour former un cercle d’environ deux mètres de diamètre autour de moi. Je détecte leur étonnement par l’intensité des salves d’ultrasons qu’ils dirigent dans ma direction. Il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps, mes organes internes ne le supporteraient pas. En tout cas, si j’avais le moindre calcul rénal, il ne doit rien en rester maintenant.
— Pas tous à la fois, voyons ! Je veux bien établir un contact physique avec chacun d’entre vous, mais un à la fois. Et puis, je ne voudrais pas que cela ressemble à une de ces séances de photos sur les genoux du père Noël au supermarché du coin.
Un humain avec une tête allongée terminée par une boule couverte de piquants.
— « Wakoerk » Quoi c’est singe avec tête pointue et oursin au bout ?
Ha ! Marrant ! Le traducteur fait ce qu’il peut pour exprimer l’idée du père Noël en images sonores.
Un dauphin et un humain qui s’approchent d’un banc de poissons.
— « Fikoum » Singe ami Ponyo suivre! Venir poissons-nourriture pour image souvenir.
Sans attendre, tous les dauphins, adultes compris, s’éloignent rapidement. Seule Ponyo reste à mes côtés.
Un dauphin et un humain qui s’approchent d’un banc de poissons.
— « Ponyo » Viens ! Suivons-les ! Tu vas pouvoir assister et participer, si tu le veux bien, à notre prochain repas.
— Avec plaisir. Tant que ce n’est pas moi qui suis au menu.
Une image abstraite qui n’a aucune signification pour moi.
— « Ponyo » Ha ! Ha ! Ha !
Ponyo s’élance dans la direction qu’avaient prise les autres dauphins à une vitesse qui me permet à peine de la suivre. En silence, nous nageons vers le large. Tout autour de moi, il n’y a que du bleu schtroumpf au lait, plus sombre vers le bas et blanc scintillant au-dessus. À part le bruit de la houle qui s’écrase sur la barrière de corail, je n’entends que les clics lents et réguliers émis par Ponyo et, moins distinctement, le cliquetis rapide et chaotique, presque un grésillement, de la troupe de dauphins au loin. Le fond corallien s’enfonce progressivement, jusqu’à disparaitre complètement.
Après quelques minutes de nage intensive, nous rejoignons le groupe, qui est le sujet d’une vive agitation, les dauphins nageant dans tous les sens à grande vitesse. Je remarque que leurs déplacements, qui me semblent à première vue anarchiques, sont en fait parfaitement coordonnés et forment une sorte de tornade inversée. À l’intérieur du cône, je distingue une masse mouvante sombre au sommet couvert de reflets argentés. En m’approchant, je réalise qu’il s’agit d’un banc serré de poissons. Leur instinct de survie leur commande de se maintenir groupés pour donner l’illusion d’être un seul organisme de grande taille et ainsi de décourager les prédateurs. Hélas pour eux, les cétacés ne sont pas dupes et profitent de ce réflexe défensif pour les enfermer dans leur manège, en faisant ainsi des proies faciles. Il leur suffit alors de pénétrer l’un après l’autre dans le nuage vivant pour s’empiffrer. Des oiseaux opportunistes viennent également se mêler à la curée, profitant de l’aubaine offerte par les mammifères marins. Toutes les quelques secondes, le bec le premier, les ailes repliées pour éviter de se les faire arracher au moment de pénétrer dans l’eau, un volatile se lance, tel un kamikaze, dans le cercle grouillant de nourriture. Saisissant un poisson au passage, il se redresse et, du reste de son élan, rejoint rapidement la surface pour reprendre son vol et avaler goulument sa proie.
Un humain qui s’infiltre parmi le cône de dauphins.
— « Ponyo » Tu veux aussi attraper un poisson ?
— Quoi ? Mais je ne pourrai jamais franchir le mur que font tes amis. Si je m’y aventure, ils vont me cogner. Je vais semer la pagaille.
Des dauphins qui s’écartent pour laisser passer un humain.
— « Ponyo » Ne nous prends pas pour plus maladroits que nous ne le sommes. Cela pourrait être vexant. Tu ne cours aucun risque. Allez ! Vas-y !
Je ne suis pas convaincu, mais je ne veux pas la froisser. Prenant mon courage à deux bras, je m’élance vers la pyramide vivante. Effectivement, les dauphins s’écartent sans même ralentir pour me laisser passer. Un moment, je me vois dans Rama lorsque, pour la première fois, je m’apprêtais à pénétrer le flux humain porté par le tube de microturbulences.
Il y a un vide entre le banc et les dauphins, comme si une force mystérieuse, un champ de force, les maintenait à distance. Il s’agit en fait d’un phénomène émergeant du comportement individuel des poissons : ils se tiennent à une distance minimale de leurs congénères, mais à une distance plus importante de tout autre objet, vivant ou inanimé. Le résultat en est cette masse caractéristique, à l’équilibre dynamique continuellement changeant, que l’on nomme un banc. Protection relativement efficace contre la majorité des prédateurs classiques, simples machines à dévorer, elle constitue une faiblesse fatale dès lors qu’elle est confrontée à l’intelligence supérieure des cétacés ou des humains.
Je m’enfonce dans la masse mouvante. Comme je m’y attendais, les poissons s’écartent pour me faire de la place. J’ai beau comprendre qu’il ne s’agit que d’un réflexe, je ne peux m’empêcher de penser qu’il émane de mon corps une sorte de champs de force, ou de fluide comme on disait avant l’avènement de la physique moderne, qui induirait de la peur dans la poiscaille affolée.
Je joue avec ce phénomène, prenant le rôle d’un chef d’orchestre, imprimant des mouvements étonnamment coordonnés dans le banc, y provoquant des ondes de pression qui s’y propagent jusqu’à son extrémité et s’y réfléchissent. Constamment, d’autres prédateurs traversent en trombe le banc, prélevant leur dime au passage, ruinant l’harmonie des figures que j’y dessine. Je reste ainsi durant une minute ou deux avant de me souvenir que le jeu que m’avait proposé Ponyo était de lui ramener un poisson. Naïvement, j’essaie tranquillement d’en attraper un au passage. Mais bien évidemment, ils réagissent à mes moindres mouvements et mes doigts ne se referment que sur de l’eau salée. Comment font les dauphins et les oiseaux, qui eux parviennent à capturer une proie à pratiquement chaque traversée du banc ? Ah oui ! La clé, c’est la vitesse. Il s’agit de bouger plus vite que les poissons ne parviennent à s’éloigner.
Plus facile à penser qu’à faire. Je n’ai jamais été très doué aux jeux de rapidité, ni mentale, ni physique. Je vais tout de même essayer. Je ne voudrais pas retourner bredouille auprès de Ponyo. Je ramène mon bras gauche (oui, je suis gaucher) contre ma poitrine et le projette avec force dans l’essaim poissonneux. Ouais ! Je cogne quelques individus au passage, mais ce n’est bien sûr pas suffisant. Il ne s’agit pas d’un jeu d’enfant où il suffit de toucher l’autre pour qu’il se rende. Ce n’est pas encore demain que les proies viendront de leur propre volonté se coucher dans l’assiette de leurs prédateurs. Si je veux réussir ce défi, il va me falloir non seulement toucher un poisson, mais surtout parvenir à le saisir fermement et ne pas le laisser s’échapper.
Houla ! Voilà bien un mode de pensée que j’avais dû éviter depuis mon arrivée à cette époque. Il n’est plus vraiment à la mode chez les humains. Mais la vie marine n’a pas suivi les mêmes évolutions que celle des grands singes. Ici, si tu ne chasses pas, tu ne manges pas.
Au bout de quelques essais infructueux, je finis par agripper une nageoire caudale. Son propriétaire ne l’entend pas ainsi. Loin de se résigner à son sort de source de protéines, il se débat avec énergie, pas encore celle du désespoir. Je ne vais pas parvenir à maintenir ma proie bien longtemps. Je le plaque contre ma poitrine pour l’immobiliser avec mon autre bras. Puis, sans attendre, je m’extrais du banc et franchis la muraille vivante. Maintenant, où est Ponyo, que je puisse lui montrer que j’ai relevé avec succès son défi ? Comment la reconnaitre parmi toute cette agitation ? Je vais tenter de l’appeler.
— Ponyo ! Où es-tu ?
Très vite, un dauphin s’approche. C’est Ponyo. Je la reconnais à l’entaille sur sa dorsale.
Un humain qui tient un poisson entre ses mâchoires.
— « Ponyo » Serais-tu parvenu à attraper un repas ?
Fièrement, je tend le poisson à bout de bras.
— Tadaaaam ! Pour qui c’est, le joli poisson ?
Un dauphin qui attrape un poisson isolé.
— « Glovon » C’est pour moi !
J’ai à peine le temps d’apercevoir un très jeune tursiops arriver sur ma gauche. L’instant d’après, il a disparu avec mon trophée.
À plusieurs reprises, je retourne dans la nasse vivante pour y prélever un tribut que j’offre aussitôt à Ponyo, en prenant bien soin de ne pas me le faire chaparder par le premier apprenti opportuniste venu. Le temps perd son emprise sur mon esprit, du moins jusqu’à ce que mon estomac me ramène à la réalité. C’est vrai, voir tous ces êtres s’empiffrer devant moi, ça finit par m’ouvrir l’appétit, surtout que je me dépense un max. Il serait peut-être temps que je retourne au Nisshin Maru, car d’ici au port, il y a une bonne petite trotte. Soudain, la scène de chasse à laquelle je participais activement ne fait plus partie que du décor. Je prends conscience de la vastitude de l’océan, même si l’absorption de la lumière par l’élément liquide limite la visibilité à quelques dizaines de mètres. Je regarde tout autour de moi pour tenter de me repérer, mais il n’y a que de l’eau troublée de matières organiques et une bande de dauphins voraces. Au-dessous, il n’y a rien, si ce n’est de l’obscurité.
Pour lutter contre un semblant de claustrophobie qui tente de s’emparer de moi, je pointe le regard vers la surface. Je m’attends à ne voir que le scintillement des vaguelettes à la surface. Mais je suis surpris d’y découvrir une ombre allongée. On dirait un bateau. Est-il là depuis longtemps ? Je me souviens avoir vaguement entendu un bruit de moteur, mais il était si faible que je n’y avais pas prêté attention. Je remonte rapidement vers la surface. Peut-être les occupants de l’embarcation accepteront-ils de me reconduire au port.
Lorsque j’émerge à l’air libre, ma vitesse me soulève hors de l’eau jusqu’à la taille. Au même instant, Ponyo, qui me rejoint, fait un bond de plusieurs mètres, suivi d’une cabriole, avant de replonger. Son manège attire l’attention des passagers de ce qui se révèle être une grosse barque ou une petite vedette. À bien y regarder, je jurerais même qu’il s’agit d’une des chaloupes du Nisshin Maru.
— Noul ! Regarde ! Il est là ! Hou, hou ! Bernard !
Pilane me fait de grands gestes. Je tends et agite un bras pour lui retourner son salut. Le mousse se tourne dans ma direction et met ses mains en portevoix.
— Alors ? La chasse a été bonne ?
Je relève le capuchon de la poche branchiale pour lui répondre.
— Pas trop mal ! Mais si j’avais su que vous veniez me chercher, j’en aurais mis de côté quelques-uns pour vous.
— Oh ! Ne t’inquiète pas pour ça ! On en a assez.
Je suis sur le point de lui demander des éclaircissements, lorsqu’une vague un peu plus haute que les autres s’engouffre dans ma bouche ouverte.
— Koff ! koff ! Beurk ! C’est dégueulasse, l’eau salée ! Aidez-moi à monter à bord.
Maintenant tout près de l’embarcation, je n’ai qu’à tendre les bras pour que Pilane et Noul me hissent par-dessus le bord de la barque. Le fond de celle-ci est couvert de poissons.
— Ah ! Je vois que vous vous êtes déjà servi. Comment avez-vous fait ? Je ne vois pas de filet.
— Nous, on n’a rien fait. On était venu te chercher et à notre arrivée, les poissons ont sauté d’eux-mêmes dans la chaloupe. Enfin… D’eux-mêmes, c’est exagéré. Ils y ont été un peu contraints par les amis de Ponyo.
Je me débarrasse complètement de ma poche branchiale, alors que Ponyo saute tout autour du bateau. Je lui fais signe de s’approcher. Elle s’immobilise tout près de moi et me regarde, avec ses yeux pétillants. On dirait qu’elle sourit, mais c’est le cas de tous les tursiops. C’est leur physionomie qui leur donne cette apparence permanente de jovialité, même lorsqu’ils sont malheureux. Je lui caresse le rostre.
— Tu remercieras tes amis pour les poissons. Nous aurons de quoi nourrir tout l’équipage durant plusieurs jours.
— « Ponyo » C’est nous qui vous remercions pour accepter de connecter mes amis.
Noul intervient :
— Oh ! Il ne faut pas nous remercier pour ça ! Il n’y a pas que du bon dans la connexion. En vous donnant, soi-disant généreusement, accès au Réseau, on vous enferme également dans une sphère culturelle qui entrera forcément en concurrence avec votre propre culture. Et quand deux cultures entrent en collision, même pacifiquement, la moins développée se fait toujours absorber par l’autre.
— « Ponyo » Si ce que tu dis est vrai, alors ce sont les singes qui doivent craindre de perdre leur culture.
Pilane et moi éclatons de rire. Noul baisse la tête de honte. La réplique subtile de Ponyo lui fait réaliser l’arrogance de sa remarque.
— « Ponyo » Bernard ! Viendras-tu nager avec moi demain ?
— Hélas non, Ponyo ! Ces prochains jours, je vais aller me promener sur les montagnes. Mais je te promets de nager encore avec toi avant que nous reprenions la mer.
— « Ponyo » Veinard ! Moi aussi, je voudrais aller sur les montagnes, avec toi.
— Je te comprends, Ponyo. Mais je ne vois pas comment tu pourrais faire. Et puis, tu as tes nouveaux amis. Que penseraient-ils si tu les négligeais ?
— « Ponyo » Ils seraient heureux pour moi.
Puis, sans même me dire au revoir, elle se laisse couler et s’en va rejoindre ses compagnons.