La houle est assez forte aujourd’hui. Le Nisshin Maru avance à vive allure. Nous serons à Mahaye bien avant la nuit. Floridanou est une péninsule rattachée à un petit bout de croute continentale engloutie par une cinquantaine de mètres de fond. Cette dernière est d’une taille comparable à celle de la Suisse du temps de l’Éclosion, dont les points les plus élevés constituaient l’archipel des Seychelles avant l’invention des colonnes coralliennes. Ces quelques joyaux verdoyants, autrefois sertis sur un océan turquoise sans bornes, sont dorénavant enchâssés dans une gangue d’atolls de synthèse qui s’étend à perte de vue. On m’assure qu’une fois que le chantier sera terminé, que les colonnes auront été démantelées, les Sèches Ailes seront un paradis d’émeraude. C’est le même discours que celui que l’on m’a servi au sujet de la Planète Vénus en cours de terraformation. À mon époque, cette planète était un enfer qui aurait fait pâlir de jalousie le sieur Dante s’il avait eu connaissance de sa nature. Mais c’était également une magnifique perle blanche qui accompagnait le soleil dans sa course, brillant de tous ses feux dans les ciels du matin et du soir. Aujourd’hui, la perle est devenue noire, invisible aux yeux des Terriens.
Près des trois quarts du trajet s’effectuent en haute mer sur un cap nord-ouest. Puis, une fois atteint le plateau continental, nous virerons au nord pour aborder Mahaye par l’est, dans le port de Vique Torilla. Il n’est pas encore midi et déjà pointe à tribord le faite de quelques colonnes coralliennes. Puis c’est tout l’horizon droit devant qui se couvre d’une forêt de métal, de silicarbone et de dunes de corail concassé. La houle ayant cessé, c’est à l’aide de l’énergie résiduelle des chronostats du bord que le Nisshin Maru se fraie un passage dans une sorte de tranchée sillonnant au sein des colonnes coralliennes et des atolls artificiels.
Je pensais que Ponyo nous accompagnerait jusqu’à Mahaye. Lorsque nous naviguions au large, je croyais l’apercevoir de temps en temps, sautant par-dessus les vagues à quelques dizaines de mètres du navire. Mais depuis que nous sommes dans des eaux plus calmes, malgré une bien meilleure visibilité de la surface, elle est totalement invisible. En y réfléchissant, je réalise que malgré ses formidables performances de nageuse, elle ne saurait suivre longtemps le Nisshin Maru lancé à vive allure. Je ne m’inquiète pas. Elle suivra notre route à son rythme. Peut-être ira-t-elle même retrouver le groupe de ses semblables qu’elle avait rencontré du côté de Platteillande. Mais je sais qu’à un moment ou un autre, elle reviendra me dire bonjour et que nous irons batifoler ensemble dans les flots bleus.
Évidemment, sans l’aide de la houle, nous mettons une éternité pour nous approcher de Mahaye. Depuis une petite demi-heure, les colonnes coralliennes et les atolls dénudés ont disparu derrière nous. On dirait que nous sommes à nouveau au large, si ce n’est que la houle n’est pas réapparue. Puis enfin, à bâbord, perdus dans la brume, pointent à l’horizon des reliefs que je n’avais plus vus depuis notre départ de La Fournaise. Des montagnes, des vraies, pas de ces petits tas de sable pas mêmes dignes de la cour d’une garderie d’enfants. Des montagnes, que si on grimpe dessus, on voit au loin, presque jusqu’à l’autre bout du monde, pas seulement jusqu’à la prochaine dune.
Le souvenir de mes balades en montagne émerge de ma mémoire. Les montagnes des Alpes, si proches de mes terres natales, les montagnes artificielles, mais si réelles de Rama et celles si différentes, si contrastées de la Fournaise. Une envie irrépressible d’aller crapahuter sur leurs pentes m’envahit. Durant l’heure qui suit, avant d’accoster à Vique Torilla, je ne vois plus la mer. Mes yeux sont scotchés sur ces collines verdoyantes, rêvant de promenades à l’ombre protectrice des fougères arborescentes géantes, des lataniers, vacoas et autres cocos fesses. Je m’imagine la végétation comme similaire à celle de La Fournaise, mais les montagnes d’ici sont très différentes de celles de là-bas, la végétation peut l’être aussi. Quoi qu’il en soit, le besoin impératif de m’y immerger durant quelques heures, voire plusieurs jours, domine totalement l’activité du kilo et demi de neurones logés dans la petite boite perchée au sommet de mon corps. Il faudrait très peu pour que je saute par dessus le bastingage et tente de rejoindre la rive à la nage. Seul le souvenir d’une situation similaire lors de ma visite au Plongeoir sur Rama me retient de m’abandonner à cet accès de folie suicidaire.
Au contraire de l’ile de la Fournaise, où les bâtiments à la surface étaient exceptionnels, tant par leur fonction que par leur nombre, de nombreuses habitations dépassent ici et là de la végétation. Nombreuses, certes, mais en aucun cas comparable au cancer de béton dont étaient victimes à mon époque les sites qui offraient le moindre attrait touristique. Bien que dispersées tout le long de la côte, du rivage à mi-hauteur des collines, les constructions sont espacées de plusieurs centaines de mètres les unes des autres, nichées au sein d’une forêt qui à première vue semble primaire, mais est libre du joug que lui imposait trop souvent l’espèce qui se dit humaine.
On est sur le point d’arriver à Vique Torilla. Le Nisshin Maru trace son sillage entre de multiples ilots qui, pour une fois, semblent avoir été sculptés par la nature et le temps. Devant nous, la mer se termine par une baie étroite, bordée de quais auxquels sont amarrés quelques vaisseaux de taille similaire ou plus grande que le nôtre. La baie sert également de mouillage à toute une flottille de petites embarcations aux modes de propulsion variés, surtout des voiliers.
Le Nisshin Maru peine à se frayer un chemin parmi tout ce grouillement de véhicules flottants. Manifestement, Koulienne tente de rejoindre cet emplacement libre que l’on aperçoit le long de ce quai à bâbord. Mais elle aura besoin de beaucoup de patience et de persévérance pour y parvenir. La précipitation est à éviter impérativement, le risque d’une collision avec une de ces coquilles de noix étant déjà suffisamment élevé comme ça.
Pilane me rejoint sur le pont.
— Tu n’es pas concernée par la manœuvre d’accostage ?
— Mes moteurs ronronnent comme des petits chats. Et puis, ces jours-ci, Noul se familiarise avec les machines. Si quoi que ce soit d’anormal se produisait, il m’avertirait immédiatement. Mais je suis persuadée qu’il va passer son temps à regretter de ne pas pouvoir être sur le pont. Il est inutile que nous soyons deux à avoir de tels regrets, tu ne penses pas ?
Je lui caresse doucement le dos.
— Oui ! Et je suis heureux de partager ces moments avec toi.
Avec mon bras libre, je désigne le paysage de collines verdoyantes.
— Tu vois ça ? C’est vraiment sublime. De voir enfin de vraies montagnes, ça me fait un effet… comment dire ? Ça me fout des frissons. C’est tellement plus… que ces… bêtes bancs de sable avec trois cocotiers dessus. Et à toi ? Ça te fait aussi cet effet ?
— Oh ! Tu sais, ce n’est pas la première fois que je viens ici. Et puis, moi, je les aime bien, ces cocotiers sur leurs bancs de sable, comme tu dis.
Nous restons un moment silencieux.
— Je ne vais pas pouvoir résister à l’appel de ces montagnes, de ces forêts. Dès demain, je vais m’y précipiter pour m’enivrer des senteurs qui s’en dégagent, me rouler dans des tapis de mousse, enlacer les troncs des arbres qui voudront bien ne pas s’y opposer. Tu viendras avec moi ? Tu verras, ce sera fantastique.
Elle me porte un regard à la fois amusé et désolé.
— Ce serait avec un grand plaisir. Mais demain, c’est impossible. Il y a de la maintenance à effectuer. Et tout le monde à bord est concerné.
— Hein ? Moi aussi ? Mais on ne m’a rien dit.
— Mais non ! Pas toi, mon chou ! Toi, tu es un passager. Et un passager, c’est fait pour profiter du voyage.
— Je n’aime pas beaucoup le mot « profiter ». Ça me fait penser au capitalisme sauvage de mon époque, lorsque seuls l’argent et la recherche du profit étaient considérés comme des activités utiles.
— Alors, disons qu’un passager, c’est fait pour savourer et jouir du voyage. Ça te convient mieux ?
— Oui ! Je préfère. Alors, demain, j’irai tout seul. Et nous irons nous promener ensemble un jour suivant.
— Tu as déjà oublié ta jolie Ponyo, on dirait. Tu es comme ça avec toutes tes conquêtes ? Tu les jettes comme une chemise sale dès que tu flashes sur quelqu’un ou quelque chose d’autre ? Tu vas te comporter comme ça avec moi aussi ?
J’allais lui dire qu’elle n’était pas ma conquête, que c’était plutôt elle qui avait jeté son dévolu sur moi. Mais je m’en abstiens.
— Mais non ! Je ne l’oublie pas. Mais à la vitesse à laquelle nous avons avancé aujourd’hui, elle n’aura pas pu nous suivre. Elle mettra probablement plusieurs jours pour nous rejoindre. Enfin, en admettant qu’elle ait toujours envie de me revoir.
— Tu en doutes ?
— Tu sais, elle a rencontré un groupe de dauphins non connectés de son espèce avec lesquels elle à l’air de bien s’entendre. Je comprendrais si elle n’avait plus de temps à me consacrer.
— Je ne suis pas une spécialiste de la psychologie des cétacés, mais si leur esprit fonctionne comme le nôtre, je dirais que tu ne comprends rien aux femmes.
— C’est pas un scoop !
Une légère secousse ébranle le Nisshin Maru. Il vient de toucher les amortisseurs disposés le long du quai. Des amarres automatiques sont lancées en direction des bittes qui lui sont réservées.
— Viens, Bernard ! Allons nous préparer. Ce soir, nous mangerons en ville.
Avant de quitter le bord, je jette un oeil sur les eaux du port, dans l’espoir d’apercevoir Ponyo. Mais c’est peine perdue. L’interface eau-air reste désespérément vide de toute présence cétacéenne. Comment en serait-il possible autrement ? Même en nageant aux limites de ses performances sans interruption, elle n’aurait pas pu nous rattraper si rapidement. Si elle désire vraiment me retrouver au plus vite, elle ne devrait pas être là avant demain soir. Et puis, le port est bien trop encombré d’embarcations qui représentent un réel danger pour elle. Ce serait folie pour elle de s’y aventurer.
— Viens, Bernard ! Il est inutile de scruter l’eau. Elle ne peut avoir parcouru toute cette distance en si peu de temps. Mais ne t’inquiète pas ! Nous resterons ici suffisamment longtemps pour qu’elle ait le temps de nous rejoindre. Tu la verras dans un jour ou deux.
— C’est justement ce que je me disais. Mais malgré tout, je ne peux m’empêcher de regarder, juste au cas où.
Elle me pose le bras sur l’épaule.
— C’est légitime. Mais n’y pense plus pour l’instant. Je t’emmène dans un endroit où nous pourrons être tranquilles, juste nous deux, en amoureux.
— Jalouse, va !
Pour toute réponse, elle me fait un bisou dans le cou, puis m’entraine vers la rue principale.
Vique Torilla est une petite ville accrochée à la pente, entre deux collines dont, en raison de l’obscurité, on ne peut que deviner les silhouettes dressées devant le ciel étoilé. Aucune ressemblance avec les mégapoles sous cloches qui parsèment les continents, ni avec les villages de pseudohuttes de Cocoïllande ou de Touausued. Le style des maisons de pierres, à peine éclairées par de rares lanternes, me fait penser à ces repaires de corsaires des vieux films de pirates. À part que les rues ne grouillent pas de miséreux, de lépreux, ni de cadavres en putréfaction. Ici, tout est propre et net. Même les moellons des murs semblent avoir été briqués tout récemment. On pourrait presque se voir dedans. Bon, j’exagère un peu, mais à peine.
Pilane s’arrête devant ce qui doit être un restaurant. Il y a une grande fenêtre dont le vitrage est composé de culs de bouteilles cerclés de plomb, faux bien évidemment. Au-dessus de la porte en similichêne est suspendue une enseigne clignotante clamant le nom de l’établissement, « le Sot Mali » sur laquelle est dessinée la tête d’un pirate barbu et hirsute coiffé d’un turban. Il me fait vaguement penser à l’infâme Iznogoud, le grand vizir qui voulait devenir calife à la place du calife.
Pilane me pousse vers la porte.
— Celui-ci me parait très bien. Entrons !
À l’intérieur, l’ambiance est à l’image de la façade. Une grande salle éclairée par des torches fixées sur les murs. Au centre du local est suspendu un grand lustre couvert de bougies. Bien entendu, la lumière qui s’échappe des torches et du lustre n’est pas le produit d’une combustion chimique, mais la conséquence d’un courant d’électrons chutant d’une barrière de potentiel au sein d’un matériau semi-conducteur quelconque. Les tables sont de simples demi-troncs de faux bois posés sur de robustes chevalets de fer forgé de pacotille. Les clients attablés, assis sur de longs bancs de bois tout aussi synthétiques que les tables, vident des chopes d’un breuvage qui pourrait bien être du Krall, si j’en crois l’effet qu’il a sur eux. Ils chantent bruyamment au rythme des sons braillards émis par un orchestre juché sur une petite scène au fond de la salle. Les musiciens, affublés de costumes de pirates à base de chemises à paillettes et pantalons bouffants luminescents, semblent également avoir déjà avalé des litres de la boisson euphorisante. Au moins, on peut y respirer normalement, pas comme dans les bistrots enfumés de mon époque.
J’adresse à Pilane un regard étonné et peu enthousiaste.
— C’est ça l’ambiance romantique dont tu me parlais tout à l’heure ?
— Pas vraiment, non ! Mais il y a derrière une petite salle qui est plus tranquille.
— Je te suis.
Elle s’engage résolument vers la scène, plus précisément en direction d’une porte faite d’un matériau que je ne saurais identifier. En passant près des musiciens, l’un d’eux, qui joue d’un instrument inconnu, une sorte de saxophone à cordes, s’empare du micro du chanteur et s’exclame :
— Eh ! Mais regardez qui est là ! C’est notre chère Pipi. Alors, ma belle, te voilà de retour ? Qui nous amènes-tu aujourd’hui ? Viens te joindre à nous pour nous chanter l’une de tes complaintes qui savent si bien faire fondre le coeur des plus terribles flibustiers.
Sans s’arrêter, Pilane lui répond d’un sourire gêné et en agitant la main, tant en signe de salutation que de dénégation.
— Ah ! Ah ! Non ! Pas ce soir, mon bon Tony coupe-chou ! Pas ce soir ! Ce soir, je suis avec un ami.
Le musicien se tourne vers la salle et prend une voix dramatique.
— Cette soirée restera dans les mémoires comme celle où nous aurons perdu nos dernières illusions. Pilane… la sublime Pilane la croqueuse… ne nous considère plus comme ses amis.
L’espace d’une seconde, un silence s’abat dans la taverne. Le chanteur reprend le micro des mains de l’autre musicien et s’écrie :
— Mais que ces mauvaises nouvelles ne vous empêchent pas de boire à sa santé et à celle de son dernier soupirant… qui ne sera surement pas le dernier !
Toute la salle éclate d’un rire tonitruant. Les chopes se lèvent et s’entrechoquent, répandant au passage une partie de leur contenu. L’orchestre entame un nouveau morceau.
— ♫ Piiilllaaane ! Déesse des mers, maitresse des flots, toi qui… ♫
La Pilane en question, sans prêter aucune attention aux hommages qui lui sont faits, arrive devant la porte du fond. Je m’attendais à ce qu’elle s’arrête pour l’ouvrir, mais, sans ralentir, elle ne fait que passer au travers. Une barrière de microturbulences, j’aurais dû y penser. C’est la première fois que j’en vois une qui ne soit pas au moins translucide. Sans hésiter, mais avec tout de même une légère appréhension, je m’élance à mon tour, ignorant la menace dont essaient désespérément de m’avertir mes yeux et le gros paquet de neurones chargé d’interpréter ce qu’ils perçoivent comme une barrière infranchissable.
C’est comme si je venais de zapper de chaine sur ma télé. Le bouge bruyant et mal éclairé fait place à un restaurant chic décoré dans un style oriental, subtil mélange d’influences indiennes, arabes et chinoises. Une douce musique également d’inspiration orientale emplit l’espace sans qu’il soit possible de déterminer sa source. Un robot vêtu d’un kimono multicolore se penche respectueusement devant nous et nous prie de le suivre. « Vêtu » n’est pas le terme approprié. En fait, le kimono et sa coque ne font qu’un. Ce robot a pour unique fonction de servir dans ce type de restaurant. Il pourrait éventuellement jouer dans un film de samouraïs, mais il ne ferait pas vraiment d’époque. Le robot nous propose une petite table dans une sorte de niche. Des chandelles rouges s’allument spontanément à notre arrivée.
Ici, les clients attablés sont beaucoup plus calmes que dans la salle voisine. Ici, toutes les conversations sont feutrées, il n’est pas nécessaire de hurler pour parvenir à se faire comprendre de ses interlocuteurs. Même le trio de chimpanzés en train de déguster bruyamment un potage de nouilles passerait pour totalement apathique du côté des pirates de salon.
Mon choix se porte sur une demi-douzaine de maumosses à la viande de yak, une sorte de gros raviolis, d’origine tibétaine, je crois, dont la pâte est gluante. Pilane se décide pour un faloulou, une sorte de couscous à la semoule de riz avec des morceaux de viande dont les animaux d’origine me sont inconnus, du moins sous leurs noms actuels. Mais de toute manière, comme la viande consommée dans tout le système solaire est synthétique, peu importent les espèces animales qui ont été la source d’inspiration des gastrocréatifs contemporains.
Tout en mangeant, nous discutons de choses et d’autres, de tout ce qu’un couple peut discuter dans un restaurant romantique. Bercé par le ronronnement de la conversation, mon esprit s’échappe de mon crâne et s’en va vagabonder aux alentours. Il explore les boucles d’une tapisserie représentant un jardin à la chinoise avec des pagodes et des petits ponts arrondis au-dessus desquels volent des dragons cousus de fils d’or. Puis, il survole les têtes de clients anonymes ne parvenant pas à attirer mon attention. Finalement, il s’attarde auprès des chimpanzés. Ceux-ci, penchés sur une grande coupe contenant des boules de glaces multicolores, s’évertuent à consommer leur dessert à l’aide de baguettes.
— Oh ! Tu m’écoutes ?
— Hein ! Quoi ? Heu… Pardonne-moi ! Je crois que j’ai décroché quelques secondes. Qu’est-ce que tu me disais ?
— Tant pis pour toi ! Tu ne le sauras pas. Si les chimps ont plus d’intérêt pour moi que ce que je te raconte, à quoi bon t’en parler.
— Non, non ! Heu… Si ! Si ! C’est très intéressant. Mais là, en regardant ces singes, j’ai réalisé qu’il n’y en avait aucun parmi les excités de l’autre côté.
J’accompagne mes paroles d’un signe de la main en direction de la porte de microturbulences.
— Bernard ! On ne dit pas « singes » en parlant des autres espèces humaines. Les cétacés nous qualifient bien de singes, mais cela inclut toutes les espèces humaines, sans distinctions.
— OK ! OK ! Alors, disons : ces grands primates non homos, en l’occurrence des chimpanzés. Ce qui m’intrigue, c’est qu’il n’y en ait pas à jouer les pirates du dimanche.
— Tu as dû remarquer que la principale activité de ces « pirates du dimanche », comme tu les nommes, est d’ingurgiter de grandes quantités de krall et que cela a de sérieuses répercussions sur leur comportement.
— Ah oui ! J’imagine que quand tu te joins à eux, tu ne restes pas sobre. Je comprends maintenant les commentaires à notre arrivée.
— Hum ! Passons ! Les chimps et autres gorilles étant physiquement bien plus costauds que nous, sous l’effet du krall, ils deviendraient vraiment dangereux, même s’ils ne présentaient aucune agressivité réelle. C’est pourquoi on met dans cette boisson un additif, sans le moindre gout pour les homos, que les autres grands primates perçoivent et n’aiment pas du tout. N’étant pas consommateurs de krall, ces lieux n’ont aucun intérêt pour eux.
— Oh ! Mais… ces additifs, il y en a dans tous les alcools ?
— Le krall ne contient pas d’alcool. La molécule euphorisante présente dans le krall n’engendre aucune dépendance à ses consommateurs. Tu veux essayer ?
— Non merci ! Sans façon ! Je n’ai pas envie de découvrir ce dont je serais capable si je mettais mon self-contrôle sur OFF. Voir les autres dans cet état me suffit amplement et je m’en passerais assurément.
— Tu veux dire que tu as eu honte de moi à Cocoïllande ?
Je saisis doucement sa main et la caresse lentement.
— Ben… Disons que je préfère largement quand tu es dans ton état normal. Je ne sais pas si tu as déjà regardé les enregistrements de tes soirées krallées, mais tu répands un certain malaise autour de toi.
Elle baisse la tête, sans doute pour exprimer un peu de honte.
— Mais d’un autre côté, je dois avouer, que si tu ne m’avais pas… comment dire… agressé n’est pas le mot… enfin, tu vois ce que je veux dire… je n’aurais pas découvert un autre aspect de ta personne, bien plus agréable.
Elle relève la tête et plonge un regard débordant de désir dans le mien.
La conversation dérive à nouveau vers des sujets anodins. J’essaie avec application de ne pas laisser mon esprit vagabonder à nouveau et reste pendu à ses lèvres qu’elle a, ma foi, très attirantes. Soudain, un pirate, tel un fantôme, surgit au travers de la porte. Il balaie le restaurant du regard, cherchant visiblement quelqu’un. Ce doit être nous, car très vite, il se dirige dans notre direction. Au passage, il saisit une chaise à une table inoccupée et vient s’assoir à notre table, sans se préoccuper le moins du monde que nous puissions éventuellement être importunés par son intrusion.
— Aaaah ! Ça fait du bien, un peu de calme. Alors, Pilane ! Comment vas-tu ?
— Ben, comme tu vois, Toni, plutôt bien !
Le dénommé Toni me jette un bref regard et me salue distraitement d’un hochement de tête, comme il aurait donné une rapide caresse à un éventuel chien couché sous la table.
— C’est ce que je vois. Mais dis-moi : tu te fais rare, ces temps-ci. N’apprécierais-tu plus notre compagnie ?
— Ce n’est pas ça, Toni. Tu le sais bien. Je ne suis pas seule à décider des campagnes du Nisshin Maru. Mais je suis toujours très heureuse lorsque nous faisons escale à Vique Torilla. J’y ai construit de très beaux souvenirs.
Elle a prononcé cette dernière phrase avec tant d’émotion que je n’aurais pas été surpris qu’elle donne un baiser langoureux au pirate. Mais elle n’en fait rien et au contraire appuie sa tête contre mon épaule.
— Mais tu vois, Toni, le temps ne peut s’arrêter indéfiniment. Il finit toujours par reprendre son cours et il nous entraine chacun vers des destins qui nous sont propres.
Peu convaincu par ces paroles, Toni porte à nouveau son regard vers moi. Il répond avec un peu d’amertume dans la voix.
— Effectivement, tu les choisis toujours très bien tes destins.
L’espace d’un instant, je l’imagine sous l’emprise du krall et de la jalousie. Il dégaine alors son sabre et, d’un geste rapide et précis, sépare ma tête de mon corps.
Heureusement que les fruits de mon imagination se concrétisent rarement dans la réalité. Il me laisse la vie sauve, mais induit toutefois un certain malaise en moi. J’ai la pénible impression de ne plus être impliqué dans la conversation et même de ne plus être à ma place, ici. Il n’y a pas si longtemps que ça, dans une telle situation, je me serais simplement retiré, laissant les protagonistes régler leurs petites affaires entre eux. Mais apparemment, pour moi aussi, les temps ont changé, insufflant en moi un courage dont je ne suis pas encore coutumier. Je m’adresse au corsaire sur un ton amical, sans toutefois parvenir à masquer une certaine sècheresse dans ma voix.
— Moi aussi, je suis très heureux de te rencontrer, Toni. C’est la première fois que je viens aux Sèches Ailes, mais le peu que j’en ai aperçu en arrivant me fait comprendre que tu aies de la peine à admettre que l’on puisse vouloir quitter cette ile. Je brule d’ailleurs d’impatience de mettre à profit les quelques jours que nous resterons ici à explorer cet endroit qui me parait proche du paradis.
Aurais-je utilisé les bons mots ? L’attitude de Toni à mon égard change radicalement. Du statut de rival qui l’a remplacé dans le coeur de Pilane, je passe apparemment à celui d’ami que l’on se réjouit de recevoir chez soi. Mais peut-être que je m’avance un peu trop, là.
— Et bien… Bernard… c’est bien ça, non ? Ce serait avec un grand plaisir que je te servirais de guide pour découvrir quelques-uns des trésors de Mahaye. Malgré la petitesse de notre ile, ils sont si nombreux qu’il faudrait y séjourner des mois durant pour tout visiter.
— J’accepte avec plaisir et te laisse la responsabilité du choix des excursions. D’après ce que j’ai entraperçu depuis le pont du Nisshin Maru, je ne saurais par quoi commencer. Mais, à voir ton activité de musicien de… cabaret… tu dois être un oiseau de nuit. Je ne voudrais pas que tu doives endurer les conséquences d’un bouleversement de ton rythme de vie.
— Oh ! Alors, ne te tracasse pas pour cela ! Cela fait déjà bien longtemps que ce déguisement de pirate ne me motive plus vraiment. Il est grand temps que je prenne des vacances. Tu m’en donnes, là, une excellente occasion. Effectivement, demain, je passerai une bonne partie de la journée à dormir. Mais dès le jour suivant, si la météo n’est pas trop capricieuse, nous irons… voyons… oui. Nous irons sur le Maure Nez, le point culminant de Mahaye. On y a construit une tour d’observation qui dépasse de la végétation et offre un panorama des plus plaisants. Par la suite, nous irons dans des lieux moins touristiques, mais d’autant plus intéressants.
— Et bien, c’est parfait. Pilane, ça ne t’ennuie pas que Toni nous serve de guide ?
— Mais non, Bernard ! Pas le moins du monde. Même si nous ne partageons plus le même destin, Toni et moi restons des amis très proches.
Je me retourne à nouveau vers le pirate et désigne du doigt son costume de flibustier.
— C’est quoi, en fait, cette ambiance de pirates qui baigne toute la ville ? On se croirait dans un parc à thème genre « Pirates des Caraïbes » à Disneyland. C’est juste un truc pour attirer les touristes, ou il y a vraiment eu des pirates dans la région ?
— Comment ? Ne me fais pas croire que tu ignores que tout le nord de l’océan Indien était infesté de pirates à l’Éclosion et dans les siècles qui ont précédé ! Non seulement ici, aux Sèches Ailes, mais également dans l’archipel des Coups Maures. Il y en avait même jusque dans le nord de Madaïgaskar, où une bande de pirates menés par un prêtre illuminé et visionnaire aurait tenté de fonder une société idéale, une sorte d’Acratie avant l’heure. À l’Éclosion, c’était surtout au niveau de la Corne de l’Afrique qu’ils se concentraient.
— Ah bon ? Des pirates dans la Corne de l’Afrique ? À mon époque ? Bon, des pirates, il y en avait sur toutes les mers et tous les océans jusqu’au 19e siècle et peut-être même au début du 20e, mais par la suite, les océans ont été totalement pacifiés, si ce n’est lors des conflits mondiaux. Bon, d’accord ! Je dois admettre qu’il y a eu une légère résurgence du côté du Sud-est asiatique dans les années 80, mais c’était lié d’une certaine manière au problème des « boat people », des réfugiés vietnamiens qui fuyaient le régime communiste. Mais une infestation de pirates au tournant du 21e siècle, c’est n’importe quoi. Heureusement que la veillance est apparue, par la suite, pour mettre fin à ce ramassis de rumeurs débiles.
— Je dois admettre qu’il s’agissait, jusqu’à récemment, plus de légendes, que de faits historiques avérés. Mais c’est aussi un peu grâce à toi si nous en savons dorénavant beaucoup plus.
— Hein ? Comment ça ?
— Et bien, avec l’intégration des archives du Santa-Maria, bien sûr ! Elles confirment que, le long de la côte des Saumalilles, alors ravagées par la guerre, d’anciens pêcheurs désoeuvrés se sont reconvertis dans la piraterie pour tenter de survivre, suite à l’effondrement des prises halieutiques.
— Effondrement dû à la surpêche, j’imagine. Ils ont été victimes de leur propre avidité, alors.
— Ignorerais-tu que la surpêche n’était que rarement due aux populations locales pratiquant une pêche artisanale, mais surtout aux flottes industrielles venant d’Europe, d’Amérique du Nord ou d’Asie ?
— C’est bien possible, mais les médias de l’époque n’insistaient pas vraiment sur cet aspect du problème.
— Et puis, il y a aussi eu le terrible tsunami de 34. En balayant les côtes africaines, il aurait remué des fonds marins sur lesquels avaient été déversées des quantités de déchets toxiques dont vos industries ne savaient comment se débarrasser, ce qui aurait entrainé une hécatombe parmi la faune et la flore côtière. Mais ces dernières affirmations n’ont jamais été totalement démontrées.
— 34 ? Ça correspond à 2004. Alors, si c’est cet évènement qui a été à l’origine de ces pirates, c’est normal que je ne sois pas au courant, puisque je suis parti en 1999.
Je montre le costume de Toni.
— Par contre, je doute vraiment que leurs vêtements aient ressemblé à ce… cet accoutrement, ni même à celui des fêtards dans l’autre salle, là.
Toni saisit un pan de sa chemise et l’agite vivement.
— Ça ? Mais c’est juste un costume de scène. Évidemment que les pirates de l’époque ne se baladaient pas ainsi. Et pour les autres, ils suivent une mode faite d’un folklore remontant effectivement à bien avant l’Éclosion.
Ébranlé par cette histoire de pirates sévissant au début du 21e siècle, je marque une longue pause pour essayer d’assimiler cette information. Toni et Pilane mettent à profit cet instant pour échanger des nouvelles de leurs existences respectives. Puis, un peu à la manière d’un certain lieutenant Columbo, je reprends la parole.
— Heeem ! Il y a encore un détail qui me tracasse : je croyais que la société actuelle avait totalement, et j’espérais définitivement, rejeté tout ce qui avait un rapport même lointain avec la guerre, la contrainte, et tous les comportements liés à l’agressivité humaine. La piraterie, je la classerais évidemment parmi ces coutumes ancestrales heureusement abandonnées. Comment se fait-il que, sur cette petite ile paradisiaque, l’on mette en avant et semble-t-il positivement ces pratiques barbares ?
J’ai dû toucher un point sensible. Il ne me répond pas immédiatement.
— Et bien… Heu… Non ! C’est juste une sorte de jeu. C’est pas sérieux. Jouer aux pirates, ce n’est pas cautionner les massacres que ces sauvages avaient commis à l’époque. Et puis tout ça, c’est du passé.
Je constate avec amertume que le débat concernant l’impact sur la société de la violence dans les offres culturelles n’a pas beaucoup évolué en un demi-millénaire. Je ne peux pourtant m’empêcher d’y ajouter mon grain de sable.
— On croirait entendre les gamins qui jouaient à « Doom » ou qui se gavaient de films violents à la télé. À mon époque, malgré la montée progressive de la violence chez les adolescents, voire même chez des enfants de plus en plus jeunes, on nous rabâchait que la violence fictive n’avait aucune influence sur le développement mental des jeunes générations, qu’ils étaient tout à fait capables de faire la différence entre la fiction et la réalité et tant d’autres conneries du même genre. Mais moi, je reste persuadé que les enfants sont influencés dans leur développement par tout ce à quoi ils sont confrontés durant leur enfance. Ce n’est pas que j’estime qu’ils doivent être surprotégés et tenus à l’écart des « mauvaises » choses, loin de là. Mais faire apparaitre sous un jour positif les pires atrocités du monde ne peut être sans conséquence. Et il n’y a pas de raison que ce soit différent de vos jours.
L’expression de son visage trahit un vif mécontentement en réponse à l’agression que je lui fais subir, mais c’est d’une voix très calme qu’il me répond.
— Ton analyse me semble parfaitement pertinente dans le cadre de l’éclosion. Il suffit de constater que la violence n’y était pas que fictive. Mais comme tu peux le constater, la violence a été totalement éradiquée de la société actuelle. Nous sommes donc à l’abri de toute dérive dans ce sens.
— Laisse-moi en douter. J’ai la certitude qu’il y a de nombreux ados qui sont fascinés par les récits guerriers du passé et que leur besoin de transgression pourrait les pousser à expérimenter le « côté obscur de la force ».
— De quelle force parles-tu là ?
— Excuse-moi ! Je faisais allusion à un vieux film de science-fiction, « La Guerre des Étoiles ». Comme quoi, je n’y ai pas échappé moi-même, à cette ambiance guerrière.
— Mais elle n’a, semble-t-il, pas fait de toi un monstre sanguinaire. Toi au moins, tu as su faire la part des choses.
— Mouais ! Peut-être. Mais, ça n’empêche pas que rendre les pirates sympathiques ne peut qu’avoir une influence néfaste sur les jeunes, même aujourd’hui.
— En réalité, tu n’as pas tout à fait tort. Mais tu sembles oublier le rôle des mentors dans notre société. Si un jeune se laissait attirer par les sirènes de la violence ou de tout autre comportement problématique, son interaction avec son mentor ou éventuellement l’absence d’interaction permettrait à celui-ci de prendre les mesures requises pour éviter qu’il ne s’y enferme à l’insu de son entourage.
Décidément, je suis toujours sujet à un certain malaise chaque fois que l’on me vante les vertus des mentors. J’ai beau savoir que mes craintes de manipulation et d’endoctrinement sont injustifiées, je ne parviens toujours pas à maitriser ce réflexe paranoïaque acquis au 20e siècle.
Je m’apprête à lui dire que oui, mais non, ne s’appuyer que sur des solutions techniques nous rend bien trop dépendants de ces techniques et aussi d’autres arguments bidons du genre. Soudain, une autre tête de pirate émerge de la porte.
— Et alors, Toni ! Tu te raboules ? Le public te réclame.
— OK ! OK ! J’arrive !