— Et alors, je me retourne et je vois une pieuvre géante qui entre dans le trou. Elle tenait un ballon de foot crevé dans un de ses tentacules.
— Ha ! Ha ! Ha ! Bernard a vu Pol le Poulpe !
Nous sommes de retour dans le Nisshin Maru qui vient de reprendre le large. Tout l’équipage est réuni dans la cantine pour le repas du soir.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. C’était effrayant. Si Ponyo n’avait pas détecté son approche à temps, nous aurions été piégés à l’intérieur de la grotte. Je préfère ne pas penser à ce qui nous serait arrivé.
Je marque une brève pause et reprends la parole avant de laisser quelqu’un d’autre répondre.
— C’est quoi, cette histoire de « machin leupoulp » ?
— Un vieux conte que l’on racontait aux enfants avant de les mettre au lit. C’est l’histoire d’un poulpe qui voulait devenir joueur de football. Tu sais ce que c’est le football, non ?
— Évidemment, puisque j’ai reconnu le ballon. C’était ce sport débile où deux équipes de lobotomisés se disputaient un ballon noir et blanc dans un stade. Après le match, quel que soit le résultat, les supporters se tapaient dessus et mettaient le quartier à feu et à sang. À mon avis, on ne doit plus y jouer beaucoup, maintenant.
— Hmmm ! Je crois que ce sport a quelque peu évolué depuis ton époque. Mais pour en revenir à ton histoire de pieuvre géante, tu as dû être victime d’une hallucination. Des pieuvres de cette taille, ça n’existe pas !
— Et pourquoi pas ? Il existe bien des calmars géants. Pourquoi pas des pieuvres géantes ?
— Tout simplement parce qu’on n’en a jamais observé, malgré des siècles d’exploration des océans.
— N’empêche que Ponyo a détecté un danger et nous a fait fuir.
— Justement ! Le stress de son alerte aura stimulé ton imagination et t’aura fait prendre une simple ombre pour un monstre marin.
— L’ombre de quoi ? Je te le demande ! Si vous ne me croyez pas, on n’a qu’à regarder. Il devait bien y avoir des caméras de veillance sur place, non ?
Tong pose un disque doré sur la table et l’active.
— Ta poche branchiale comportait une bulle de veillance. On devrait pouvoir tirer tout ça au clair.
L’image n’est pas de bonne qualité. La caméra utilisée ne semble pas adaptée aux prises de vues sous-marines ou il y a de l’humidité qui s’est condensée sur le capteur. Tout est flou, un peu comme les photos de David Hamilton.
— Là ! Vous voyez ! Cette masse sombre, c’est la pieuvre. On voit distinctement ses tentacules. Et cette tache blanche, là, c’est le ballon de foot.
Apparemment, les autres ne sont pas convaincus. À quoi bon insister ?
— Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais moi, je sais ce que j’ai vu.
Je me renferme sur moi-même. Pilane tente de me réconforter et passe sa main sur mon épaule.
— Ne fais pas cette tête-là, Bernard ! Moi, je veux bien te croire, mais avoue que ce pourrait être n’importe quoi. Tu sais que je faisais partie d’un noeud chargé de l’entretien des colonnes coralliennes. Je vais les contacter pour leur demander d’installer une bulle de veillance de bonne qualité au niveau du point de rupture pour vérifier si elle existe vraiment ta « pieuvre géante ».
Ça fait du bien d’avoir quelqu’un qui ne me prend pas pour un illuminé.
— Merci Pilane ! Mais… tu viens de parler d’un point de rupture. C’est quoi ?
— La cavité que tu as explorée avec Ponyo n’est pas un défaut de la structure, mais un point faible introduit délibérément.
— Comment ça ? Pourquoi affaiblir la structure délibérément ?
— Malgré ce point faible, les colonnes sont capables de résister aux plus terribles cyclones qui balaient l’océan Indien. Si pour une raison quelconque, elles devaient subir des tensions supérieures à leurs limites de résistance, il faut que la rupture se produise de manière contrôlée. En introduisant un point faible à un endroit précis, on s’assure que, si rupture il doit y avoir, elle se fera à cet endroit-là et la colonne tombera de telle manière qu’elle ne risque pas d’en abimer d’autres.
— C’est déjà arrivé ?
— Pas à ma connaissance. Il faudrait un tremblement de terre de niveau 10 sur l’échelle de Richter pour atteindre le seuil de rupture et encore… En réalité, il s’agit d’une mesure de sécurité qui tient plus de la tradition que d’une réelle nécessité. Personne ne veut prendre le risque de supprimer cette pratique, pour que, si jamais il y avait quand même un accident, on ne puisse le lui reprocher.
— Ouais, c’est comme chez moi, en Suisse, il était obligatoire de construire un abri antiatomique sous toutes les maisons.
— C’est quoi, un abri « antia taumique » ?
— Ben, après la Seconde Guerre mondiale, si vous savez encore ce qu’était une guerre, les grandes puissances de l’époque avaient fabriqué des bombes qui utilisaient la fission ou la fusion nucléaire. Avec une seule bombe, on pouvait détruire une ville de plusieurs millions d’habitants. En Suisse, le pays des banques, on avait une vieille tradition de fabrication de coffres de toutes sortes. Alors on a trouvé que ce serait une bonne idée de fabriquer des coffres sous les habitations pour que la population puisse se mettre à l’abri en cas de menace d’attaque nucléaire. Il était évident qu’en cas de guerre nucléaire, il ne servirait à rien de survivre dans les abris si la vie était ensuite impossible à la surface en raison des radiations. Mais même après la fin de la guerre froide, l’obligation de construire ces abris subsistait, parce que personne ne voulait prendre la responsabilité de la supprimer. Et puis, il faut dire que les vendeurs de béton ne voulaient pas qu’on leur retire un marché juteux. Ha ! Ha !
Mon récit jette un froid. Ce n’est probablement pas cette histoire d’abris qui leur a fait cet effet, mais plutôt l’évocation des millions de morts potentiels pour une seule bombe et surtout le fait que j’en rie.
— Hum ! Excusez-moi. C’était un rire nerveux. N’allez pas croire que toutes les victimes potentielles me laissent indifférent, mais il fallait aussi que l’on se blinde contre les effets psychologiques d’une telle éventualité, que l’on se mette à l’abri, si je peux me permettre. Hi ! Hi ! Hi !
Houla ! Je m’enfonce, là ! Faut que j’arrête de causer.
— Bon. Je crois que j’ai dit assez de bêtises pour aujourd’hui. Je ferais mieux d’aller me coucher. À demain !
— C’est ça. À demain !
Pilane me rejoint dans ma cabine. D’un ton assez froid, elle me pose une question.
— C’est juste toi ou tous les gens de ton époque avaient cette attitude désinvolte vis-à-vis des conséquences possibles d’une… guerre atomique ?
Honteux, je fais semblant de dormir, de ne pas avoir entendu.
— Je comprends que tu ne veuilles pas répondre. Tu ne dois pas être très fier de toi.
Elle commence à m’énerver. C’est vrai, quoi ! De quoi elle se mêle ? Est-ce qu’elle a seulement entendu parler des peurs que la propagande des deux camps nous insufflait avec les menaces d’utilisation de l’arme nucléaire dans les conflits régionaux, les anecdotes de pannes informatiques qui ont failli déclencher l’holocauste atomique par accident et les descriptions surréalistes des monstres sanguinaires qu’étaient les soldats de l’autre camp, prêts à violer nos femmes et à manger nos enfants ?
— Oh ! Ça va, hein ! Si ma manière de parler de mon époque ne te convient pas, t’as qu’à retourner dans ta cabine à toi. Je ne t’ai pas demandé de venir me faire la morale. As-tu seulement une simple idée de ce que ça impliquait d’avoir une épée de Damoclès nucléaire qui pendait au-dessus de nos têtes durant des dizaines d’années ? Tu aurais aussi développé un certain cynisme dans de telles circonstances et peut-être encore plus que moi.
Un sourire se dessine sur son visage.
— Tu as sans doute raison. De toute façon, tout ça c’est du passé. Il est inutile de se prendre la tête actuellement pour des évènements qui se sont déroulés il y a plus d’un demi-millénaire.
— Le problème, c’est que pour moi, c’est tout récent. J’ai encore de la peine à penser d’une manière plus… moderne. Mais ça m’aide beaucoup si on évite de me mettre la truffe dans mon pipi à la moindre de mes défaillances. Alors oui, ne plus se prendre la tête à ce sujet, c’est cool. Viens là ! J’ai envie de te prendre autre chose.
— Si c’est ma virginité que tu veux me prendre, tu arrives un peu tard. Mais j’ai encore pas mal d’autres choses à t’offrir.
Pas beaucoup dormi cette nuit, moi. Heureusement que Pilane a dû descendre en salle des machines pour resserrer quelques boulons, sinon on y serait encore. Ça me laisse un peu de temps pour larver au lit et me reposer. Nous allons arriver à Nazarettebanque en fin d’après-midi. Encore une journée que je passerai à scruter l’horizon. Mais aujourd’hui, ce ne sera pas sans but. J’espère que Ponyo aura choisi de nous suivre et qu’elle se manifestera. Il ne me sera évidemment pas possible d’aller nager avec elle. Je ne crois pas que les autres seraient d’accord d’immobiliser le Nisshin Maru le temps que j’aille dire bonjour à mon amie à nageoires. Ce qu’il me faudrait, ce serait une sorte de scooter sous-marin rapide. Mais je n’ai pas vu ce genre d’engin à bord. Il faudra que je me renseigne.
Cela fait maintenant plus d’une heure que je scrute la mer, de l’horizon aux coques du catamaran, dans l’espoir d’apercevoir mon amie cétacée. Mais pour l’instant, c’est sans succès. Seules deux tortues marines sont venues rompre la monotonie de l’observation. À part elles, il n’y a sur l’eau que les vagues régulières de la houle, modulées par le chaos des vaguelettes sur lesquelles les rayons du soleil viennent surfer, projetant des reflets scintillants dans ma direction.
Puis, soudain, elle est là, sautant par dessus les vagues à une dizaine de mètres au large, à la limite de mon champ de vision. C’est ma vision périphérique qui l’a détectée. Je n’en ai une image nette que lorsque je tourne la tête dans sa direction, juste à temps pour voir sa queue disparaitre sous les flots. Je n’ai pas le temps de l’identifier formellement par les entailles sur sa nageoire dorsale, mais je sais que c’est elle. Il ne peut en être autrement.
Elle ressurgit, cette fois, à moins de deux mètres de la coque, effectue une culbute que j’imagine de joie, et émet une série de sifflements, comme j’ai souvent rêvé d’en faire, sans en avoir eu le culot, aux jolies filles croisées dans la rue. C’est bien elle, je reconnais l’entaille dans sa nageoire dorsale.
— « Ponyo » Bonjour, mon joli singe !
Ses paroles traduites en terrien-homo sont émises par Ariel, mon nouveau mentor, mais avec une voix, bien que féminine, bien différente de celle qu’il utilisait hier. Je ne sais pas si je vais l’utiliser souvent en tant que mentor, mais son apparence de dauphin est parfaite pour son rôle d’interprète de Ponyo.
Au moment où la dauphine effectue un nouveau bond hors de l’eau, je m’époumone à lui crier mes salutations.
— Salut à toi aussi, ma toute belle !
Je ne sais pas si elle aura tout entendu, car elle rejoint l’élément liquide avant que je ne termine ma phrase. Elle saute une fois encore à ma hauteur.
— « Ponyo » Tu n’as pas besoin de crier. Je t’entends par l’intermédiaire de mon connecteur.
Bonne nouvelle ! Je me disais que cette conversation hachée n’allait pas être très conviviale et en plus elle réveille en moi le souvenir des derniers mots échangés avec Nielle lors du départ de Rama vers les étoiles.
— Tant mieux. Mais alors, nous pourrons parler même si tu es sous l’eau ?
Elle ne me répond pas. N’aurait-elle pas entendu ? Ou alors, serait-ce moi qui n’aurais pas compris ce qu’elle voulait dire ? C’est vrai qu’elle n’a pas dit que le connecteur lui permettait de m’entendre si elle n’était pas à la surface.
Mais la voilà qui effectue un nouveau bond. Je vois son oeil qui me fixe au sommet de sa parabole aérienne.
— « Ponyo » Oui ! Mais c’est moins amusant. Et puis, j’aime te voir quand je te parle.
Nous continuons ainsi cette conversation durant près d’un quart d’heure. Puis soudain, elle ne réapparait plus. L’océan est à nouveau vide, encore plus vide que tout à l’heure.
J’essaie de l’appeler.
— Ponyo ? Tout va bien ?
— « Ponyo » Ne t’inquiète pas. J’ai repéré un banc de poissons fort appétissants. On se revoit plus tard.
C’est vrai qu’il commence à faire faim. Je vais aller voir en cuisine si je peux donner un coup de main, histoire de grignoter un ou deux petits trucs au passage.
Pilane, assise à côté de moi à la table du réfectoire, me donne un petit coup de coude complice.
— Alors, Bernard ! Comment va Ponyo ?
— Apparemment bien. Mais tu sais, la conversation avec elle n’est pas aisée. C’est un peu comme un « tchat » sur ce bon vieil Internet. C’est saccadé, lent et on passe son temps à réfléchir à ce que l’on va dire. Ce n’est pas très spontané.
— Tu préfèrerais nager avec elle, non ?
— J’y ai pensé, mais je ne crois pas que je serais capable de nager assez vite pour ne pas me faire distancer par le Nisshin Maru. Et si je devais nager jusqu’à Nazarettebanque, je crois que je ne serais pas près d’y arriver.
— Pas vraiment, non ! Ha ! Ha !
— Ce qu’il me faudrait, c’est une sorte de scooter sous-marin. On n’a pas ça à bord, non ?
— Un « scoutaire » ? C’est quoi ?
— Ben, c’est un véhicule à deux roues, entre un vélo-moteur et une moto.
— Et tu veux nager avec un vélo ? Tu ne peux pas rouler au fond de l’océan !
— Mais non ! Pas rouler. Je pensais au type de véhicule, un truc motorisé, mais qui, à la place des roues, aurait une turbine pour le propulser. J’ai de la peine à expliquer comme ça, mais j’ai dans la tête l’image d’un tel engin vu dans une vieille bande dessinée. Il avait été conçu par un vieil inventeur un peu loufoque.
Un membre de l’équipage intervient. Il ne me semble pas l’avoir déjà entendu parler depuis le début de notre voyage.
— Ah oui ! J’ai lu cette BD. Le sous-marin avait la forme d’un requin et le personnage principal s’appelait Pinpin ou quelque chose comme ça. Il avait un petit chien blanc qui le suivait partout.
— Ça, c’est le sous-marin de Tintin. Mais ce n’est pas à lui que je pensais. Il s’agit d’un autre sous-marin, bien plus maniable. Le personnage avait un écureuil et un drôle de singe jaune avec une très longue queue comme animal de compagnie. Mais bon, on n’a donc pas ce genre de submersible à bord ?
C’est Tong qui me répond.
— Hélas non ! Mais un tel engin pourrait nous être très utile. Il faudra que j’en parle avec les noeuds de l’interface, à Singille.
Pilane se blottit tout contre moi.
— C’est bien comme ça. Tu ne passeras pas tout ton temps avec cette… Tu auras ainsi plus de temps à me consacrer.
— Tu as déjà toutes mes nuits. Ça ne te suffit pas ?
Je suis certain qu’elle va me dire que non, que cela ne lui suffit pas. Mais je n’ai plus envie de parler de ça maintenant.
Je m’adresse aux autres personnes présentes.
— Quelqu’un sait-il d’où vient le nom Nisshin Maru pour ce vaisseau ? Ça fait assez japonais comme nom.
— À l’origine, c’était le nom d’un bateau japonais de recherche scientifique sur les cétacés.
— Hein ? C’est cette version qui est restée ? Les Japonais prétextaient de recherches scientifiques rien que pour contourner l’embargo sur la chasse commerciale. Vous donnez à vos vaisseaux le nom d’un navire baleinier. C’est un comble !
— Non ! Non ! Non ! Tu ne m’as pas laissé terminer. Nous savons pertinemment que les premiers Nisshin Maru étaient des baleiniers. Il y avait à l’époque des noeuds de pirates qui essayaient d’empêcher les baleiniers de capturer les cétacés. Les noeuds pirates se donnaient des noms bizarres, peut-être pour impressionner les Japonais: l’un se nommait Paiverte, l’autre Bairgédémer.
— Ça ne me dit rien ces noms. Pévairte ? Péverte ? Ha ! Paix verte ! Greenpeace ! Ah ben oui, c’était une des organisations écologistes les plus actives de l’époque. Ils utilisaient parfois des méthodes à la limite de la légalité. Ils avaient un bateau qui s’appelait le Rainbow Warrior, le guerrier de l’arc-en-ciel. C’était sympa comme nom.
— Les autres pirates, les Bergédémer, tu les connaissais aussi ?
— Attends ! Avec les déformations linguistiques, c’est pas facile. Bairgaidaimaire ? Qu’est-ce que ça pourrait être ? Berger des mers, peut-être. Non, ça ne me dit rien. En anglais, ça donnerait quoi ? Ah oui ! Sea Shepherd ! Oui. J’en ai entendu parler. Ils étaient moins médiatisés que Greenpeace, mais ils étaient tout aussi habitués des actions spectaculaires.
— Alors, je continue ! Durant des années, les navires des noeuds pirates, essentiellement ceux de Bairgaidaimaire, ont harcelé le Nisshin Maru durant toute la durée des campagnes de chasse. Certaines années, le Nisshin Maru n’est pas parvenu à capturer une seule proie. Mais peu désireux de perdre la face, les Japonais se sont obstinés à poursuivre les campagnes de chasse, même après le terrible cataclysme que leur pays a subi en 31. C’est en 55 que les pirates, lassés de ce jeu sans issue, décidèrent de jouer le tout pour le tout et se lancèrent à l’abordage du baleinier. L’équipage de ce dernier, démoralisé par toutes ces années de chasse infructueuse, n’opposa pratiquement aucune résistance.
— Ah ! OK ! Je devine la suite. Pour humilier encore plus les derniers chasseurs de baleines, le Nisshin Maru a été reconverti en navire de protection des baleines. Et depuis, en mémoire de cet évènement, tous vos bateaux sont nommés Nisshin Maru. C’est ça, non ?
— À peu près, oui !
L’amateur de BD prend la parole.
— Bon, il faut avouer que cette version, on ne la connait que depuis le retour du Santa Maria et l’accès à ses archives. Avant, on croyait tous que le premier Nisshin Maru avait toujours été un navire consacré à la protection des mammifères marins et que les Japonais avaient été les plus fervents défenseurs de l’interdiction de la chasse à la baleine avec un autre peuple de marins, les Norgiens.
— Les Norgiens ? Tu veux dire les Norvégiens ?
— Oui, c’est ça, les Norgéviens. Depuis qu’on a appris la vérité, certains ont même envisagé de renommer notre vaisseau.
— Oui ! Et je maintiens qu’on devrait le faire immédiatement. On ne peut pas continuer à porter un nom associé à la mort de milliers d’êtres aussi intelligents que nous, si ce n’est plus.
— Mais non ! Au contraire ! Ce nom symbolise justement la fin du massacre. Il symbolise parfaitement la réconciliation entre les humains et les peuples de la mer.
— Absolument ! Renier ce nom serait prétendre qu’il y a encore une culpabilité humaine concernant les erreurs du passé. Cela pourrait pousser certaines personnes à rejeter cette culpabilité en réhabilitant ces comportements inhumains au nom d’une quelconque prétendue liberté, ou je ne sais quoi.
— Tu l’as bien dit ! Tu ne sais quoi ! C’est en conservant ce nom maudit que l’on réhabilite les pratiques barbares du passé.
— Oui ! Je suis d’accord !
— Mais non ! Pas du tout !
— Si ! Si ! C’est lui qui a raison !
— Ah ! Mais non !
Tong intervient.
— Holà ! Holà ! On se calme ! On ne va pas recommencer. On a déjà passé une journée entière à se quereller à ce sujet sur un ton qui n’est, ma foi, pas digne d’humains civilisés. On se serait cru dans un combat de gladiateurs romains. Je n’en suis personnellement pas fier et… et je n’ai vraiment pas envie d’aborder à nouveau ce sujet avec mon mentor.
Cette dernière phrase à un effet immédiat. Tout le monde baisse la tête, se rappelant sans doute d’un moment de honte qu’il n’a pas envie de revivre.
— Bon ! Le calme étant revenu, je vous propose de terminer rapidement ce repas, car on a encore du boulot avant d’arriver à Nazarettebanque.
Moi, j’en ai pas vraiment du boulot. À part parfaire mon bronzage sur le pont, ma présence ici n’est d’aucune utilité. Ah non ! je ne vais pas laisser mon moral dégringoler à nouveau.
— Jimi… Ariel ! Je sens que j’ai le moral qui a tendance à glisser. Tu pourrais demander à mes implants-médics d’ajuster un tantinet tout ça?
Instantanément, je sens un grand bienêtre s’infiltrer dans toutes les parties de mon esprit et de mon corps. C’est redoutable ces implants-médics. Plus besoin de se droguer. Mouais, je dirais plutôt qu’il s’agit de la drogue idéale. En manque ? Allez hop, un p’tit shoot ! Heureusement qu’il y a les mentors pour éviter de tomber dans la dépendance. Et puis, peut-être tout simplement, les implants-médics éviteraient de diffuser le produit s’il pouvait en résulter une accoutumance.
Bon, pour l’instant, c’est efficace. Allons parfaire notre bronzage sur le pont !
Les heures s’écoulent doucement. Le Nisshin Maru suit un cap nord-nord-est. Une houle modérée nous permet d’avancer rapidement. Nous devrions atteindre Nazarettebanque dans quelques heures à peine. Sur la mer, le motif sans cesse changeant des vagues reste pareil à lui-même, si ce n’est le reflet du soleil dont le scintillement suit la lente course de ce dernier dans le ciel. D’après ce que j’ai entendu ce matin, nous virerons à l’est peu avant notre arrivée. Mon regard se perd au loin, quelque part entre la mer et le ciel, quelque part entre la Terre et l’infini. Cet infini vers lequel Nielle s’en est allée, cet infini d’où Vadina est revenue pour croiser mon chemin.
Un léger changement de régime dans les faibles vibrations que les moteurs induisent dans la coque m’extrait de ma torpeur. Serions-nous déjà en train de virer de bord ? Pourtant, le soleil est encore haut dans le ciel. Il glissait lentement sur bâbord, mais voilà soudain qu’il vient se positionner droit devant. Est-ce pour nous montrer la route à suivre ou au contraire une vaine tentative de nous barrer le passage ? Le navire change effectivement de cap, mais bizarrement, au lieu de nous diriger vers l’est, c’est au nord-ouest que vous virons. C’est bizarre, ça.
Le Nisshin Maru semble vouloir maintenir ce nouveau cap. De plus en plus intrigué, je décide de partir à la recherche d’une explication. Mon premier réflexe est de retourner dans ma cabine pour consulter sur le Réseau le plan de vol du navire. Non ! Plan de vol, c’est adapté à l’aviation, pas à la marine. Enfin, donc, consulter l’équivalent du plan de vol pour un bateau, quoi ! Mais avant même de quitter le pont, je réalise qu’il serait plus sympa et surtout meilleur pour ma socialisation que j’aille me renseigner directement là où les choses se passent, sur la passerelle. De l’extérieur, on y accède par un de ces escaliers si pentus que les marins les appellent à juste titre des échelles.
Une fois en haut, je frappe sur la vitre de la porte pour annoncer mon arrivée. De l’intérieur, Koulienne me fait signe d’entrer.
— Ah Bernard ! Quel plaisir de te voir enfin ici ! Tu n’y es jamais venu auparavant, n’est-ce pas ?
— Heu… Non, jamais ! C’est que je n’ai jamais eu de raisons particulières d’y venir.
— Tsss ! Comme s’il était nécessaire d’avoir une raison pour venir me rendre visite.
Je m’abstiens de répondre. Je me contente de jeter un oeil curieux sur les instruments de navigation. Ce poste de pilotage ne ressemble pas beaucoup à celui d’un navire de mon époque. On n’y voit nulle trace de barre, ni même d’un quelconque levier de transmission d’ordre vers la salle des machines. Mais il est vrai que ces accessoires avaient déjà disparu des grands bâtiments de la fin du 20e siècle. On n’y trouve pas non plus cette alignée de consoles remplies de boutons, de cadrans à aiguilles, voire de joysticks qui faisaient la fierté des commandants d’alors. Il y a juste un simple pupitre, perdu au milieu de la vaste salle, sur lequel sont fixés trois disques dorés surmontés chacun d’un hologramme dont je suis bien incapable d’interpréter les diagrammes affichés.
— Et alors, quelle est cette raison qui t’attire enfin en ces lieux ?
— Ben… Je suis étonné par le cap que nous suivons. Je croyais que nous nous dirigerions vers l’est pour aborder Nazarettebanque et j’ai l’impression que nous avons plutôt viré sur un cap nord-ouest.
— C’est bien le cas.
— Heu… Qu’est-ce qui est le cas ? Que nous devions virer à l’est ou que nous suivions un cap nord-ouest ?
— Les deux. Mais il a été décidé de renoncer à nous arrêter à Nazarettebanque. Nous nous rendrons directement aux Sèches Ailes.
— Ah bon ? Et pourquoi donc ?
— Le typhon a provoqué plus de dégâts qu’on ne le pensait aux installations portuaires de Nazret Bigouane. En particulier, un glissement de terrain sous-marin a partiellement comblé le chenal qui permettait de franchir la barrière de corail. Malgré notre faible tirant d’eau, nous ne sommes plus en mesure de l’emprunter. Et comme ce chenal n’est pas prioritaire dans les travaux de réparations, il ne sera à nouveau praticable que d’ici deux semaines. C’est bien trop long par rapport à notre programme.
— Et il n’y a pas d’autre moyen d’accoster ?
— On pourrait jeter l’ancre au large et utiliser des canots pour franchir la passe, mais les courants sont trop forts et les risques n’en valent pas la peine.
— On ne devait pas leur apporter des équipements scientifiques ?
— Oh ! Tu sais ! Ils ont actuellement d’autres chats à caresser que de faire joujou avec nos gadgets. Nous les déposerons lors de notre retour.
— OK ! Et on va alors naviguer longtemps avant de pouvoir mettre pied à terre ?
— Il faut compter environ huit jours en fonction des conditions météo.
— Huit jours ? Mais qu’est-ce que je suis venu foutre sur cette galère ? Et encore, s’il s’agissait d’une galère, je pourrais passer mon temps à ramer.
— Allez ! Ne fais pas cette tête ! Huit jours, ce n’est pas si terrible. Et puis, si vraiment tu t’ennuies à ce point, viens plus souvent ici, je te montrerai comment on fait pour diriger le navire.
Est-ce la proposition d’activité que me fait Koulienne ou la libération de quelques microgrammes d’une substance appropriée dans un coin précis de mon cerveau par mes implants-médics ? La perspective de passer encore une longue semaine sans toucher terre ne me parait soudain plus si insupportable.
— Tu as raison. Huit jours, ce n’est pas si long que ça en fait. Et puis, je dois avouer que d’ici, la vue est plus impressionnante. C’est toujours le même paysage mouillé à perte de vue, mais c’est comme de conduire un camion après des années passées au ras du sol dans une petite voiture, ça donne comme un certain sentiment de puissance.
— Ah ! Quel barbare tu fais !