— Mais attend ! Laisse-moi au moins le temps de m’équiper. Tu ne voudrais pas que je me noie, non ?
La dauphine semble aussi impatiente que moi. Elle fait de grands bonds hors de l’eau qui sont accompagnés d’intenses vocalisations.
— « Ponyo » Viens nager avec moi !
— « Ponyo » Dépêche-toi !
— « Ponyo » Pourquoi me fais-tu attendre ?
Voilà ! Je suis presque prêt. J’enfile le capuchon de la poche branchiale. Aussitôt une image virtuelle se forme devant mes yeux.
Ponyo et moi nageant parmi des récifs de corail.
— « Ponyo » Je veux me promener avec toi. Viens vite !
— J’arrive !
Je plonge sans la moindre hésitation. Dire qu’il y a seulement quelques jours, j’étais encore réticent à simplement tremper un doigt de pied dans la flotte.
Ici, sous l’eau, il n’y a pratiquement que du sable. Seules quelques algues parviennent à s’ancrer dans le sol meuble et à rompre la monotonie de ce fond plat parcouru d’un réseau de dunes miniatures. Ponyo creuse ici et là avec son rostre, laissant de petits cratères dans le sable, rappelant un paysage lunaire.
Un dauphin qui tourne en rond au-dessus d’un fond sableux, puis le dauphin qui s’échoue sur la plage.
— « Ponyo » Ici, le sol est trop neuf, il n’y a pas encore beaucoup de nourriture qui vive là.
— Ponyo ! Je suis heureux de te revoir. J’ai cru un temps que tu ne t’intéressais plus à moi. Où étais-tu durant la traversée entre Cocoïllande et Sèches Ailes ?
Un dauphin nageant à la surface d’une sphère liquide à peine trois fois plus grosse que lui.
— « Ponyo » J’ai parcouru le monde par d’autres courants. J’ai rencontré des amis. Et puis, je ne voulais pas suivre la même route que ton navire.
— Ah ? Pourquoi ?
Une montagne qui ressemble beaucoup à Poseïdonia.
— « Ponyo » Vous êtes passé trop près de la grande ile flottante. Je ne voulais pas m’en approcher autant.
— Pourquoi ? Elle te fait peur ?
Une baleine qui s’approche de Poseïdonia et disparait soudainement.
— « Ponyo » On raconte dans les océans que ceux qui s’en sont approchés n’en sont jamais revenus. C’est peut-être une légende, mais je n’ai pas voulu la vérifier par moi-même. En vous voyant vous diriger par là, j’ai eu très peur pour toi.
— J’en suis revenu, tu vois ? Mais comment nous as-tu retrouvés ? Comment as-tu su que nous nous rendions à Sèches Ailes ?
La sphère liquide avec, en plus du dauphin, un bateau. Une sorte de flux ondulant connecte l’animal et le navire.
— « Ponyo » La veillance vous rend, vous les singes, tellement prévisibles.
Ma question était vraiment stupide. Je m’approche d’elle.
Un humain qui nage derrière un dauphin.
— « Ponyo » Essaye de m’attraper, si tu t’en crois capable !
— Et comment que je vais t’attraper ! Je ne suis peut-être qu’un singe, mais les humains compensent leur maladresse par une volonté inébranlable.
Un dauphin qui fait des cabrioles.
— « Ponyo » Tu m’amuses beaucoup. Ha ! Ha ! Ha !
Je me lance dans sa direction. Lorsque je suis sur le point de la toucher, un simple mouvement de sa caudale la propulse hors de ma portée. Inlassablement, je répète mes tentatives, tentant de brusques accélérations au dernier instant, en vain. À chaque fois, elle se débine au moment de l’atteindre, se moquant de ma lenteur d’animal terrestre.
Je commence à me lasser. C’est un jeu qui devient vite frustrant, si le poursuivant est constamment mis en échec. Ponyo doit s’en rendre compte, car malgré un net ralentissement de ma poursuite, je parviens à chaque fois un peu plus près d’elle. Progressivement, elle se laisse effleurer, juste ce qu’il faut pour que ma main glisse sur sa peau. Comment décrire sa texture ? C’est à la fois très ferme et souple. C’est lisse et glissant, presque doux, un peu comme un oeuf dur mouillé. Sentir cet épiderme défiler sous mes doigts déclenche en moi une étrange sensation d’ivresse, de bien trop courte durée. À son contact, je sens un frissonnement la parcourir. Elle semble y prendre un réel plaisir.
Puis c’est elle qui vient délibérément se frotter contre moi en de lentes caresses qui ne me laissent pas indifférent. Je suis troublé par les émotions qu’elle déclenche en moi. Finalement, elle ne cherche plus à m’échapper et me laisse l’enlacer tendrement. Une forte sensation de bonheur me submerge, chose que je n’avais ressentie que dans les bras d’une femme. Ça ne dure pas. Rapidement, je suis envahi par un sentiment de honte, de faire quelque chose qui ne se fait pas, contre nature. Je relâche mon étreinte avec dégout. Je ne peux pas faire ça. Non ! Je ne peux pas.
Ponyo semble s’apercevoir de mon trouble, mais en comprend-elle la cause ? Elle s’immobilise en face de moi à environ un mètre et se met à balancer sa tête de haut en bas. Je ne sais si ça vient d’elle, mais je ressens quelque chose que j’ai de la peine à décrire. C’est comme si elle me touchait l’intérieur du corps, comme si elle parvenait à caresser chacun de mes organes internes en balayant mon corps au même rythme que les mouvements de sa tête. On dirait qu’elle me fait passer une échographie.
Moi nageant à grande vitesse.
— « Ponyo » Que se passe-t-il ? Tu sembles avoir peur et ressentir un brusque rejet à mon égard ?
Comment peut-elle deviner cela ? Comment une empathie de cétacé peut-elle comprendre avec autant de précision ce que peut ressentir un primate ? Serait-elle télépathe ?
— Comment as-tu deviné ? C’est exactement ça ! Tu peux lire dans mes pensées ?
Un cerveau humain vite remplacé par une série d’organes dont je ne saurais même pas donner le nom.
— « Ponyo » Non. Je ne peux pas lire tes pensées. Mais j’ai observé l’activité de tes organes internes et c’est évident : tu as peur et tu ressens un profond sentiment de dégout. Tu risques de régurgiter ton dernier repas.
C’est vrai qu’à un moment, j’ai même eu envie de vomir. Mais maintenant que nous ne sommes plus en contact physique, l’idée que j’allais me livrer à un acte de zoophilie s’estompe rapidement. C’est vraiment étonnant cette faculté qu’a le cerveau humain de gommer tout ce qui ne lui convient pas.
— Rien qu’en observant des organes internes par écholocalisation, tu es capable de déterminer l’état d’esprit d’un être humain ?
Une sorte d’hybride humain-dauphin, mais pas vraiment sirénien.
— « Ponyo » Ton corps réagit comme le ferait celui d’un de mes semblables qui éprouverait ces émotions-là, alors j’ai fait l’amalgame. Serait-ce peut-être faire preuve d’un peu trop de delphinomorphisme ?
— Du delphinomorphisme, comme nous on peut être tenté par l’anthropomorphisme ? Peut-être bien, mais en tout cas, tu as visé juste. Si nous ressentons les mêmes émotions de la même manière, alors nous ne sommes pas si différents, même si nos gènes ont divergé depuis tant de millions d’années.
Un dauphin couvert de pustules et de blessures d’où s’échappe un liquide purulent.
— « Ponyo » Mais pourquoi as-tu eu cette réaction ? Il y a quelque chose qui te dérange en moi ? Tu n’aimes pas le contact avec ma peau ?
— Non ! Non ! Bien au contraire ! Lorsque je t’ai enlacée, j’ai ressenti quelque chose de si fort, comme si j’étais en train de faire l’amour avec une femme.
Ponyo et moi enlacés. Nous devenons soudainement très lumineux.
— « Ponyo » Tu sais, la sensation de bras et de jambes serrés autour de son corps, une fois surmontée la terreur que vos membres de singes déclenchent en nous, c’est quelque chose qu’il nous est impossible de nous procurer entre nous. Cette pression, tout autour de mon corps, est une source de plaisir que les caresses du plus habile des mâles de mon espèce ne peuvent égaler.
— Je comprends. Nous serrer dans les bras, c’est quelque chose que nous, les humains, apprécions énormément.
Moi, en train de vomir un flot de morceaux de poissons.
— « Ponyo » Alors, pourquoi ce sentiment de dégout ?
Comment lui dire ? Comment lui expliquer que ce n’est pas elle qui est en cause, que c’est le tabou des relations charnelles avec des individus d’autres espèces ? Tabou mis en place par des religions qui voyaient et voient souvent encore le sexe comme l’oeuvre du démon s’il est pratiqué pour d’autres motifs que la simple reproduction. Dans ce cadre, un acte sexuel entre un individu de l’espèce supérieure que le divin a créé à son image et une bête inférieure et impure qui ne peut engendrer de descendance viable ne peut constituer qu’un acte condamnable. Tabou renforcé par les législations modernes qui répriment, à juste titre, tout acte sexuel avec une personne non consentante. Un animal non humain n’étant pas, d’un point de vue légal, pourvu de conscience et donc une personne, il ne peut pas être consentant et doit en conséquence être protégé.
— Comment te dire ? Il y a chez les humains un tabou… tu sais ce que c’est un tabou ? Un tabou, je disais, qui interdit tout acte sexuel avec un individu d’une autre espèce. Il y a une peur qui remonte à la nuit des temps reliée à la possibilité qu’il puisse en résulter des monstres indignes de l’espèce parfaite que serait l’être humain. Il est également interdit d’avoir des activités sexuelles avec des personnes non consentantes, et les animaux n’étant pas doués de raison, ils ne peuvent exprimer un quelconque consentement.
Un dauphin portant de graves blessures d’où s’écoule du sang.
— « Ponyo » C’est blessant ce que tu me dis là et bien caractéristique des espèces arrogantes que sont les singes. L’espèce parfaite ? Mais écoute un peu ce que tu dis ! Comment peux-tu prétendre que ton espèce soit supérieure à la mienne ? Sur quels critères ? Est-ce que parvenir à bouleverser les équilibres climatiques au point de provoquer la disparition des deux tiers des autres espèces vivant sur cette planète est un signe de supériorité, de perfection ? Et puis, avec ton fantasme, là, de me faire un hybride singe-dauphin, t’es vraiment pathétique. Je voulais juste que l’on se fasse du bien. Y a-t-il un mal à ça dans vos philosophies à la con ?
Elle n’attend pas de réponse, vire sur le côté et s’éloigne rapidement vers le large.
Eh bien, voilà un point commun entre les humains et les dauphins : je suis parfaitement capable de me brouiller avec les femelles de l’une et de l’autre espèce. En tout cas, mon dilemme face au tabou de zoophilie est résolu. Et puis d’ailleurs, moi, je ne voulais pas, c’est elle qui m’a… Ho ! Et puis zut ! Tout ça n’a aucun sens. J’ai déjà de la peine à entretenir des relations d’amitié avec des individus de ma propre espèce ; alors avec ceux d’une espèce aussi différente que les dauphins, à quoi bon ?
Il ne me reste qu’à retourner dans mon monde, sur la terre ferme, au sec.
Je remonte à la surface pour m’orienter. Horreur ! Je ne vois plus le rivage. Il n’y a autour de moi que de l’eau avec quelques colonnes coralliennes au loin. Comment vais-je faire pour rejoindre l’ile ? Dans quelle direction dois-je nager ? Ha oui ! Je devrais pouvoir m’orienter avec l’aide du soleil. Nous sommes à environ six degrés au sud de l’équateur. Donc, le soleil, à midi, est presque au zénith, quelle que soit la saison. Il est maintenant à près de 45 degrés au-dessus de l’horizon et on est au milieu de l’après-midi, ce qui implique qu’il désigne assez précisément l’ouest. Comme Le Nisshin Maru a approché l’ile depuis l’est, il me faut nager vers l’ouest, donc dans la direction marquée par le soleil. Facile !
Je me mets à nager. Au bout de quelques minutes, j’entends la voix d’Ariel qui m’interpelle :
— Bernard ? Tu vas où, comme ça ?
— Ben, je retourne vers l’ile. Ponyo m’a jeté. Je vais pas rester ici bêtement.
— Et qu’est-ce qui te fait penser que l’ile se trouve dans cette direction ?
— Ben… Le soleil se trouvant actuellement à l’ouest et l’ile aussi, il faut que je nage avec le soleil dans le nez, non ?
— Si elle se trouvait à l’ouest, oui, mais ce n’est pas le cas. Elle se trouve plein nord.
— Au nord ? Mais hier soir, avec le Nisshin Maru, on est arrivé par l’est ! J’en conclus donc que nous avons abordé sur la côte est. C’est logique comme raisonnement, non ?
— Logique, mais un peu simpliste. Le Nisshin Maru faisait effectivement route vers l’ouest avant le coucher du soleil, mais sur une route qui passait au sud de l’ile. Il a donc viré vers le nord sans que tu t’en aperçoives. Si tu continues dans cette direction, tu peux nager encore un bout de temps avant de rencontrer une terre ferme.
J’ai de la peine à le croire, même si ce qu’il me dit est tout à fait plausible.
— J’espère que tu n’es pas en train de chercher à m’embrouiller, là. Parce que si tu m’envoies dans une fausse direction, je peux y laisser ma peau.
— C’est en ne m’écoutant pas que tu fais prendre des risques à ta peau. J’ai été conçu pour te protéger, pas pour te mettre en danger. Et n’étant pas humain, je ne suis pas sujet à des pulsions meurtrières.
— On a aussi dit ça de l’ordinateur qui contrôlait le vaisseau spatial dans le film « 2001, l’odyssée de l’espace ».
— Bernard, je crains que tu n’aies un peu trop abusé des récits d’anticipation que l’on écrivait aux alentours de l’Éclosion. Si tu veux rejoindre le rivage, je te conseille vivement de te diriger vers le nord. Fais-moi confiance !
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer un scénario dans lequel on s’ingénierait à vouloir me faire disparaitre et qu’un ennemi dont j’ignore tout se ferait passer pour mon mentor et m’enverrait à ma perte. Même Ponyo serait impliquée dans cette conspiration à mon égard. Son rôle aurait consisté à endormir ma vigilance et à m’entrainer au large, là où il serait facile de faire passer mon trépas pour un stupide accident. Moi qui avais tant d’affection pour elle, comment a-t-elle pu me trahir ainsi ?
Oh ! Qu’est-ce qu’il m’arrive, là ? Je délire complètement. Bon, d’accord ! Je suis bouleversé par ce qui vient de se passer avec elle et il est parfaitement normal que je ressente quelque angoisse à me retrouver seul au milieu de l’océan. Mais le monde a changé. Ces pratiques étaient peut-être courantes dans les cercles mafieux, mais ces derniers ont quelque peine à prospérer dans un environnement de veillance.
Je prends la direction que me conseille Ariel, nageant avec le soleil à ma gauche. Régulièrement, je m’arrête pour scruter l’horizon dans l’espoir d’apercevoir la côte. Vu la faible élévation du relief de l’ile, il me faut nager longtemps avant d’apercevoir enfin la maigre végétation recouvrant la dune côtière. L’angoisse qui me taraudait s’estompe progressivement. Toutefois, je ne serai totalement rassuré que lorsque mes pieds fouleront le sable brulant de la plage.
Soudain, j’entends le cliquetis caractéristique du sonar d’un dauphin. L’intervalle entre les clics se fait de plus plus en plus court, ce qui signifie que l’animal se rapproche de sa cible. À l’instant où je ne parviens plus à distinguer les clics individuels, qu’ils se confondent en un bourdonnement continu, une forme familière me dépasse à grande vitesse en me frôlant, et fait volteface pour venir s’immobiliser juste en face de moi. C’est bien évidemment Ponyo. En aurais-je eu le moindre doute, la déchirure sur sa nageoire dorsale lève toute ambigüité.
Un dauphin seul qui rattrape un nageur humain.
— « Ponyo » Je ne crois pas que ma fuite était un comportement très intelligent. Il ne faut pas nous laisser séparer par de stupides considérations morales.
Je n’imaginais pas qu’elle reviendrait et surtout pas si rapidement. La blessure provoquée par sa dérobade n’a évidemment pas eu le temps de cicatriser. Je réagis un peu trop agressivement.
— C’est ton mentor qui t’a dit de revenir ou ta honte est-elle sincère ?
Un dauphin accompagné par des poissons-pilotes. Ceux-ci explosent rapidement.
— « Ponyo » Tu es à nouveau blessant, mais je ne me laisserai pas avoir une seconde fois. Sache que nous les peuples de la mer n’avons pas besoin d’assistants psycho pour nous guider. Mais je ne suis pas revenue pour que nous nous disputions.
— Tu as raison. Pardonne-moi de m’être montré désagréable ! Il m’arrive de ne plus parvenir à me contrôler, surtout lorsque je suis le siège d’émotions un peu contradictoires.
Ponyo et moi, face à face, avec un poisson bizarre qui passe de l’une à l’autre.
— « Ponyo » Non ! C’est à moi de te demander pardon. J’aurais dû comprendre que vous, les singes, n’êtes présents en tant qu’espèce intelligente que depuis trop peu de temps pour avoir découvert tous les aspects de la sagesse.
Là, c’est elle qui devient méprisante. Mais je ne vais pas le lui faire remarquer. Elle est revenue pour apaiser la situation. Il n’est pas question de l’envenimer à nouveau. Et puis, elle a sans doute raison. Ses semblables étaient déjà présents sur la planète depuis de nombreux millions d’années, alors que mes ancêtres à moi n’avaient même pas encore appris à grimper aux arbres.
Une grande paix se répand en moi. Je ressens un immense sentiment de tendresse à son égard, sans qu’il y ait le moindre désir sexuel. Je réalise qu’il en était de même avant, que toute cette histoire de zoophilie n’était que pure stupidité de ma part. Je la serre à nouveau dans mes bras, comme on le ferait avec un proche ou avec un chat.
Puis nous nous séparons à nouveau, mais cette fois sans le moindre sentiment négatif. Nous échangeons un long regard, mais pas comme le feraient deux primates. Moi je la regarde bien avec mes yeux, mais elle, c’est avec son melon qu’elle me dévisage. J’entends ses clics infiniment rapprochés qu’elle m’envoie en hochant la tête verticalement. Non seulement, je les entends, mais je les ressens dans tout le corps quand les ondes ultrasonores qui les composent se réfléchissent sur mes organes internes. C’est loin d’être désagréable, bien au contraire. Par endroit, ça me chatouille même. Ça me chatouille tellement que je ne parviens pas à retenir un cri si fort que la pression dans le capuchon de ma poche branchiale surpasse celle de l’eau et qu’un gros chapelet de bulles d’air s’en échappe. Instantanément, Ponyo interrompt son sonar et s’écarte brusquement de moi. J’imagine qu’elle croit que ses clics m’étaient douloureux.
Un groupe de dauphins dont l’un lâche de grosses bulles par son évent. Les autres s’éloignent rapidement.
— « Ponyo » Rôôôôh! Tu n’as pas honte ? C’est dégueulasse ce que tu fais là !
— Hein ? Quoi ? Mais je n’ai fait que lâcher quelques bulles quand tes clics m’ont chatouillé. Si je t’ai fait peur, pardonne-moi !
Ponyo qui fait des cabrioles.
— « Ponyo » Ha ! Ha ! Ha ! Mais non ! Tu ne m’as pas fait peur. Qui aurait peur de quelques bulles d’air ? Mais c’est très déplacé. Cela ne se fait pas. C’est une sorte de… tabou… comme tu dis.
— Chez nous, c’est lorsque l’on expulse du gaz produit par le système digestif que l’on est regardé de travers, que ce soit par l’une ou l’autre de ses extrémités. Mais là, ce n’est que de l’air que j’ai expiré de mes poumons un peu trop vivement. Il ne peut y avoir de mal à ça.
Un dauphin qui pète et rote en expulsant des gaz par la fente anale et la gueule, sans que cela semble poser problème à ses congénères.
— « Ponyo » Expulser les gaz produits par la digestion est un processus naturel et sain. Mais relâcher de l’air involontairement par son évent, c’est, non seulement inconvenant, mais cela pourrait surtout être extrêmement dangereux. Perdre son air loin de la surface, on pourrait en mourir.
Une bouffée d’angoisse me submerge durant une petite seconde. J’interroge mon mentor.
— Ariel ? Est-ce que la quantité d’air qui s’est échappé de mon capuchon pourrait présenter un danger pour moi ?
— En aucun cas. Tant l’oxygène que l’azote de ta réserve d’air sont constamment renouvelés par échange osmotique avec l’eau de mer. En cas de fuite, une quantité équivalente est prélevée pour compenser la perte.
— Merci.
Rassuré, je m’adresse de nouveau à Ponyo.
— Ponyo ! Je suis désolé. Je ne savais pas que c’était impoli et en plus, je ne l’ai pas fait exprès. Mais je te promets d’éviter de lâcher des bulles à l’avenir.
Ponyo qui remonte respirer à la surface.
— « Ponyo » Ça me donne une idée. Attends-moi ici.
Elle remonte pour respirer, puis redescend près de moi. À ma grande surprise, au mépris apparent de toutes les convenances, elle expulse une grosse bulle de son évent. Celle-ci, comme par magie, se transforme en un anneau de petite taille dont le diamètre croit lentement. Étrangement, l’anneau reste à profondeur constante, semblant échapper au principe d’Archimède. Comment a-t-elle fait cela ? Probablement de la même manière que ces cancéreux en puissance qui soufflaient des ronds de fumée.
— Wow ! Comment as-tu fait ça ?
Un gros plan sur l’évent d’un dauphin. Une bulle en est expulsée à grande vitesse et se transforme rapidement en un anneau.
— « Ponyo » C’est facile. Il suffit d’expulser l’air à la bonne vitesse et l’anneau se forme tout seul.
— Facile ? Oui, si tu le dis. Mais… dis-moi : tu viens de me faire une scène pour avoir expulsé de l’air et que c’était pas bien vu, que c’était… inconvenant. Puis, juste après, tu n’hésites pas à faire toi-même des bulles. La contradiction serait-elle habituelle chez les dauphins ?
Plusieurs dauphins qui jouent à faire des anneaux de bulles.
— « Ponyo » Oui… mais non ! Là, c’est pas la même chose. C’est pour jouer et pour faire des choses belles.
— C’est acceptable si c’est pour jouer ? Oui, pourquoi pas ? Je me souviens avoir moi-même participé à des concours de pets et de rots avec des copains. C’étaient des moments grandioses. Ha ! Ha ! Ha !
Sans répondre à ma dernière remarque, Ponyo se lance dans la fabrication en série d’anneaux de bulles qu’elle aligne les uns derrière les autres. Elle attend que leur diamètre soit suffisant et s’enfile au travers. Sa traversée est presque parfaite. Sa caudale heurte le dernier anneau qui se décompose instantanément en de multiples petites bulles qui se souviennent soudain que leur destin est de rejoindre la surface. Ponyo se retourne et contemple l’alignée d’anneaux qui finissent par se rompre spontanément comme le feraient des bulles de savon.
La dauphine remonte pour respirer puis redescend pour souffler une nouvelle série d’anneaux.
Moi qui nage au travers des anneaux
— « Ponyo » À ton tour ! Essaie de n’en briser aucun !
Ça ne m’a pas l’air trop difficile. Je me positionne dans l’axe des anneaux, attends qu’ils aient un diamètre qui me convienne et me lance en avant. J’ai l’impression de rester bien au centre. Wow ! Je devrais avoir fait un sans-faute.
Je me retourne et cherche du regard les anneaux que je viens de traverser. Tout ce que je vois, c’est un chapelet de bulles qui s’enfuit vers l’air libre.
— Mais ! J’étais pourtant sûr d’être passé bien au centre. Comment est-ce possible que je les aie tous brisés ?
Moi qui traverse les anneaux de bulles en agitant frénétiquement mes palmes au point de générer des turbulences qui provoquent l’éclatement successif de tous les anneaux à mon passage.
— « Ponyo » Il te faut apprendre à nager sans t’agiter à ce point. Tu dois beaucoup te fatiguer ainsi. Avec un peu d’entrainement, tu y parviendras certainement.
Elle me souffle un autre anneau, unique cette fois. N’en traverser qu’un seul devrait être plus facile. Mais pas encore assez pour moi, car mal centré, je le frôle d’un bras et le fais éclater en une centaine de bulles attirées par des perspectives célestes. Il me faut d’autres tentatives infructueuses pour qu’enfin je réalise qu’il n’est pas nécessaire de toucher la bulle d’air pour déstabiliser l’anneau. Si je veux réussir, il me faut m’en tenir écarté d’au moins 10 % de son diamètre.
Voilà ! Ça y est ! L’anneau est toujours là après mon passage.
— Wouhou ! J’ai réussi !
Évidemment, mon cri de joie provoque une nouvelle surpression dans mon capuchon, entrainant une inévitable fuite d’air.
Un groupe de dauphins dont l’un lâche de grosses bulles par son évent. Les autres s’éloignent rapidement.
— « Ponyo » Rôôôôh! Tu recommences !?
Je n’ai pas le temps de lui répondre qu’elle émet un nouvel anneau. Pas de doute, elle veut que je renouvèle mon exploit. Je vais faire de mon mieux.
Mais je n’ai même pas le temps de viser le centre que Ponyo donne un coup de nageoire en travers du cercle d’air. Celui-ci se déforme, prenant alors la forme d’un coeur qui tourne lentement sur lui-même. En tout cas, c’est ce que moi, humain, j’interprète comme la forme stylisée d’un coeur. Je ne sais pas si pour les cétacés, cette forme a la même signification, ni si elle a seulement une signification quelconque. Si c’est le cas, l’a-t-elle fait délibérément ?